Theresa Lewell avait décidé de s’arrêter dans une petite auberge sur le chemin du retour. La bâtisse de pierre sur deux étages n’avait rien d’extravagant, mais possédait ce charme anglo-saxon qu'elle appréciait. Elle avança doucement le long du petit chemin pavé. À gauche et à droite, un jardin mal entretenu laissait la flore reprendre ses droits. Il n’y avait que peu de fleurs en cette fin d’été humide et cela attrista la mère de famille. Elle se concentra et claqua son majeur et son pouce. L’air ondula au-dessus de l’herbe verte qui l’entourait, à l'image de ces illusions d’optique en plein désert.
Soudain, le sol et les buissons se mirent à fleurir. Des boutons apparurent et s’ouvrirent en une farandole colorée. Roses, dahlias, tournesols et coquelicots s’épanouirent vers les faibles rayons du soleil avant de se dissoudre dans la brise. L’illusion de Theresa disparut aussi rapidement qu’elle fut créée, la laissant immobile et souriante. Elle continua sa route et poussa la porte de bois verni de l’auberge.
L’intérieur était bien plus sombre qu’elle ne l’espérait, mais le lieu n’était pas dénué de charme. Des petites tables de bois rondes étaient installées à intervalle régulier. Quelques personnes étaient déjà attablées, assises sur des chaises probablement faites du même arbre. Dans le fond, une baie vitrée offrait une vision enchanteresse sur un jardin à l’anglaise dans lequel trônait une fontaine antique.
Theresa admira la pièce qui lui rappelait sa jeunesse et les galanteries de sa cour. Une petite femme aux cheveux grisonnants coupés à la garçonne s’approcha sans un bruit.
— Désirez-vous prendre un petit-déjeuner ? lui demanda-t-elle poliment.
— Oui, s’il vous plaît.
— Pour une personne ?
Theresa acquiesça et l’hôtesse l’invita à la suivre. Elle la conduisit à travers la pièce d’un pas rapide et lui indiqua une table près de la baie vitrée avant de lui tendre un menu rédigé sur une feuille de parchemin.
—Je prendrais juste un thé. Votre spécialité si cela est possible, commanda Theresa de sa voix douce.
¬—C’est comme si c’était fait !
L’hôtesse s’éloigna et disparut derrière une porte battante que Theresa n’avait pas remarquée plus tôt.
L’illusionniste tira son téléphone portable de sa poche et composa un numéro.
—Tom ? C'est moi. J'ai déposé Carter.
—Tout s'est bien passé ? Il était pas trop stressé ? lui répondit son mari d'une voix profonde
—Tu le connais, il n'est jamais très bavard.
—Oui, c'est vrai. J'espère que tout se passera bien. Tu es en chemin pour rentrer ?
—Je me suis arrêtée pour boire un thé. Je serais de retour dans début d'après-midi.
—Okay. On se voit ce soir.
—C'est ça. Je t'aime Tom.
—Je t'aime aussi Titi. Et ne t'inquiètes pas. Carter va très bien s'en sortir, j'en suis certain.
—Je l'espère, termina Theresa avant de raccrocher.
Theresa essuya la larme solitaire qui coulait sur sa joue et reporta son attention sur le jardin. Son cœur était heureux pour son fils, mais elle avait du mal à se dire qu’elle ne le reverrait peut-être pas avant quelques années.
Les étudiants du programme MAGUS n’avaient pas le loisir de prendre des vacances pour rentrer dans leur famille, même si cela était autorisé pour la période de l’équinoxe ou dans le cas du décès d’un proche. Il s’agissait d’une formation intensive aussi bien théorique que pratique, entrecoupée de stages sur le terrain pour les préparer au monde professionnel.
Son esprit vagabonda, se questionnant sur les capacités de Carter à s’adapter à ce nouvel univers. Elle l’imaginait se faire des amis avec qui il pourrait partager ses doutes et ses peurs. Des concurrents, peut-être, qui le pousseraient à toujours faire de son mieux. Il était même possible qu’il rencontre l’amour et qu’à son retour, il leur annonce qu’il souhaitait quitter le cocon familial pour vivre avec son âme sœur.
Ou peut-être qu’il ne reviendrait jamais. Peut-être que comme Lisa, le programme MAGUS se révélerait être une épreuve qu’il ne pourrait supporter. Une vague de tristese la submergea, engendrée par l'image de sa soeur dans son esprit. Aînée de leur fratrie, Lisa était une magicienne extraordinaire.
Ainsi, c'était sans surprise qu'elle avait reçu le courrier l’invitant à parfaire sa formation. Lisa avait été si heureuse d'apprendre qu’elle aurait la chance de devenir Archimage. Elle avait sauté sur place et prit Theresa dans ses bras, pleurant et riant à la fois.
Un beau matin, deux ans après le départ de Lisa, un homme était venu se présenter à leur porte. Theresa n’avait que seize ans et pensait revoir sa soeur. Pour cette raison, elle n’avait pas tout de suite compris qu'il y avait eu un accident. Le pouvoir de Lisa, trop grand et volatile, lui avait échappé lors d’une épreuve pratique.
Quand Theresa avait vu la statue de cristal qui était autrefois sa sœur, elle ne comprenait toujours pas qu’elle ne la verrait plus. Le mage, et ses parents par la suite, lui expliquèrent que la cristallisation était ce qui arrivait aux magiciens consumés par la magie qui les habitait.
Depuis ce jour, Theresa était terrifiée par ses propres capacités. Elle les avait bridé et renié jusqu’à n’en utiliser qu’un simulacre. L’art de l’illusion était utile, mais ne puisait que dans une réserve constamment limitée.
Beaucoup jugeait cette discipline sans intérêt et c’est pour cette raison qu’elle était principalement utilisée dans l’univers du divertissement. Le cinéma l’utilisait par exemple pour créer des décors plus vrais que nature. D’une certaine manière, les illusionnistes remplaçaient désormais les images de synthèse. Et à vrai dire, il était beaucoup plus rentable de payer un magicien comme un autre technicien de l’audiovisuel plutôt qu’avoir recours à des procédés plus coûteux.
—Votre thé, Madame. Menthe fraîche du jardin et touche de camomille. La spécialité de la maison, lui annonça l’hôtesse en déposant sa tasse et une théière fumante devant elle.
—Merci beaucoup.
L’hôtesse lui offrit un regard compatissant avant de se tourner vers une autre table. Theresa se servit une tasse et se délecta de l’odeur végétale qui remontait jusqu’à ses narines.
Une part de ses soucis sembla s’envoler en même temps que les volutes de vapeurs. Cependant, elle ne pouvait pas se départir de cette peur dans le creux de son ventre. Elle imaginait déjà l’homme sur le pas de sa porte et le corps cristallisé de Carter. Non ! Elle refusait de croire que son fils subirait le même sort que sa sœur. Il n’avait pas le même orgueil et probablement pas la même nature magique.
Theresa savait se complaire dans un mensonge. Carter était bien plus puissant qu’il ne l’imaginait et elle le savait depuis qu’elle l’avait serré pour la première fois dans ses bras. Cela expliquait pourquoi elle ne l’avait jamais forcé à pratiquer et l'avait laisser vivre le plus normalement possible. Bien sûr, il n’avait jamais cherché à en savoir plus. Comme s’il se doutait qu’il y avait une raison derrière ces omissions volontaires, il s’était toujours satisfait d’être un jeune homme comme les autres.
Theresa porta la tasse à ses lèvres et en bu une gorgée. Le liquide chaud glissa dans sa gorge et s’épanouit au niveau de son plexus.
Une violente quinte de toux s'empara d'elle. Les larmes lui montèrent aux yeux alors qu’elle cherchait à reprendre son souffle. Rien à faire ! Elle ne pouvait plus respirer. Sa toux s’intensifia, si bien qu’elle récupéra la serviette sur la table. De l’eau s'échappa de sa bouche ; liquide sombre et poisseux à des années lumières du thé délicieux.
Les visages se tournèrent vers elle et l’hôtesse se positionna à son chevet, lui parlant sans que Theresa ne puisse l’entendre.
Sa vision s’embruma alors que la panique la gagnait peu à peu. Et puis plus rien. Theresa respira de nouveau normalement, comme si cette mésaventure n’avait été qu’un mauvais rêve. Pourtant, l'impression qu'elle était sur le point de se noyer incrusta son esprit. C’était comme si elle avait plongé la tête la première dans sa tasse de thé et s’était laissée couler vers le fond.
—Et bien, ma fille, vous m’avez fait une de ces frayeurs ! lui lança l’hôtesse.
—Je vais bien… J’ai dû avaler de travers, la rassura Theresa d’une voix légèrement enrouée.
L’hôtesse la dévisagea un instant, mais n’ajouta rien. Elle se détourna, non sans jeter un dernier regard dans sa direction.
Theresa voulut se saisir de sa tasse de thé, mais sa main tremblait encore. Elle n’avait aucune idée de ce qui venait de se passer. Tout ce qu’elle avait senti était cette signature si familière. Cette impression que la pièce se remplissait d’une eau glacée et turbulente.
—Carter… Murmura-t-elle alors, certaine d'avoir senti la magie de son fils.
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