Chapitre 3 : Jill
De près, la vieille bâtisse était encore plus sinistre. Jill n’aurait pourtant pas cru cela possible tandis que, ballotée par les cahots de la voiture sur la méchante route de terre, elle l’apercevait entre les arbres.
Elle éteignit le moteur de sa petite deux portes de location, en regrettant de n’avoir pas plutôt choisi un véhicule tout-terrain.
Après l’avion et l’hôtel, elle avait dû louer une voiture pour rejoindre le minuscule village où, pour une raison défiant toute logique, se trouvait installée l’étude du plus improbable notaire auquel elle ait jamais eu affaire.
C’était un immense vieillard chenu pourvu d’une barbe non moins immense qui lui mangeait presque tout le visage. Il s’était levé à son arrivée et l’avait littéralement prise dans ses bras pour lui présenter ses condoléances. Puis d’une voix de stentor il lui avait exposé la teneur de son héritage.
Une île. Une île avec un manoir dessus.
Sur le coup, elle n’avait pas su quoi répondre. Elle était venue dans l’idée de signer un papier de refus ou dieu sait comment ils appellent ça dans leur langue. Mais là… Ca méritait tout de même réflexion.
« - A dire vrai, ce n’est pas tout le temps une île. Il existe une route qui y mène, mais elle est submergée à marée haute. On pourrait donc dire que c’est des fois une île, et des fois une presqu’île, selon le niveau de la mer. C’est assez isolé mais très beau, vous verrez !
- Mais avec tout le respect que je vous dois, Maître, êtes-vous certain que je sois réellement légataire ?
L’idée l’avait soudain frappée dans l’avion. Peut-être avait-elle entrepris tout ce voyage pour rien.
- Je veux dire, après le décès de mes parents, il m’a clairement été stipulé que mon grand-père ne souhaitait pas me reconnaître. Il ne m’a pas adoptée.
- C’était inutile, puisque votre mère était sa seule héritière, et que vous êtes la sienne. Ça revient au même, comprenez-vous ?
Et il avait enchaîné, avec toujours la même amabilité teintée de condescendance, pour détailler toutes les étapes du processus administratif. Lequel commençait, termina-t-il, par un moment de recueillement auprès du défunt, puis par une visite de la propriété.
« - Allez rendre une dernière visite à votre cher grand-père, et si ça vous convient nous irons demain faire un tour là-bas. Il faut que je consulte l’horaire des marées, je vous rappellerai pour vous communiquer une heure.
Au fur et à mesure de ce long monologue, Jill avait commencé à se lasser de son ton de père-noël moralisateur. Elle n’avait pas l’intention de laisser quiconque la mener comme une jeune fille éplorée. Fût-ce le sosie du père Fouras.
- Je regrette, mais je n’ai aucune intention de rendre visite à qui que ce soit. En revanche, j’ai hâte de découvrir la maison de ma mère. Et seule, de préférence. Voudriez-vous me remettre les clés ?
Le notaire avait bougonné dans sa barbe amoureusement peignée avant d’obtempérer à contrecœur. Il lui avait noté sur un bout de papier l’adresse, et l’avait mise en garde à propos du caractère traître des marées montantes.
Elle avait compris l’avertissement en consultant le site de l’office de tourisme. Dans la journée, l’île n’était accessible en voiture que de quatorze à dix-huit heures. Passé ce délai, la route serait engloutie par les flots, et le demeurerait jusqu’à quatre heures du matin suivant.
Jill avait regardé sa montre : il n’était pas encore quatorze heures, et le passage semblait assez proche sur la carte. Elle n’avait de toutes manières pas l’intention de s’attarder. Elle ferait le tour des lieux, juste le temps de décider si la baraque méritait qu’elle y consacre quelques jours, ou si elle pouvait déjà demander au notaire de la mettre en vente.
Traverser cette bande de pierre bordée d’eau avait été plutôt angoissant. Mais pas plus que la vision de ce qui l’attendait au bout. Dressé sur son promontoire rocheux, le vieux manoir se dissimulait parmi les arbres. Tel une araignée noire, il attendait, immobile qu’une proie vienne se prendre dans sa toile d’eau et de sable.
De près, c’était encore pire. Les murs étaient de granit sombre et les fenêtres ne révélaient que l’obscurité. Un lierre desséché parcourait une partie de la façade comme un réseau de veines sur la face de ces horribles cadavres momifiés du musée d’anatomie.
Qui pouvait avoir envie de vivre ici ?
Jill claqua la portière. Le bruit la fit presque sursauter tant le silence était pesant. Il écrasait tout, malgré le doux ressac de l’océan et la belle lumière du soleil.
Inconsciemment, elle commença à avance à pas feutrés, avant de prendre conscience du ridicule de la situation. Ce n’était qu’une vieille baraque vide et sordide. Relevant le menton, elle reprit une démarche normale, faisant même volontairement claquer ses pas.
Le jardin était inexistant, et la végétation poussait librement malgré une terre rongée par le sel marin. Tout bien pesé, le coin était plutôt joli. Bien mis en valeur, il pourrait même se révéler enchanteur.
Le mieux ce serait de tout raser. Je pourrais faire construire un hôtel de luxe et me reconvertir, qui sait ?
Ou alors on transforme cette horreur en parc à thème. L’île de la flippe, un truc du genre…
Ses lèvres s’étirèrent entre sourire et grimace.
L’antique porte d’entrée devait bien peser une tonne, pourtant elle s’ouvrit sans un bruit, et Jill en fut presque déçue.
Elle tâtonna un instant avant de trouver l’interrupteur. Dieu merci l’électricité n’avait pas encore été coupée. Elle s’était munie d’une lampe-torche au cas où, mais ça aurait été bien plus pénible.
L’intérieur était vieux et mal entretenu. Le papier peint était déchiré et tâché d’humidité, et la moitié au moins des ampoules ne fonctionnaient plus. Faisant le tour des pièces du rez-de chaussée, Jill s’employa à écarter les lourdes tentures qui occultaient totalement la lumière du jour. Elles étaient couvertes de poussière, et pas moyen d’ouvrir les fenêtres dont le bois gonflé et blanchi était encroûté de sel.
On aurait pu croire que la maison était inhabitée depuis des années. Pourtant la cuisine était propre, avec encore des assiettes dans l’égouttoir. Le frigo ronronnait et était bien garni.
Sur la table du salon une note avait été laissée bien en vue, avec les coordonnées d’une Madame Dubois, qui disait être l’infirmière personnelle du regretté Monsieur Trenton. Jill la glissa dans son sac à main. Elle fit rapidement de nouveau le tour des pièces. La plupart étaient inutilisées depuis des lustres, et une couche de poussière remarquablement uniforme recouvrait les meubles décrépits.
Aucun bibelot ou objet personnel ne venait troubler la monotone austérité des lieux. Les murs étaient ornés de tableaux qui n’auraient même pas été retenus pour décorer une boîte de chocolats.
Tout ceci n’avait aucun intérêt. Restaient le premier étage et le grenier, si on en croyait ce que lui avait lu le notaire.
Elle commença à gravir l’escalier monumental. Malgré son âge avancé qui le faisait grincer à chacun de ses pas, c’était un splendide ouvrage de menuiserie. Il était flanqué de deux larges rambardes de bois sombre dont la main-courante était aussi lisse qu’un miroir.
Sur le palier, Jill alluma un instant sa torche pour trouver l’interrupteur. Un vaste couloir s’étendait devant elle. Il était très richement décoré et deux lustres de cristal dont chaque ampoule était intacte l’illuminaient. L’ensemble offrait un contraste frappant avec le rez-de chaussée.
De part et d’autre, des portes et bois sombre rehaussé de dorures alternaient avec des tableaux remarquables d’intensité. D’autant que les thèmes étaient toujours funestes. Naufrages, massacres, incendies, il y avait même une sorcière sur son bûcher.
L’île de l’angoisse. Même pas besoin de refaire la déco.
Une odeur familière lui parvenait. Un cocktail de désinfectants sur fond de remugles humains. Le parfum de l’hôpital. La chambre du maître des lieux était probablement derrière la toute première porte. Soudain glacée, Jill prit une grande inspiration avant d’actionner la poignée et d’ouvrir la porte en grand d’un coup de pied.
Ses yeux s’écarquillèrent, et elle demeura un instant comme pétrifiée, saisie de stupeur. Au centre trônait un lit médicalisé électrique standard, avec ses draps immaculés. Il était entouré d’une grande quantité de meubles et appareils médicaux dernier cri. Dans le fond une massive armoire à vêtements avait été reconvertie en armoire à pharmacie démesurée.
Mais c’étaient les murs qui avaient retenu son attention. On avait arraché le papier peint et barbouillé en ce qui semblait bien être du sang de larges signes kabbalistiques, ou quel que soit le nom qu’on leur prêtait. Elle reconnaissait des pentacles et des étoiles à six branches, mais le reste était un fatras incompréhensible qui semblait tout droit sorti du petit traité de magie noire pour les nuls.
Finalement, c’était peut-être une bonne chose que je ne grandisse pas ici.
Depuis combien de temps le vieil homme vivait-il seul sur ce caillou, avec pour seule compagnie une infirmière ?
Il récolte ce qu’il a semé.
Jill aurait voulu se réjouir à cette pensée. Mais c’était plutôt l’amertume et le regret qui l’emplissaient. Regret de ce qui aurait pu être et n’avait pas été. Dans une autre réalité, cette vieille bicoque aurait fait une maison de vacances géniale pour une autre famille que la sienne. Elle aurait pu grandir au bord de la mer.
Tout ça, c’est lui qui l’a voulu.
De son enfance, elle ne conservait que quelques images éparses. Mais en y repensant des années plus tard, elle avait compris que ce que si ses parents ne parlaient devant elle que de vacances et d’aventures, ils avaient surtout beaucoup déménagé, et la plupart du temps écumé les hôtels miteux.
Elle s’était alors demandé si ses parents n’avaient pas en réalité passé leurs dernières années à fuir et se cacher de quelque chose. S’ils avaient été des criminels, elle l’aurait appris tôt ou tard. Ils devaient donc fuir un danger, une personne ou un groupe de personnes qui voulaient leur nuire. Son grand-père ? Au vu du personnage, l’hypothèse devenait chaque instant plus plausible.
Aurait-il pu assassiner sa propre fille et son mari ?
Côté déco, je pourrais tout aussi bien être la petite fille du comte Dracula.
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