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 Chapitre 2 : Servus

« Onze bouteilles de bière sur un mur. Si l’une de ces bouteilles de bière se casse, il ne rest’ra que dix bouteilles de bière sur le mur. »

Servus ânonnait d’une voix si basse que lui seul pouvait l’entendre. Il ne comprenait pas le sens de cette comptine, mais elle lui plaisait. Elle avait quelque chose de comique. Il s’ennuyait, mais l’ennui était une bénédiction dans son échelle de valeurs. Deux jours entiers qu’on le laissait tranquille. C’était inespéré, mais éveillait sa méfiance.

Cela faisait plusieurs heures que le soleil s’était levé. Il ne pouvait le voir, bien entendu, mais il le sentait, avec autant de clarté qu’il sentait le froid sur sa peau nue et le fer des chaînes mordant ses poignets. Pourtant la demeure restait silencieuse. Non qu’elle déborde d’animation en temps normal, mais à cette heure Anna aurait dû être arrivée depuis longtemps.

Du fond de sa prison, Servus ne voyait rien, mais entendait parfois quelques bruits, comme la clochette de la porte d’entrée ou les pas du vieil homme dans sa chambre, et parfois l’écho étouffé d’une conversation. Il connaissait les habitudes et les rythmes de la maisonnée. Ce silence était anormal.

La veille, il y avait eu du monde, une animation très inhabituelle si on considère qu’il n’y avait eu aucun visiteur depuis plus d’une décennie. Le vieil homme traitait ses affaires par téléphone uniquement. Et Anna s’occupait seule de la maison, faisant office de gouvernante autant que d’infirmière.

Se pourrait-il que le maître soit mort ? Servus joua un instant avec cette idée. Il se souvenait de l’époque où il était libre. De l’époque où il s’élevait dans l’azur jusqu’à se noyer dans le soleil. Où il filait à la cime des arbres, la pluie lui griffant le visage. Où il était sauvage.

Bah. Il chassa cette pensée d’un sourire mauvais. Si le vieux était mort, Servus n’en était pas libre pour autant. Mais il avait une chance. Mince, mais réelle. Il allait y avoir de l’action.

Oh oui ! Les vautours savaient depuis longtemps que le vieux sorcier n’en n’avait plus pour très longtemps. Et ils allaient tous se ruer sur sa dépouille encore fumante. Piller ses plus précieux trésors, et surtout, le plus précieux de tous.

Moi.

Pour la plupart, ils ignorent tout de ma nature. Ils savent juste que le vieux fait chanter la moitié des gens importants de ce monde, eux compris. Ils veulent mettre la main sur ses bases de données et ce qu’ils croient sans doute être un vaste réseau d’informateurs. Ou un petit génie de l’informatique.

Servus sourit à cette idée.

Les autres sont les plus dangereux. Eux savent comment m’atteindre. Et ce seront sans doute les premiers dans la course.

Combien de temps ça va leur prendre ? Un jour, deux ? Une semaine si le vieux s’est bien débrouillé. Impossible de le prédire. Le mieux est de rester sur mes gardes. Il n’y aura pas d’autre chance avant un moment.

Il passa le reste de la journée à échafauder des plans. Une occupation des plus agréables. La faim, et la soif surtout, le tenaillaient, ainsi que de nombreuses blessures plus ou moins fraîches et plus ou moins profondes, mais il tâchait de ne pas y prêter attention.

Vint la nuit, puis le jour suivant. Il ne dormait que par à-coups, sans cesse réveillé par la moindre sensation, le moindre frémissement de l’air. Sa gorge était sèche comme du papier de verre, mais il gardait ses muscles souples. La clef de ses entraves était pendue sur le mur à gauche de la porte. C’était l’objet le plus important de l’univers.

« Une bouteille de bière sur le mur. » Il grimaça. Mauvaise idée.