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tome 1, Chapitre 1 « Fragments d'histoire » tome 1, Chapitre 1

« L'on raconte qu'un démon, le diable en personne, avait été fait prisonnier, jadis par un roi-sorcier, et qu'il était retenu dans les oubliettes d'un château. Des sceaux, des runes, des croix et des reliques l'empêcheraient de sortir. Mais ne s'est-on jamais posé la question de savoir pourquoi il en avait été ainsi ? »

Ces quelques notes, sorte de brouillon d'une ébauche d'histoire, je les ai retrouvées, couché sur un bout de papier à peine calciné, au milieu de l'appartement d'un ami, ravagé par un incendie. Dans mon dos, quelqu'un pose une main sur mon épaule. C'est un geste comme un autre, un réconfort bienvenu, même s'il m'en coûte de sortir de ma solitude.

— T'en veux une ? me glisse la présence en me tendant un paquet de cigarettes décati.

J'hésite. Un instant plus tard, une délicieuse fumée empoisonnée envahit mes poumons. Autour de nous s'agite une poignée de types en blancs ; ils ont déjà ramassé son cadavre. Enfin, ce qu'il en reste.

« Une cigarette mal éteinte », disent-ils. Comment pourrais-je avaler semblable explication ?

Un mégot ne provoquerait pas un incendie qui ne se serait cantonné qu'à son seul appartement, ou plus justement au salon de son appartement, alors que la brigade des sapeurs-pompiers se sera montrée incapable de le maîtriser. Les murs, comme le plafond, sont couverts d'une suie noire et grasse, mais ne présentent aucune trace de brûlures, non plus que les lattes vernies du parquet en acajou ; il n'a même pas fondu ou cloqué.

— Vous avez fini les enfants ?

Un à un les visages blancs se retournent vers nous.

— Encore cinq minutes et ce sera bon, rétorque l'un d'entre eux.

— Merci ! Une heure ça t'ira ?

Je recrache la fumée bleutée. Il manque ce petit accent de printemps dans son tabac ; mélange de violette et de fleurs de cerisier.

— Ouais. Ça devrait le faire.

L'atmosphère me paraît encore plus suffocante, sans doute parce qu'ils sont là : inutiles fourmis besogneuses qui rampent à quatre pattes sur le parquet. Ils ne trouveront rien. Enfin, si. Mais ils seront incapables de fournir la moindre explication ; une explication raisonnable, rationnelle, cela s'entend.

— C'est bon ! décrète quelqu'un. On remballe le matériel.

Bruit de cliquetis, raclement d'objets lourd sur le sol, claquement des chaussures en semelle caoutchouc, tout se mélange en une épouvantable cacophonie.

— Une heure, vraiment ? Pas plus ?

À vrai dire, est-ce que je sais où je pose les pieds ? Je me le demande.

— OK, deux... lui rétorqué-je d'une voix traînante.

— Merci, ajouté-je comme il rejoint le reste de son équipe.

Il lève une main en signe de compréhension, puis ferme la porte derrière lui. Je remarque sur le guéridon le trousseau de clés laissé à mon attention. Je souris, même si cela me contrarie, car cela signifie que j'ai encore contracté une nouvelle dette envers lui : commissaire Skätten de la BMI : Brigade des Mœurs Inexpliquées. C'est qu'il en a pris du galon depuis le temps. Derrière lui, la porte claque dans un bruit de métal fatigué. Je pousse un long soupir de soulagement. Un tour donné dans la serrure m'assure d'une solitude bienvenue ; plus de présence parasite ni de murmures intempestifs, seulement un silence bienveillant. Calme, j'écrase le mégot de cette mauvaise cigarette. Ne me parviennent plus, par les bouches d'aération, que les ronronnements d'une circulation rare. Les yeux fermés, je tente de me laisser pénétrer des sentiments et des émotions de la pièce. Mais non ! rien, je ne perçois rien, du moins sous ma forme actuelle. Découragée, peut-être frustrée, je quitte le salon incendié, pour me rendre dans sa chambre. Une odeur aigre de renfermé me saisit à la gorge dès que j'y mets le pied. Les volets sont tirés et la fenêtre n'a pas été ouverte depuis un long moment, si j'en juge par la couche de crasse accumulée. À l'intérieur, une immense armoire en chêne est calée contre le mur, tandis que sur le lit défait traîne son pyjama.

Depuis quand vis-tu ainsi ?

La question n'appelle aucune réponse, car nous ne nous parlons plus depuis des années, enfin jusqu'à aujourd'hui.

Étranges et ironiques circonstances. Il a fallu que tu sois mort pour que tu me donnes un signe de vie.

Cependant, l'heure n'est ni aux regrets ni au chagrin. Je suis ici pour un boulot, un boulot que je compte bien le mener jusqu'au bout. Encore une fois, je vérifie que toutes les portes sont fermées, les volets tirés. Par une fissure, j'aperçois un croissant de lune dans le ciel azur ; il est encore tôt.

Est-ce que deux heures ne seront pas de trop ?

L'odeur est là, presque imperceptible, même pour quelqu'un d'entraîné comme moi. Elle signe une présence dont je me serai volontiers gardée.

Anxieuse, je m'allonge sur le lit de mon ami. Au plafond, il a collé des gommettes dorées en forme d'étoiles.

Quel gamin, tu fais !

J'étends les bras au-dessus de mon visage. Dans mes mains, je tiens la feuille de papier que j'ai retrouvée égarée au coin de la vieille cheminée. Aucune trace de brûlures n'est visible, un peu de suie qui se sera déposée dessus, alors même qu'elle se trouvait à moins de deux mètres du foyer de l'incendie ; une anomalie de plus dans un tableau trop bien ordonné. À l'instar de cette tache que personne n'aura pu remarquer. Je ne leur jette cependant point la pierre, seuls les individus qui possèdent du sang de féerie y sont sensibles. D'un mauve presque noir, elle est une signature que je ne connais que trop, en plus d'assombrir encore peu plus mon humeur. De dépit, je plie la feuille, puis la range dans la poche intérieure de ma veste. Les mains derrière la tête je rumine. Un sentiment de défiance m'habite. L'on me guiderait vers ce que l'on désirerait que je visse, que l'on ne s'y prendrait pas d'une manière différente. Un sourire mauvais étire mes lèvres, je le sens qui s'agite, qui piaffe d'impatience.

Peut-être est-ce un piège, comme cela pourrait-être l'inverse ?

À moins que tout cela ne soit qu'un subterfuge pour dissimuler encore autre chose. Hélas, il existe en ce monde des créatures aux esprits plus tortueux que le labyrinthe de ce cher Dédale. La main portée à ma gourmette, j'entends sourdre la bête à mes oreilles. Les doigts suspendus au-dessus, j'hésite.

Est-ce bien nécessaire ? Il y a si longtemps que je la retiens enchaînée à ma chair.

Hélas, je crains de ne point avoir trop le choix si je souhaite élucider le meurtre de mon ami, car il s'agit de cela, à n'en point douter.


Texte publié par Diogene, 4 septembre 2017 à 13h23
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