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I

La secrétaire coupait du papier. Elle avait un coupe-papier joliment stylisé avec un manche en plaqué or, et le papier avait à peu de choses près la même couleur. Cela devait faire des années qu’elle officiait au bureau des déclarations pour projets nautiques.

« Donc, si j’ai bien compris, dit-elle à l’homme en face de lui, vous voulez homologuer un trois-mâts et vous comptez le faire demain ?

— Exactement, madame. Et maintenant…

— Tâtatata. Vous aviez construit le bateau, mais l’administration demande des preuves quant à sa possession, sa fabrication, la nature de sa cargaison, la nature de son équipage, la qualité du bois, la qualité des voiles, l’installation d’un ascenseur mécanique de la sainte-barbe au pont pour les personnes handicapées, l’installation d’un dispositif alchimique anti-incendie, la détention des assurances scorbut, blessures de combat et petite vérole, la conformité aux normes de la barre et de la vigie, le contrôle du quota maximum de rats que peut contenir une cale pour entretenir un hygiène correct, l’inondabilité du terrain, la disposition de la planche et cas de supplication, le payement de l’impôt sur les quêtes au trésor ainsi que la taxe des dédommagements en cas de mutinerie, les dimensions de la coque afin de se pas gêner les espèces marines en voie de disparition, l’affichage public de la répression contre le rhum et de la protection des marsouins chevaleresques (menacés d’extinction), l’entretien des canons, le taux de carbone contenu dans le vernis du plancher et enfin l’existence du bateau lui-même.

— Rassurez-vous, répondit l’homme, pour ce qui est de l’inondabilité du terrain, je crois que je m’en rendrais compte assez vite, si ce terrain en question c’est la mer.

— Très drôle, monsieur, dit-elle en coupant encore du papier. Voyez-vous, à notre époque, il est élémentaire de prendre des mesures pour le bien-être des marins et de la faune et de la flore aquatiques. Nous ne sommes plus à l’époque des terribles pirates et boucaniers, comprenez.

— Exactement. À présent, ce sont les corsaires qui s’entretuent.

— Oui, sauf qu’au moins eux se voient reverser des indemnités salariales. (Elle coupa encore un morceau de papier.) De toute manière, j’ai remarqué la quête que vous tentez d’accomplir… L’émeraude de la princesse Shinshilla, n’est-ce pas ?

— Oui, madame. Un petit trésor, mais ô combien légendaire.

— Abandonnez cette quête, capitaine Sophonie. Vous savez comme moi que le roi l’a interdite.

— Eh bien dans ce cas, je suis au regret de vous annoncer que je vais devenir pirate.

— En êtes-vous sûr ? (L’éclat du coupe-papier brilla dans la pénombre de la pièce. Une belle lame, un peu émoussée au fil des ans, mais d’un tranchant extraordinairement fin.) Je ne vous le conseille pas.

— Je sais parfaitement ce que je fais, madame la secrétaire. Et croyez-moi, j’ai connu des passes bien pires que celle-ci.

— Oh, vous allez me raconter comment vous avez combattu à un contre cinquante dans la crique des Squelettes Maudits de la Damnation Éternelle de la Terreur Absolue, entouré de plusieurs requins blancs et de quelques monstres marins, ou quelque chose du genre ?

— Oh, non, madame la secrétaire. (Son mystérieux visage couturé de cicatrices se plissa, remémorant d’anciennes batailles dont on a perdu le nom, des voyages terrifiants tombés dans l’oubli, des massacres sans nom car il n’y avait pas eu de survivants pour les baptiser.) J’ai connu bien pire que des requins blancs, des pirates fantômes ou des monstres marins.

— Et qu’avez-vous connu, alors ? »

Il y eut un long silence. Le capitaine Sophonie alluma sa pipe et tourna son regard vers un point imprécis de l’unique fenêtre de l’endroit. Dehors, la nuit venait de tomber sur le petit village de Port-Réac. Les tavernes grouillaient, avec leurs assassins, leurs coupeurs de bourse, leurs agresseurs, leurs drôles de filles, leurs soudards, leurs passagers clandestins, leurs chanteurs de rauque et leurs monstres d’antipathie. Il poussa un long soupir avant de se relever et de dire d’une voix éteinte :

« J’ai connu des hommes. »

*

« Prends ça dans ta tronche, raclure !

— Je t’en foutrais, moi d’la bière, fils de sirène ! »

Alors que la troisième bataille de la soirée éclatait à neuf heures du soir, le barman profitait de cette soirée tranquille pour essuyer son cinquième service de verres. Tout autour de lui, les corsaires et flibustiers se bagarraient joyeusement, faisant voler les chopes, les dents, et de temps à autre, les tables. Sentant une dague frôler son oreille de deux millimètres, il décida de s’attaquer aux assiettes de porcelaine au cas où viendrait messire le duc. Il bâilla tout en donnant un coup de talon dans le visage de l’assassin qui avançait en rampant derrière lui et songea alors qu’une flaque de rhum rencontrait accidentellement un briquet allumé que c’était tout de même un foutu métier. À côté de lui, son fils Robert, un petit gringalet de quatorze ans, prenait les commandes en souriant comme un requin-pèlerin.

« Plus d’assurance, fiston, bon sang ! cria le barman en lançant une fourchette dans l’œil du sorcier qui tentait d’invoquer un mauvais génie.

— Je fais de mon mieux, papa !

— Allez, vas-y, demande au monsieur ce qu’il veut.

— Ce sera un cocktail de corococo, de rhum ultra-brut, de vodka et de poudre à canon. Lésinez pas sur la poudre à canon.

— Ne vous en faites pas, monsieur, nous ne négligeons jamais notre clientèle ! (Au même moment, les poutres craquèrent : un locataire des chambres venait de traverser le plancher.)

— Je vois ça, en effet. (Le marin prit sa chope et la but d’une traite.) Une autre.

— Mauvaise journée, hein ? fit le barman alors qu’un type pris de folie essayait d’assommer tout le monde avec l’abreuvoir.

— Exactement. Problème d’homologation. Vous connaissez l’émeraude de la princesse Shinshilla ? »

Le barman hocha sa figure rougeaude. La princesse Shinshilla, femme dans plusieurs harems, célèbre danseuse exotique et poseuse dans de nombreux nus, actrice de légende pour ses pièces formellement interdites par l’Église, prêtresse de différents cultes bizarres prônant une transcendance cosmique sur des coussins très moelleux avec des substances bizarres, atteinte de nymphomanie et malheureusement morte 5 000 ans trop tôt, était l’une des souveraines de ces sympathiques pays du sud aux parfums envoûtants, aux épices merveilleuses et aux monstres dévoreurs d’enfants. Selon la légende, à sa mort, le prince Mekel Podvash avait recueilli la splendeur de ses yeux pour les mettre dans des émeraudes. Soit dit en passant, selon une version apocryphe, c’était elle qui avait recueilli son hémoglobine pour en faire un rubis, mais il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte non plus.

« Ouais, l’émeraude de la princesse Shinshilla. Défendu d’en parler, vous savez, ça ?

— La quête est interdite depuis qu’elle a déclenché la Guerre des Sultans Noirs. Mais Stanley et Rollingstone l’auraient ramenée dans le coin à ce qu’il paraît.

— Des légendes, tout ça.

— À votre place, j’y ferais gaffe. Elle aurait été déposée aux alentours de Port-Réac, et depuis pas mal de gens prétendent l’avoir vue…

— Peu importe. Mon navire partira à l’aube comme prévu, sous le pavillon noir. Mon équipage attend ça depuis des mois.

— Le pavillon noir ? s’écria Robert, soudain piqué d’intérêt.

— À présent, si ça ne vous fait rien… Je dois leur faire un petit discours. »

Et il quitta la taverne alors qu’un baril de poudre explosait derrière lui.

« Drôle de type, hein ? fit le barman en terminant la porcelaine fine.

— Il a dit qu’il était un pirate, dit Robert. Je veux le voir !

— Fais comme tu veux, gamin, mais reviens-moi avec tous tes doigts. »

Son fils enjamba les morceaux de cadavre, fou d’enthousiasme, pour se ruer vers l’extérieur. Pendant ce temps, la serveuse se plaignait qu’elle allait devoir encore passer le balai.

*

Le capitaine Sophonie entra dans la salle des banquets de son trois-mâts. Tout le monde était là : Émile Écus, le trésorier et quartier-maître ; Fiona Varice, le second ; le vieux Peng, aveugle, estropié, mutilé, couvert de cicatrices et atteint de vingt-sept maladies différentes, mais qui faisait bien comme décoration ; le vigie Rouette, Emma Quereau, la cuisinière, et les triplés de Belville comme mercenaires, accompagnés de l’armurier Phil Delépée et du savant émérite Alexandre Decanon. Ce soir serait un soir décisif ; encore une fois ils devraient sans doute faire face au terrible Ivan le Sanguinaire ; encore une fois ils partiraient à la recherche d’un trésor ; encore une fois ils réussiraient. Ou ils perdraient. Et le capitaine Sophonie avait vu autant de victoires éclatantes que d’échecs cruciaux.

« Te voilà enfin, fit Émile Écus.

— Capitaine ! Argnh, cria Fiona Varice en lançant un poignard sur le jeu de fléchettes.

— Ah, enfin toi, Sopho, hé hé hé, dit le vieux Peng en buvant sa troisième bouteille.

— J’espè’e qu’on ne se ’et’ouve’a pas enco’e avec ceux qui nous ont fait couler, dit Rouette qui se curait les ongles avec un sabre rouillé. Ça va fai’e la cinquième fois.

— Ah, capitaine ! brailla Emma Quereau. Combien de fois j’ai dû dire à vos hommes de s’essuyer les pieds avant d’entrer dans MA cuisine !

— Hin hin hin, ricana un des triplés de Belville.

— Hin hin hin, renchérit le second.

— …, fit le troisième.

— Nous ne vous attendions plus, dit Delépée en rehaussant ses binocles.

— C’est dommage, commença Decanon, j’avais fait une expérience remarquable sur l’acide et les projeteurs qui… »

Le capitaine Sophonie remarqua alors l’anomalie que présentait le plafond.

« Très bien, Alexandre, si vous aimez qu’il vous pleuve dessus quand vous mangez, vous avez eu une idée remarquable.

— … qui ne vous aurait pas plu, en fait, reconnut Alexandre Decanon en baissant le tête, honteux.

— Je suis pour que l’on condamne à la planche ce damné savant, dit Fiona en lançant un autre poignard sur la cible. Argnh ! »

Le capitaine toussota et se leva son verre.

« Camarades ! Demain, six heures, nous partirons de Port-Réac pour les Terres de l’Extrême-Sud. Nous serons à nouveau pirates et non plus corsaires.

— Comme au bon vieux temps, hé hé hé, fit le vieux Peng en buvant la dernière bouteille.

— Je confirme. Argnh !

— Ça va nous plaire, hin hin hin, dit le premier des triplés de Belville.

— Oh ça pour sûr, hin hin hin ! renchérit le deuxième.

— …, fit à nouveau le dernier.

— Nous sommes donc embarqués dans une quête illicite, c’est pourquoi nous en profiterons pour distribuer la cargaison de marie-jeanne. Je ne vous cache pas mon appréhension face à Ivan le Sanguinaire ; ni ma peur de me retrouver avec de nouveaux ennemis ; ni mon impression constante que nous avons un traître à l’intérieur de ce galion ; ni que les vivres risquent de manquer ; ni que le roi nous en voudra très sûrement de ne rien lui reverser ; ni que les trombes et cyclones seront légion…

— C’est ça le plus marrant, hé hé hé, dit le vieux Peng en se servant au tonneau.

— … ni que nous serons confrontés à des peuplades cannibales ; ni que l’hygiène du bateau laisse à désirer ; ni que Decanon pratiquera une ou deux expériences de trop ; ni que Emma Quereau a déclaré la mort à tous ceux qui lui abîmeraient un de ses ustensiles de cuisine…

— Un de ses PRÉCIEUX ustensiles de cuisine, rectifia Emma Quereau.

— … ni que nous avons de fortes chances d’être aspirés par des lames de fond ; ni que des sorciers nous chercheront sans doute du mal ; ni que…

— Ouais bon, ab’ège, dit Rouette qui était passé aux ongles d’orteil entretemps.

— Bref, s’il y en a parmi vous qui veulent partir, qu’ils le disent et le fassent maintenant. »

Un grand silence retentit, seulement entrecoupé de quelques « Argnh », de « Hé hé hé » et de « Hin hin hin ». Alors le capitaine esquissa enfin un sourire édenté et clama :

« Alors je déclare cette quête OUVERTE ! »

Les marins éclatèrent de joie. Le vieux Peng en lâcha même son verre alors qu’il terminait le tonneau et les de Belville se mirent à danser sur la table. En un clin d’œils, les soûlards dévastèrent les victuailles et se mirent à chanter en chœur le vieil hymne de l’équipage :

Il était un petit navire, navire, navire

Avec un capitaine barbon, barbon, barbon

Qui avait un grand-mât bien long, bien long, bien long

Pour le meilleur et pour le pire, le pire, le pire

Il avait un canon peu économe, conome, conome

Yo-hooo ! Et une bouteille de rhum !

Un jour qu’une belle moussaillonne, saillonne, saillonne

Vérifiait son artillerie, yeurie, yeurie

L’bateau tangua et la bichonne, bichonne, bichonne

Dans la figure les boulets s’prit, l’esprit, l’esprit

Et lui est tombé dans les pommes, les pommes, les pommes

Yo-hoo ! Et une bouteille de rhum !

Tout le monde a rigolé, golé, golé !

La morale de cette histoire, histoire, histoire

C’est que moi l’ours mal léché, léché, léché

J’veux d’l’alcool de gradé boire, déboire, déboire

Avec de cette bière à la gomme, la gomme, la gomme

Yo-hoo ! Et une bouteille de rhum !

II

Les festivités se prolongèrent et le capitaine Sophonie sortit de son galion avant que le dessert ne soit fini. De toute manière, ses compères roulaient déjà sous la table et personne ne se rendrait compte de son absence. Il valait mieux d’ailleurs.

Après avoir traversé quelques ruelles obscures, il se rendit enfin là où on lui avait posé rendez-vous. La femme qui l’attendait là avec ses magnifiques cheveux roux et son air espiègle aurait très bien pu être la moussaillonne de la chanson. Sauf qu’en ce moment, elle faisait des moulinets avec une épée dans la main et qu’elle buvait de la bière adossée à un mur.

« Alors, Sophonie ?

— Je suis là, Séraphine. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— Oh, des choses et d’autres… (Elle lui adressa un sourire minaud.) Tu n’as pas changé d’avis, sur…

— Non, Séraphine, je n’ai pas envie d’avoir de nouveau une femme. Trouve-toi un autre homme.

— Dommage, dommage… Je suis donc si laide par rapport à Fiona ?

— Vas droit au but, ma jolie. Tu m’as dit de venir pour QUOI ? »

Séraphine but lentement une nouvelle gorgée de bière.

« Pour te dire qu’il y a des gens qui veulent te tuer.

— Et qui, exactement ?

— J’en ai aucune idée. Et je suppose que tu sais qu’il y a un traître dans ton équipage.

— Bien sûr. Selon toi, c’est qui ?

— Aucune idée. Garde-les à l’œil, quoi qu’il arrive.

— Bien. Si c’est tout ce que tu as à me dire…

— Non. Autre chose : je suis persuadée que l’émeraude ne se trouve pas dans le sud.

— Tu dis ça pour me faire rester au port.

— Non. D’après la rumeur, elle aurait atterri chez l’orfèvre du village.

— Je ne me fie pas à ça.

— Mais l’orfèvre avait bel et bien eu une émeraude à une époque. Magnifique, seulement il l’a vendue à quelqu’un d’autre. Tu devrais aller le voir.

— J’en prends note.

— Attends ! Tu veux un peu de bière ? »

Sophonie secoua la tête. Séraphine sourit.

« Un jour je finirais par t’avoir, mon beau pirate… »

Le capitaine lui tourna le dos et partit vers l’hôtel où se trouvaient ses affaires. Il sentit que quelque chose autour de lui n’allait pas. L’idée qu’un loup-garou pouvait sortir de n’importe quelle ombre le caressa. Il se rassura en maudissant sa paranoïa depuis que sa femme était morte et reprit son chemin d’un pas plus léger et tranquille.

Et l’assassin bondit.

*

Après avoir vérifié que tous les autre étaient ivres morts (seul le capitaine, curieusement, manquait à l’appel), Écus entra dans le bureau de Decanon au deuxième pont. Il y avait là toutes sortes de potions, de traités, de cartes, de récipients, et même un dragonnet qui somnolait dans un coin. Et Decanon avait quelque chose de très intéressant à lui montrer.

« Je vous avoue que je suis… impressionné. On ne s’attend pas à trouver un tel laboratoire dans un rafiot, déclara Decanon.

— N’est-ce pas ? C’est ici que j’étudie la magie, l’alchimie, la physique et la biologie. Un formidable sanctuaire pour mes fabuleuses recherches dont malheureusement personne n’a voulu ?

— Et pourquoi donc, selon vous ?

— Eh bien, il y a deux réponses à cela. La première est que le roi et ses ministres n’ont pas voulu, par désir de garder un pouvoir oligarchique, que je guide les hommes vers les voies de la science, des arts et des métiers, où ils auraient alors découvert le bonheur et l’épanouissement pour eux les générations futures.

— Et la deuxième ?

— J’ai fait péter un baril de feu grégeois sous leur balcon. »

Sentant qu’il était inutile de s’attarder sur ce pénible épisode pour le savant, Écus toussota et dit :

« Et vous me parliez d’une arme révolutionnaire, mon cher ? Je suis impatient de la voir.

— Oui. Il s’agit du plus beau spécimen de poudre que j’ai jamais fabriqué ! »

Il sortit une bouteille dans laquelle flottait un mélange grisâtre.

« Elle est tellement inflammable que je suis obligé de la conserver dans de l’eau. C’est extraordinaire et même, si je ne m’abuse, incroyable ! Avec ça, nous sommes parés pour le voyage !

— Oh oui, fit Écus, je n’en doute pas. Un très, très long voyage… »

Il ouvrit la bouteille et tira avec une pince à épiler quelques morceaux minuscules qui ressemblaient à des reproductions miniatures de crottes de mouche liliputienne.

« Regardez. Il suffit que je l’approche du feu… »

Tremblant un peu, Decanon approcha la pince près d’une chandelle. Il y eut une formidable explosion d’étincelles bleues et vertes, et le savant lâcha la pince juste avant qu’elle ne se transforme en œuvre d’art moderne. Quand Écus rouvrit les yeux, il y avait des petits trous plein le mur d’en face : les morceaux de cire avaient fusé tellement vite qu’ils l’avaient traversé de part en part.

« Excusez-moi, dit Écus, mais je pense que ce n’est pas tout à fait au point…

— N’est-ce pas ? Je compte accélérer le processus en ajoutant 50 % d’essence à ma recette…

— Non, non, ça ira. Pour ma part, en tant qu’alchimiste amateur, j’ai toujours préféré les explosifs à retardement…

— Dans ce cas permettez-moi de vous montrer cette petite bombe. »

Il lui sortit de sous son bureau un tout petit globe en acier muni d’un bouton en haut.

« Une merveille de la miniaturisation. Vous appuyez sur ce bouton, et quinze minutes plus tard, pas une seconde de plus ni de moins, une explosion de six milliards de joules vous éjecte de l’atmosphère en tout petits morceaux carbonisés.

— Merveilleux ! Vous permettez que je l’examine ?

— D’accord, mais ne jouez pas trop avec, c’est une arme de destruction massive, tout de même ! »

S’il avait pu voir dans les yeux de Écus quels infâmes projets se préparaient, Decanon n’aurait jamais passé la bombe à une telle canaille. Mais l’âge avait rendu Decanon un peu miro, et de toute façon Écus avait toujours cet air-là. C’est pourquoi lorsqu’il la posa devant lui, il n’aurait jamais pu s’attendre à ce que le quartier-maître appuie sur le bouton.

« Mais vous êtes fou !

— Non, payé ! On m’a demandé de détruire ce navire et son équipage, et grâce à vous, cela ira bien plus vite que prévu. Bientôt, plus personne ne verra jamais le capitaine Sophonie !

— Alors c’est vous le traître !

— Exactement. Hélas, je crois bien que vous ne le saurez que quinze minutes. »

Et l’assommant avec un coup de pied dans la mâchoire, il ajouta :

« Ce qui me donne le temps de fuir. Bon vent, mon cher ! »

Éclatant d’un grand rire, il se précipita vers la porte, l’ouvrit en grand…

… et tomba nez à nez avec Phil Delépée.

« Tiens donc, cher ami ! Je vous cherchais pour la leçon d’escrime.

— La… la quoi ?

— La leçon d’escrime ! Une tradition de Port-Réac veut qu’un combat à l’épée ait lieu sur le pont avant chaque départ de bateau. Le sang versé sur les planches du bateau symbolise la rudesse de la nature, et donc porte forcément bonheur.

— Excusez-moi, fit Écus. Je ne suis pas du tout naturiste et…

— La tradition est la tradition, monsieur le quartier-maître. Venez, ça va vous plaire.

— Mais je ne sais pas manier l’épée !

— Il n’est jamais trop tard pour apprendre.

— Enfin, vous êtes fou ! Ils sont tous bourrés !

— Ce n’en sera que plus amusant, monsieur le quartier-maître. Et ça ne durera qu’une heure !

— Qu’une heure ?! Mais dans un quinze minutes…

— Taratata, monsieur le quartier-maître ! La tradition passe avant vos petites affaires ! Je n’invite pas Decanon à venir avec nous, dit-il en regardant le vieillard assommé, car il a l’air de dormir comme un bébé. C’est dommage car il va louper quelque chose qui lui aurait plu… »

*

Sophonie courait.

Le tueur était juste derrière lui. Pas le temps de dégainer. Il s’agrippa à une enseigne, s’en servit de balancier et s’élança pour réatterrir sur un colombage. Puis il se remit à courir. Mais l’assassin ne se laissa pas dissuader et il parvint à sauter lui aussi. La course-poursuite continua ainsi sur les tuiles des vieilles bâtisses, mais l’autre gagnait de l’avance. Sans compter que les toits se terminait bientôt pour laisser place à la grand-rue…

Plus que dix mètres. Pas possible de freiner. Le capitaine jura contre sa bonne étoile, qui était manifestement devenue un trou noir depuis bien des années. Il n’avait donc pas le choix.

Sophonie sauta…

Et se rattrapa de justesse à la gouttière.

L’assassin continua tout droit et alla s’écraser en contrebas dans un « Sprotch » suivi d’un « Aaaaïe ! ».

La chute ne serait pas mortelle, mais ce zozo mettrait un temps fou avant de se rappeler à quoi sert un cerveau. Il soupira de soulagement. Il était sauv…

La gouttière se mit à craquer. Foutus plombiers !

Le tuyau commença à se détacher de la corniche et le capitaine n’y était suspendu qu’à une main. Rien d’autre qui puisse le séparer du vide.

Angoissé, Sophonie regarda la rue loin, loin en-dessous. Il y avait deux étages en contrebas et pas une seule bordure de fenêtre. Si seulement quelqu’un pouvait lui lancer une corde…

*

« Et qui c’est qui va nettoyer le sang par terre, hein ? demanda Emma Quereau.

— On t’y oblige pas. J’aime quand y’a du sang. Argnh, fit Fiona Varice en dégainant une énorme hache de jet dentelée.

— On va vous décaniller, c’est sûr, hin hin hin, fit le premier des frères de Belville.

— Ouais frangin, hin hin hin, ajouta le deuxième.

— …, conclut le dernier.

— Ça va êt’e un ca’nage ! »

Émile Écus regarda les pirates autour de lui. Allons, ce n’était pas si grave, il fallait relativiser… Ce n’était pas une flamberge à la lame courbe recouverte de pointes en acier qui allait le tuer, non ? De toute façon, il avait de quoi de défendre, hein ? D’accord, il n’était plus resté d’armes pour lui, mais il avait toujours ce vieil épluche-patates en cas de besoin… Et de toute façon, il lui restait encore dix minutes avant que le navire ne se transforme en puzzle, pas vrai ?

Il regarda Phil Delépée qui faisait l’arbitre depuis les canons. Salaud, songea-t-il. Il aurait vu clair dans son jeu qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Mais le pire, c’était que le capitaine Sophonie demeurait introuvable. S’il s’en réchappait, ce serait une catastrophe…

Delépée leva le bras.

« Je déclare ce combat OUVERT ! »

Émile Écus déglutit violemment quand il se retrouva face au vieux Peng. Ne donnez jamais une épée à un homme saoul et aveugle, à plus forte raison s’il fonce vers vous juste après en criant « Chaaaargeeeez ! ». Écus eut le courage de tenir devant lui son épluche-patate pendant une seconde et demie, avant de hurler et de courir vers les cordages.

« Jolie fuite vers l’avant, monsieur le quartier-maître ! clama Delépée. Mais les frères de Belville vous ont à présent dans leur ligne de mire… »

Émile courut tout en haut des cordages. Les triplés le poursuivaient. Il réussit à éviter un coup d’épée en traître, puis un autre, parvint en haut du mât, en esquiva un dernier…

Et l’épée de l’aîné des Belville se planta dans le fil qui retenait la voile.

Celle-ci se déploya d’un coup et Émile réussit à s’y agripper avant de se retrouver la tête en bas, les pieds en haut, une main serrant la toile de toutes ses forces et l’autre dans le vide, le corps plié d’une manière que la princesse Shinshilla n’aurait pas désapprouvé. La seconde d’après, la voile flottait, avec lui accroché dessus, au-dessus du sol d’une bonne dizaine de mètres.

Allons, allons, Émile. Tu le sais, à ce stade-là, la situation ne peut pas être pire…

Ce fut le moment que choisit Fiona Varice pour lancer sur lui sa hache de jet.

*

La gouttière continuait de craquer.

« À l’aide ! brailla Sophonie. À-L’AIDE ! »

Encore un craquement. Le tuyau ne tiendrait plus longtemps.

« Apportez-moi une corde, vite ! Bon sang, pourquoi est-ce qu’il n’y a personne ? »

La sueur commençait à lui dégouliner. Il allait se casser la…

« AU-SE-COURS !

— Monsieur ? »

Quelqu’un lui avait répondu ? Quelqu’un lui avait répondu ! Il regarda la personne : c’était le gamin à côté du barman dans la taverne. Jamais Sophonie ne se réjouit autant de voir un freluquet.

« Monsieur ! Depuis le temps que je vous cherche ! Si vous saviez comme j’ai envie de m’engager dans un navire pirate, de vivre l’aventure à chaque moment de ma vie et voyager toujours plus loin…

— Ferme-la, gamin, et tire-moi de là.

— Mais comment, monsieur ?

— Vas me chercher une corde et un grappin et GROUILLE !

— Vous êtes un pirate ?

— Oui, je suis un pirate, évidemment que je suis un pirate, tu penses tout de même bien que je suis pas un chat, c’est pas ma faute si j’ai pas de perroquet et au cas où tu l’aurais pas remarqué, je vais me péter la mâchoire en contrebas et j’aurais du pot si je me brise pas les deux genoux, alors que je dois partir demain pour aller chercher une émeraude magique à l’autre bout du monde sans quoi je vais me retrouver avec une secrétaire un peu barjo et complètement maniaque qui a juré de me faire la peau, alors maintenant vas me chercher cette saloperie de corde et cette saloperie de grappin ou si jamais je survis je te donne des coups de poing dans le nez jusqu’à ce qu’il en sorte ta cervelle et je te couds les fesses avec des barbelés ! »

Le garçon marqua une seconde de silence avant de lâcher :

« Cool. »

La gouttière céda un peu plus.

« Bon allez, tu te dépêches maint’nant ?

— D’accord, mais à une seule condition.

— Laquelle ?

— Que je fasse partie de votre équipage.

— On verra ça. »

Le garçon le regarda de l’air de quiconque sait que chez un adulte « On verra ça » ou « Je vais y réfléchir » signifie « Non, hors de question, simplement je préfère te faire croire que tu as une chance pour que tu fasses ce que je te dis ». Il ne bougea pas d’un millimètre.

« Qu’est-ce que tu attends, par le crâne de ma grand-mère ?

— Je ne ferais rien tant que vous ne m’aurez pas donné votre parole d’honneur. »

La gouttière céda un peu plus. Il ne pouvait pas faire autrement.

« C’est d’accord. Je fais le serment solennel de t’embaucher dans mon équipage si je ne finis pas en compote ce soir. »

Le gamin lui adressa un sourire radieux et se précipita vers sa maison. Deux minutes plus tard, il revenait avec ce que Sophonie lui avait demandé. Il lança la corde énergiquement et le grappin se planta du premier coup, à côté du capitaine.

« Dis donc, tu vises bien ! Ça te sera peut-être une qualité utile… »

Il quitta le tuyau pour s’agripper à la corde et joua des pieds et des mains jusqu’à ce qu’il arrive sur la terre ferme. Enfin, il serra la main au garçon jusqu’à la broyer et lui donna une claque dans le dos qui l’éjecta trois mètres plus loin.

« Merci fiston ! (Constatant qu’il gisait par terre :) Oh, excuse-moi. (Il le releva et parvint à le remettre debout.) À présent, que dirais-tu que nous allions voir un orfèvre ? »

*

« Attends ! »

Fiona Varice suspendit son geste et stoppa brusquement son élan. La hache de jet retomba au sol.

« Si tu fais ça, tu vas trouer la voile ! cria Delépée. Et vu l’épaisseur de ton arme, la perforation sera telle qu’elle sera inutilisable pour partir demain ! (Comprenant qu’il y avait trop de mots de plus de trois syllabes pour la jeune femme :) Et tu ne pourras jamais partir au trésor !

— D’accord ! Je veux le trésor. Argnh !

— J’aurais peut-être aussi dû vous préciser qu’il est interdit de tuer ses compagnons de jeu », dit Delépée en dévisageant tous les participants ivres. Mais se rendant compte qu’ils ne l’écouteraient pas de cette oreille, il soupira : « Allez vous dessaouler, on reprendra quand vous serez à jeun. »

Émile Écus poussa un soulagement et se laissa tomber de la voile.

L’armurier le rattrapa de justesse avant qu’il ne se fracasse sur le sol et le força à revenir à lui.

« C’est fini, monsieur le quartier-maître. La partie est en pause. Vous allez pouvoir vous reposer.

— Gxçjlz slmzbl ? »

Quand il tint enfin sur ses pieds, Émile Écus évalua le temps qu’il lui restait pour fuir le trois-mâts. Encore cinq minutes. Il y avait juste à franchir la passerelle et il était sur le quai.

Après avoir vérifié qu’il n’y avait personne, il courut en direction de celle-ci. Cette fois-ci, c’était la bonne. Il quittait le nav…

La hache de jet atterrit trois mètres devant lui. Il s’immobilisa et fit volte-face : Fiona Varice venait de la lancer pour lui barrer la route.

« Tu quittes le navire en courant ? Ton comportement est louche, argnh, dit la jeune femme. Dis-moi un peu, tu ne serais pas le traître, des fois ?

— Hum… (Écus examina le pour et le contre. S’il disait oui, cette tigresse lui sautait dessus et le décapitait. S’il disait non, elle le ferait quand même par mesure de sûreté.) Eh bien oui, c’est moi le traître, Fiona. Mais je ne suis pas un vulgaire traître. J’ai une réelle admiration pour ta force et ton intelligence. Réfléchis un peu : si je te débarrassais du capitaine Sophonie, ce serait toi la chef, désormais ! Or, je peux le faire. Et comme tu es une femme vraiment extraordinaire, je te propose que nous fassions… un marché. »

Fiona se mit à loucher, comme toujours quand elle réfléchissait. Au bout d’une bonne petite minute, ses deux yeux retrouvèrent leur place après avoir longuement tâtonné et un sourire s’esquissa sur ses lèvres rouges. Un sourire glaçant, un sourire terrifiant. Un sourire de pirate.

« Argnh ! »

III

Le capitaine Sophonie et Robert entrèrent dans la boutique de l’orfèvre. Ils n’y virent personne. Au bout de quelques minutes d’attente, ils allaient sortir quand une petite voix s’éleva :

« C’est vous madame Truchement ?

— Hein ? » fit Sophonie.

Un petit homme tout de guingois sortit de derrière le comptoir et les regarda en frottant ses bésicles.

« Madame Truchement, l’infirmière. Je vous rappelle que je suis toujours formellement opposé à vos piqûres…

— Non, fit Sophonie, c’est pour… une visite.

— C’est fermé, mon gaillard ! Rev’nez d’main.

— Demain j’aurais quitté le pays. Je veux que vous me parliez de l’émeraude.

— L’émeraude, mais quelle émeraude ? Y’a jamais eu d’émeraude ici, mon gars. »

Sophonie sortit de sa poche une pièce d’or.

« Ah oui l’émeraude, bon sang mais c’est bien sûr ! Venez par là que je vous raconte tout ! Ça s’est passé il y a très, très longtemps, voyez-vous. J’étais encore un jeunot à l’époque, quand les explorateurs Stanley et Rollingstone sont passés à Port-Réac… Et là, ils avaient plus de quoi se nourrir, vous voyez, alors ils demandent à l’aubergiste : Est-ce que nous pouvons aller dans une chambre ? qu’y d’mandent, et voilà l’aubergiste qui répond : Non, car vous avez pas d’argent, car y faut savoir qu’y’z’avaient plus de quoi s’nourrir. Et puis ils lui disent : Non, on a pas d’argent, mais est-ce que nous pouvons aller dans une chambre ? qu’ils disent, parce qu’ils voulaient aller dans une chambre mais comme y z’avaient pas d’quoi manger, l’aubergiste il leur a dit : Non car vous avez pas d’argent, qu’il leur a dit. Alors du coup, ils demandent : Non, on a pas d’argent, mais est-ce que nous pouvons aller dans une chambre ? qu’ils demandent. Et l’aubergiste il répond : Non, car vous avez pas d’argent, eh oui ! parce qu’ils avaient même pas de quoi manger, c’qui fait que quand y z’ont demandé : Est-ce que nous pouvons aller dans une chambre, l’aubergiste leur a répondu : Non, car vous avez pas d’argent, puisque… Qu’est-ce que je racontais, déjà ? »

Le capitaine Sophonie lui remontra la pièce d’or.

« Ah oui ! L’émeraude ! Que je vous raconte un peu, du coup l’aubergiste leur répond : Non, car vous avez pas d’argent, alors le Stanley (parce que j’étais là pour voir, ce jour-là, j’buvais au fond avec des copains et on faisait une crapette, d’ailleurs ç’a été le grand Michel qui a gagné, c’qui m’fait penser qu’il est mort y’a cinq ans. Mais sa femme elle est toujours vivante ! Elle fait des tartes aux pommes vraiment bonnes ça c’est sûr, la femme de Michel, par comme les saloperies que mangent les jeunes de maint’nant ! Elle a jamais dit la recette à personne, même pas à ma femme, quand… »

Le capitaine Sophonie sortit une deuxième pièce d’or.

« Ah ouiii ! L’émeraude, l’émeraude, l’émeraude. Mon bon Félix, tu deviens complètement gâteux, tu vois que l’infirmière elle a raison de te donner des piqûres. Allez, maintenant, tu finis de raconter l’histoire à ces braves gens et tu te dépêches, parce qu’on va pas y passer toute la nuit. Donc voilà Stanley qui s’amène et qui lui dit : Non, mon gars, on a pas d’argent mais on a d’l’or. Et là-d’sus y déballent tout un stock de pierres précieuses, c’qui fait penser qu’j’en ai donné une à ma femme, pour mon mariage… »

*

Phil Delépée arpentait les couloirs du navire. Émile Écus lui avait vraiment paru louche quand il l’avait emmené. Et puis quand il y repensait, Decanon ne se serait pas endormi comme ça, au milieu de ses expériences, sans quoi le navire aurait déjà explosé ! Non, en y repensant, il avait eu l’air… assommé.

Sentant le doute irradier en lui, l’armurier se précipita vers le laboratoire et ouvrit la porte en grand, renversant au passage une bouteille contenant un truc gris auquel il ne prêta pas gaffe. On entendait clairement un tic-tac-tic-tac… et il vit Decanon qui gisait toujours sur le sol, mais cette fois-ci il vit également la grosse bosse qui se trouvait sur son crâne.

« Ooohhhh, ma tête… Où suis-je ?

— Tout va bien, monsieur le savant. Vous êtes sain et sauf.

— Émile Écus… La bouteille de poudre… LA BOMBE !

— Mais quelle bombe ?

— Nom d’un chien ! s’écria le vieillard en bondissant sur ses jambes. Je jure que si nous nous en sortons vivants, j’arrête le gluten et les produits laitiers ! »

Il se rua vers un petit globe orné d’un bouton. C’était ce qui faisait tic-tac-tic-tac. En y regardant de plus près, on voyait un petit écran où défilaient des nombres.

« C’est une bombe ! Il faut la désamorcer sans quoi on ne retrouvera pas assez de morceau de nous pour construire un cure-dent !

— Nom d’un chien, il nous reste combien de temps ?

— Trois minutes !

— Et comment fait-on pour l’arrêter ?

— Je n’y ai jamais pensé !

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— On l’ouvre et on la désamorce ! J’ai des outils et vous vous y connaissez en armes ! À deux on peut y arriver ! »

Et ils se mirent tous deux fébrilement au travail.

Tic-tac-tic-tac-tic-tac…

*

« L’aubergiste me donne l’émeraude et me d’mande si je pourrais pas lui faire quelque chose de joli avec. Je lui dis que je la lui achète, et là-dessus, je fais un magnifique poignard tout en or, avec des tas d’gravures, et dessus l’manche, y’a l’émeraude, lisse comme tout c’que vous voulez, des armes comme ça, vous en voyez pas deux dans vot’vie…

— Et le poignard, qu’est-ce que vous en avez fait ?

— Ce que j’en ai fait ? Qu’est-ce vous croyez qu’je fais ici ? J’lai vendu, tiens ! Même que c’était à un gars qui s’appelait Jean Banlère ! Et je l’ai plus jamais revu, maintenant je peux avoir mon argent ?

— Mais certainement, mon cher Félix ! Tenez, vos deux écus. Et vous n’en avez plus jamais entendu parler, c’est bien ça ?

— Non, jamais.

— Ça ne fait rien. Tenez, prenez ça, et encore ça pour que vous n’en parliez à personne.

— Oh, ça risque pas d’arriver ! Si vous saviez comme ma mémoire me joue des tours… Vous faites quoi ici, déjà ? »

*

Tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac…

« Plus que deux minutes !

— Je fais de mon mieux ! »

Tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac…

« Plus qu’une minute !

— Bah, aidez-moi, aussi ! »

Tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac…

« Plus que trente secondes… »

*

« Et maintenant, on fait quoi ? demanda Robert.

— Je te conseille de passer une bonne nuit de sommeil, répondit Sophonie. Le départ est pour six heures. Et nous ne t’attendrons pas. »

Robert lui lança un regard de défi.

« Je resterais avec vous quoi qu’il arrive.

— Tu es cinglé, gamin. J’ai déjà failli me faire tuer par un assassin cette nuit, plus question que toi aussi tu risques ta vie.

— J’ai grandi dans une taverne. On survit pas longtemps dans le métier si on attrape pas le truc. La stratégie et le sens pratique.

— Je vois ça. Si un homme te fonce dedans avec un couteau de cuisine et qu’il crie « J’vais t’tuer sale petit enflure ! », tu fais quoi comme stratégie et sens pratique ?

— Je lui flanque un coup dans les noyaux de cerise et j’en profite pour lui prendre son arme, sa bourse et ses dents en or.

— Exactement, petit. C’est tout ce qu’il faut faire. D’ailleurs si tu pouvais me rendre tout ça…

— Oh ! Pardon, une mauvaise habitude que j’ai prise dans mon père n’était pas là. Et je peux aussi vous donner ce que j’ai volé à l’orfèvre… »

Il lui restitua toutes ses affaires tandis que l’autre le scrutait d’un regard sévère.

« Mon garçon, s’il y a une chose que tu dois apprendre, c’est qu’il ne faut jamais voler le capitaine ou lui manquer de respect. C’est noté dans ta p’tite tête ?

— Vous allez pas me vouloir dans votre équipage, du coup, c’est ça ? demanda Robert, honteux, qui regardait ses pieds.

— Bien sûr que si, gamin. Je pardonne facilement. Et puis je t’ai fait un serment, tout de même. »

Sophonie lui donna une nouvelle claque dans le dos. Il ne décolla pas du sol cette fois. Finalement, ce ne serait peut-être pas une mauvaise recrue…

« Bien ! Je tiens à me coucher, moi, en tout cas…

— Oh ! S’il vous plaît, restez un peu ! Racontez-moi votre vie…

— Tu veux que j’te raconte ma vie ? J’ai rien à raconter, sur ma vie.

— Non, mais si vous avez une femme, des enfants, vos aventures… »

Le regard que Sophonie lui lança aurait pu congeler une étoile à neutrons.

« Je n’ai pas envie de parler de ça maintenant. Vas te coucher chez toi, maintenant.

— Je vous ai gêné, capitaine ?

— Écoute, morveux, si tu déguerpis pas tout de suite, je vais te foutre une torgnole telle que tes dents vont te ressortir par la nu…

— Sophonie ? »

Le capitaine fit volte-face. Séraphine sortit de l’ombre, l’air sévère.

« Qu’est-ce que tu racontais à ce gosse ?

— Rien. Tu ne dors pas, toi non plus ?

— Non, je ne dors pas, figure-toi. (Elle lui planta dans les yeux un regard d’acier.) Et je serais toi, j’irais voir ton équipage de mes deux parce que je suis allée sur le quai, j’ai écouté ce qu’ils faisaient, et ils avaient l’air complètement cinglés, mais vraiment. »

*

Tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac…

« Plus que quinze secondes, Delépée !

— J’y suis presque ! »

Tic…

« Quatorze ! »

Delépée transpirait à gros bouillons. Les mécanismes semblèrent soudain danser la gigue devant ses yeux. Il fallait se concentrer, ou bien alors…

Tac…

« Treize ! »

Se concentrer, se concentrer, se concentrer !

Tic…

« Douze ! »

Là. S’il bloquait cet engrenage, le détonateur ne serait pas pressé et la poudre ne s’enflammerait pas.

Tac…

« Onze ! »

Tremblant, il laissa échapper sa pince.

Tic…

« Dix ! » gémit son acolyte.

Mais où était cette foutue pince !

Tac…

« Neuf ! »

Il la lui fallait IMPÉRATIVEMENT ! Merde, merde, merde…

Tic…

« Huit ! »

Pas de ce côté-ci. Pas de ce côté-là.

Tac…

« Sept ! »

Ni derrière lui.

Tic…

« Six ! »

Ah ! Sous ses pieds ! Il la tenait !

Tac. Tic. Tac. Tic. Ta…

Delépée enfonça la pince le plus fort possible dans l’engrenage. Le mécanisme s’enraya, la tordit, mais il était conçu pour stopper à ce moment-là, c’est pourquoi les engrenages devaient en principe cesser de fonctionner après le compte à rebours. Après une seconde interminable, l’explosion ne vint pas, et Phil constata avec un immense soulagement que la bombe venait d’être désamorcée.

« On a réussi ! s’exclama Decanon. On a sauvé le navire in extremis !

— À présent, jetez-moi cette saloperie à la mer, qu’on en finisse ! »

Decanon ne se fit pas prier.

« J’ai bien retenu la leçon. Plus jamais d’expérience sur la poudre ou les armes ! Désormais, je ne m’intéresserais plus qu’à l’acide chlorhydrique et au venin de vipère, et aussi à cette espèce de nitrate de glycérine qui m’a l’air extrêmement prometteu… »

Le savant se figea en plein milieu de sa phrase. Le dragonnet s’était approché de la bouteille renversée avec dedans le mélange gris répandu par terre. Réalisant l’horrible tournant de la situation, il cria d’une voix de souris :

« La poudre ultra-inflammable !

— Ça ? De la poudre ?

— Ça ! De la poudre ! Et on dirait que l’eau a déjà commencé à sécher… »

Le dragonnet était à côté de la poudre et la renifla. Soudain, ses narines se dilatèrent, des étincelles en jaillirent, il ouvrit grand la bouche…

« At… At… Âââât…

— Noooon ! hurlèrent les deux hommes en chœur.

— TCHOUUUMMMM ! »

Et le monde explosa.

IV

« On lui a foutu une d’ôle de t’ipotée ! s’écria le vigie Rouette tout en se versant un pichet d’eau froide sur la tête.

— C’est sûr, hin hin hin, dit le premier des triplés de Belville.

— Pauvre Émile Écus, hin hin hin, confirma le deuxième.

— Tiens, le voilà avec Fiona, lança Emma Quereau.

— Argnh, confirma celle-ci.

— Écoute, Fiona, dit Écus avec un air plus louche que jamais, je dois vraiment partir, là… »

Un bruit se fit entendre de l’étage supérieur. Écus poussa un glapissement et alla se terrer sous une table en gémissant.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda le vieux Peng.

— Aucune idée, répondit Fiona.

— Hé ! Vous avez entendu, cette espèce de BOUM ! ? demanda Rouette, surpris.

— Oui, il me semble bien, maugréa Emma Quereau.

— Dites donc, fit le vieux Peng. La grosse dondon a encore fait cuire des beignets ? Ça sent une odeur bizarre…

— Ça vient pas de ma cuisine…, fit Emma en se dressant tel un suricate effrayé. C’est du côté… du labo ! »

En deux temps trois mouvements, tous se précipitèrent vers le bureau du professeur Decanon. La porte avait éclaté, les murs étaient couverts d’impacts. Au sol, des boules de feu léchaient le plancher. De tous les côtés on apercevait des restes calcinés de verre, et, de temps à autre, de Delépée et Decanon. Le dragonnet, sonné, virevoltait de-ci de-là à moitié marteau.

« Le navire va s’enflammer ! » s’écria Fiona Varice.

Quand elle oubliait d’ajouter « Argnh », c’était qu’il se passait un truc vraiment très important.

« On fait quoi ? demanda le vieux Peng.

— On va chercher des seaux, pardi ! s’écria Emma Quereau.

— Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria une voix qui venait du pont.

— Le capitaine est de ’etou’ ! Content de vous avoi’ connus, les gars.

— Ne vous en faites pas ! s’écria Écus. Moi et Fiona, on va tout lui expliquer. Pas vrai, Fiona ?

— Oui, dit-elle. Hin hin hin…

— Dites donc, fit le premier des de Belville, elle serait pas en train de nous voler nos répliques ? »

*

Le capitaine Sophonie monta sur le pont. Serrant la main de Robert fort contre la sienne, pour la première fois depuis très longtemps, il eut vraiment peur. Ça sentait le brûlé ; un feu s’était déclenché quelque part dans SON galion. Et il y avait des cris, des éclats de voix, venant des étages en-dessous. Séraphine avait donc raison : ils étaient tous devenus fous…

« Bon sang, mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? »

Il entendit des éclats de voix du vigie Rouette et de Émile Écus. Puis un peu de Fiona Varice et quelque chose d’un des de Belville. Puis rien. Peut-être étaient-ils un peu sourds…

« Hep ! Vous là-dessous ! Montez un peu qu’on s’explique ! »

La seconde qui suivit faisait à peu près la durée de vie de l’univers.

Enfin il entendit un bruit de bottines à talons hauts se rapprocher ; la porte donnant sur le pont s’ouvrit et Fiona Varice se posta devant lui.

« Second Varice ! Pouvez-vous m’expliquer ce raffut dans mon rafiot ?

— Tout va bien, mon capitaine, je vous assure.

— Vraiment ? Et ce tapage ? Et ce feu ?

— Tout est en train d’être maîtrisé. Je vous assure que vous avez la situation totalement en main. »

Sophonie, qui n’avait jamais vu Fiona prononcer une phrase aussi longue, finit par bégayer :

« Vous êtes sûre ?

— Oui, on ne peut plus sûre… »

Sophonie entendit le crissement d’une épée derrière lui.

« Attention ! » hurla Robert.

Sophonie se retourna et donna un coup d’estoc à celui qui allait l’assassiner. Puis il le projeta à terre et découvrit son visage.

« Émile Écus ! C’est donc toi le traître ! Tout s’explique !

— Capitaine ! cria alors le jeune garçon. Derrière vous ! »

Le capitaine fit volte-face, horrifié : Fiona Varice fonçait droit vers lui.

« AAAAAAAAAAARRRRGGGNNHHHH !!!!! »

La seconde qui suivit, il revint à ses esprits et ses muscles lui rappelèrent qu’ils étaient là et qu’ils pouvaient toujours dépanner en cas de pépin. Elle n’était plus qu’à un mètre de lui…

Il poussa un hurlement et trancha la jugulaire de son second.

Fiona Varice s’écroula dans un flot de sang, les yeux vitreux.

« Fiona… Pas toi aussi… Je te savais féroce, mais pas déloyale… »

La jeune femme agonisante cessa de se tordre pour lui lancer un regard triste, couvert de larmes. Le capitaine y vit une tristesse telle qu’il n’en avait connu qu’une seule fois. D’un coup, la noblesse qui semblait l’avoir quittée revint l’auréoler une dernière fois.

Alors, lentement, mélancoliquement, la femme lança un ultime :

« Argnh. »

Puis tout fut fini.

« Éééééécuuuuuus ! »

Sophonie hurla de rage et le projeta contre un canon. Enfin il pointa son sabre contre sa gorge, ahanant, plus féroce que jamais, et attendit qu’il se rende suffisamment compte de la situation pour devenir blanc comme une cuisse de bonne sœur. Après un long moment de haine contenue, il dit enfin, maîtrisant sa rage comme il pouvait :

« Écus… Pourquoi as-tu fait ça ?

— Je voulais ce navire… Pour moi tout seul… Dès que je l’ai vu, je voulais devenir capitaine… C’était là que je réaliserais mes rêves d’enfant en allant toujours plus loin avec les oiseaux de la mer, et les dauphins par milliers…

— Non, épargne-moi la version sentimentale et dis-moi L’AUTRE vérité !

— Ben voilà. C’est un mec qui est venu me voir et qui m’a dit que je remporterais dix mille balles si je butais l’intégralité de votre équipage.

— Ah, chien galeux… L’argent te sera donc trop monté à la tête… Et qu’as-tu fait d’autre ? Réponds !

— Jamais ! Je ne dirais rien.

— Vous devriez essayer, pour les noyaux de cerise…, dit la petite voix timide de Robert de loin, loin, loin, dans un autre espace-temps.

— Écoute, mon gentil petit quartier-maître, je vais être franc avec toi : tu vas tout m’avouer tout de suite ou sinon je te tue avec une râpe à fromage.

— J’ai mis une bombe… Le savant et l’armurier ont réussi à un peu la désamorcer…

— UN PEU la désamorcer ?

— Ben, ils sont morts tous les deux et le bateau est sur le point de flamber…

— Émile, je te donne une chance, une seule chance de rester en vie. Dis-moi la personne qui t’a demandé de me tuer, c’est compris ?

— La… personne ?

— Non, le gang d’ornithorynques ! C’est la deuxième fois qu’on essaye de m’assassiner cette nuit. Alors je te conseille de collaborer illico si tu ne veux pas que ta tête fasse le baptême de l’air ! »

Émile Écus le regarda, incrédule, puis éclata d’un rire dément.

« Allez-y, tuez-moi. Je préfère me faire tuer par vous que par lui. À côté d’une horreur pareille, que vous m’appliquiez le pire de vos supplices me paraît encore une mort douce. »

Le capitaine Sophonie poussa un long soupir avant de l’égorger. Harassé, il se tourna vers Robert et observa une seconde de silence avant de demanda :

« Robert?

— Oui ?

— Tu veux toujours être matelot ?

— Plus que jamais, mon capitaine.

— Alors, il est temps de te présenter ce qui reste de l’équipage. »

*

Le feu s’éteignit enfin.

« Mazette, fit Emma Quereau. On a réussi à pas brûler le bateau en entier, mais les réparations vont nous prendre un bon bout de temps.

— Nous ne pourrons jamais partir chercher l’émeraude, soupira le capitaine en remuant la tête. La carte se trouvait dans le laboratoire.

— Mais il nous ’este la ma’ie-jeanne qui est intacte, dit le vigie Rouette.

— Ce n’est pas faux, reconnut-il. Mais avant d’entreprendre un nouveau voyage, nous devons savoir qui a tenté de me tuer plusieurs fois ce soir.

— On a essayé de vous tuer ? demanda-t-il, incrédule.

— Vous en causerez à mon second. Il a certainement un point de vue plus global de l’affaire, même s’il a été considérablement écourté. »

Un long silence suivit sa déclaration.

« Alors ? Vous avez une idée de qui a pu faire le coup ?

— Je n’en sais ’ien, capitaine… Peut-êt’e Jean Banlè’e ?

— Qui ça, vous avez dit ?

— Jean Banlè’e, un pi’ate nouveau dans le coin et qui aime pas la concu’’ence. Ni les flics. Il a caché son navi’e dans la c’ique de Coudu plutôt que de l’a’’imer au po’t… »

Jean Banlère, Jean Banlère, mais alors tout s’éclairait… C’était lui qui avait l’émeraude et il ne voulait pas qu’ils ne viennent la lui reprendre… Mais il y avait un détail qui n’allait pas : dans ce cas, pourquoi les tuer alors que les envoyer à l’autre bout du monde aurait permis de se débarrasser d’eux sans se salir les mains ? Qu’importe, le calcul d’un esprit un peu tordu, peut-être. Toujours était-il qu’il fallait mettre les choses au clair. C’était forcément lui… Sinon, qui d’autre ?

Se tournant vers les triplés de Belville, il annonça :

« Les gars, vous vous sentez prêt pour une bagarre à Coudu Crique ?

— Hin hin hin, répondit le premier.

— Hin hin hin, » répondit le deuxième.

Le troisième semblait d’accord.

« Bien, et je suppose que votre frère est d’accord… Vous autres, si vous ne voulez pas participer à cette bataille, libre à vous. Vous avez sûrement eu votre dose de péripéties pour ce soir.

— Jamais, capitaine ! Je vous ’est’ais fidèle toute ma vie !

— Hors de question d’abandonner ! brailla le vieux Peng.

— Et je suis aussi avec vous ! cria Robert.

— Et qu’est-ce que vous comptez devenir, sans une cuisinière pour donner des coups de poêlons à tous ces salopiots ? demanda Emma Quereau en se dressant de toute sa corpulence.

— Alors, mes amis, il est temps de passer… À L’ABORDAGE ! »

V

La crique de Coudu était le genre de crique sinistre qu’on trouve dans toutes les histoires de pirates. Il y avait des falaises sinistres qui ne laissaient aucune prise qui ne s’effrite pas, des récifs sinistres entourés de bas-fonds sinistres, des crabes sinistres sur des rochers sinistres, et dès que le protagoniste s’en approchait un tant soit peu, aussitôt se déclenchait une tempête. Trempé comme une soupe, le capitaine Sophonie renifla à la barre en évitant les obstacles et en se disant que ce Jean Banlère allait vraiment avoir de ses nouvelles.

Le tonnerre éclata lorsqu’il aperçut enfin son galion. C’était un trois-mâts semblable au sien, mais en plus grand, et au pont rempli de boucaniers armés jusqu’aux dents. Et il s’agissait seulement des gardes de nuit. Sophonie jura.

« On ne pourra jamais les vaincre. Ils sont dix fois plus nombreux que nous.

— Alors mou’’ons en tout honneu’, capitaine, lança le vigie Rouette.

— L’honneur ? Quelle forme d’honneur avons-nous ? Nous sommes des pirates, tonnerre !

— Il n’y a ’ien d’aut’e à fai’e, sinon abandonner.

— Abandonner ? Je préfère encore me faire tuer ! »

Sophonie dégaina sa lame au clair et lâcha la barre. Puis il aperçut la figure pâlichonne de Robert, et eut un moment de doute.

« Robert ?

— Oui ?

— Il va falloir être un grand garçon. Ce soir, nous allons tous mourir au combat. »

Il baissa son sabre et l’observa. Il était si frêle, si vulnérable, comme son fils à lui…

« Il n’y a plus aucun espoir de survivre. J’espère juste mourir avant toi, car… »

Il lâcha les derniers mots dans un sanglot.

« Car je t’aimais beaucoup.

— Non ! dit Robert. Ça ne se passera pas comme ça !

— Et comment, à ton avis, tête de mule ?

— J’ai un plan. »

*

Dix minutes plus tard, un canot sortait dans la nuit entrecoupée d’éclairs. À son bord, Robert, les frères de Belville et le dragonnet. Ils lancèrent un grappin sur le gaillard arrière et grimpèrent en toute discrétion. Après s’être assurés qu’aucun garde ne regardait dans leur discrétion, ils se glissèrent dans le bateau et partirent pour la chambre du capitaine. Robert tira alors un poignard et s’approcha du gros homme qui ronflait tranquillement. Il appuya le couteau contre sa gorge.

« Un geste, un cri, et tu es un homme mort !

— Uh ?

— Est-ce que tu as entendu ce que je viens de te dire ? fit Robert, nerveux.

— Je ne dois rien faire tant que j’ai cette lame sous mon cou, c’est ça ? C’est une prise d’otage, si je ne m’abuse.

— Exactement. Et je vous conseille d’obtempérer.

— Ah. Je peux me rendormir, donc. »

Et il se remit à ronfler. Robert regarda les trois colosses, un peu gêné.

« Je crois qu’il a un peu trop forcé sur le rhum.

— Dis-lui de se lever et emmène le sur le pont. Et sinon, on est là pour lui, hin hin hin. »

Robert enfonça un peu plus le poignard dans son cou.

« Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? On me prend encore en otage ? C’est la deuxième fois de la soirée !

— Levez-vous, capitaine. Voici ce que vous allez dire.

— Mais il faut que je parle ou que je parle pas ? Comment vous voulez que je fasse ?

— Écoutez, ne jouez pas au plus fin et levez-vous, ou ce dragonnet ne fera qu’une bouchée de vos orteils. Est-ce clair ?

— On a tout notre temps. (Se tenant la tête entre ses grosses mains poilues, il se leva et gémit :) Pourquoi ? Pourquoi est-ce que c’est toujours la même chose ? Je me fais passer pour un marchand, on me prend en otage ! Je pars à l’autre bout du monde, on me prend en otage ! Je me trouve une petite crique sinistre avec plein d’horribles crabes et des tas de récifs, on me prend en otage quand même ! Comment voulez-vous être crédible auprès de votre équipage après ça ?

— Écoutez, capitaine Banlère, ne faites pas la comédie, nous savons très bien ce que vous fabriquez.

— Eh bien, je fais comme tous les autres pirates, je présume.

— Et vos assassins ?

— Quels assassins ?

— Vous le savez pertinemment.

— Attendez deux secondes. »

Il marcha dans la pièce jusqu’à un vieux perchoir où somnolait tranquillement un perroquet. Lui donnant une pichenette sur le nez, il l’éveilla aussitôt.

« Qu’est-ce que c’est ? coassa-t-il de sa voix suraigüe. J’exige d’être rémunéré en salaire pour travail de nuit et heures supplémentaires !

— Tais-toi Coco, j’ai besoin de ton aide.

— Le forfait nocturne n’était pas inclus dans le contrat, je regrette, monsieur, et vous vous en tirerez à bon compte si le Syndicat de Perruches n’exige pas de vous une amende de 10 % sur le prélèvement du prochain trésor.

— On verra les détails plus tard. Je dois consulter les archives.

— Supplément consultation des archives pour des raisons présupposées secrètes, cela vous vaudra…

— Je double ta ration de cacahuètes. »

Le perroquet se drapa dans ses plumes pour simuler un grand magistrat.

« Qu’est-ce que vous désirez savoir ?

— Quelles tentatives d’assassinats j’ai exercées ce mois-ci.

— 1er juillet : Abordage à succès du galion Le Folleto, recette : 1 000 ducats 35 centimes, 200 écus 29 centimes, ce qui fait en tout 2 001 ducats 80 centimes. Pertes endommagées : 2 mains tranchées et un homme tué. 2 juillet : Assassinat indirect à succès du capitaine Ébreux par son équipage et récupération de ce dernier, recette : 4 membres volontaires et une cargaison d’épices s’élevant à la valeur brute de 2348 ducats et 43 centimes. Pertes endommagées : absence jusqu’à preuve du contraire. Matin du 3 juillet…

— Bon, passe directement à ces trois derniers jours.

— 28 juillet : Jour de congé pour vos salariés. 29 juillet : Abordage sans succès d’un galion non immatriculé, recette : absence jusqu’à preuve du contraire. Pertes endommagées : trois membres. 30 juillet : Réunion du comité pour décider de la situation des mois à venir. Vous décidez que les prochains navires à aborder seront les suivants…

— Mais il n’y a pas d’autre tentative d’assassinat ?

— Aucune tentative d’assassinat direct ou indirect pour ce mois-ci. Mais en consultant votre agenda, on constate que vous en avez prévu un pour le 13 septembre, un pour le 17 octobre, et deux le Jour de l’An. Néanmoins, je suis à regret de vous informer qu’il n’y en a aucun autre, monsieur. Alors, elles viennent, ces cacahuètes ? »

Le capitaine lui donna une poignée d’arachides et se retourna vers les triplés et Robert qui ouvraient des yeux comme deux ronds de flanc.

« Oui, il est toujours comme ça. C’est depuis que la piraterie a été réglementée. Les corsaires, et tout. Les perroquets exigent à présent un salaire avec indemnités et un traitement correct pour assistance en tant que faire-valoir ou exercice de métiers divers. Quand j’ai acheté celui-là, je pensais juste qu’il ferait joli pour ma bourgeoise, mais en un rien de temps, il nous a rendu complètement fous !

— J’aurais une suggestion, dit le perroquet, sur la qualité des cacahuètes.

— Écoute, Coco, si t’es pas content, tu peux rompre le contrat et te barrer tout de suite.

— Le Syndicat ouvrira une enquête sur les conditions de travail, monsieur !

— Vous n’avez donc jamais commis d’assassinat envers le capitaine Sophonie ? demanda Robert.

— Sophonie ? Jamais entendu parler de ce mec-là. Un membre de l’équipage, peut-être. Coco ! Mets-moi les enregistrements de ces cinq dernières heures !

— Cuisine : Vous me voyez dans l’impossibilité de retranscrire lesdits enregistrement, étant donné mon absence et celle d’un de mes collaborateurs. Pont : À 17 h 45, le matelot du nom de Thomas le Borgne a déclaré : Ce capitaine, quel con tout de même ! Y s’rait temps qu’on fasse une petite mutinerie, parce que cet enfoiré commence à bien me casser les moules ! Ce à quoi le mousse Aldéric a répondu : Dis pas ça, imagine que son crétin de perroquet nous entende. Thomas le Brogne a répliqué par : Ouais bah c’t’enflure, je le boufferais un de ces jours. C’est pas un piaf non plus qui va faire la loi ! Le mousse Aldéric s’est alors écrié : Oh merde, il nous a entendu ! Ça va barder ! J’ai alors décrété : Messieurs, je ne vois obligé de vous dénoncer à mon syndicat pour insultes à un salarié avec complicité tacite, ainsi que préméditation de meurtre…

— Bon, mets-moi autre chose.

— Cale : Le mercenaire Léon de Brusques-selles a déclaré : Bon sang, pourvu que personne ne nous voie ! Le matelot Bertrand Donneur a ajouté : Tais-toi, personne nous verra, on a presque pas volé de bouffe, en plus. Des bruits de pas qui s’éloignaient ont retenti. Silence sur toute la ligne. Bureau du second…

— Bref, il n’y a eu personne à bord qui ait parlé de tuer un capitaine Sophonie ?

— Négatif. Il n’y a eu personne.

— Mais alors…

— Eh oui, bah je suis désolé, mais c’est pas moi qui ai voulu tuer votre boss. Trouvez-vous un autre coupable et foutez-nous la paix.

— Attendez ! Et l’émeraude…

— Je vous rappelle que je n’ai plus de poignard sous la gorge : je peux crier quand ça me plaît ! À MOI, MES BRAVES ! ON TENTE DE M’ASSASSINER ! AU SECOURS ! AU SECOURS ! »

Un des frères de Belville se précipita pour le bâillonner, mais déjà du renfort arrivait pour sauver Jean Banlère. Le combat s’engagea alors. Les lames se croisèrent avec fracas ; le dragonnet enflamma le pantalon d’un costaud qui s’enfuit en hurlant ; le perroquet s’envola de la pièce en criant : « Troubles internes au sein de l’entreprise détectés ! Les salariés sont priés de venir en renfort au président-directeur général !

— Et pour la dernière fois, Coco, appelle-moi CAPITAINE ! »

Ce fut le dernier mot distinct que Robert entendit à travers le tumulte. Ça y était. Il vivait une aventure et il ne se rendait compte qu’à l’instant. Mais tout ce qu’il voyait, c’était des hommes qui s’entretuaient dans une fureur sanguinaire. Comme à l’auberge. Était-ce juste cela, la piraterie ?

L’un des triplés se retrouva désarmé et se mit à combattre avec les dents ; un autre en projeta un qui traversa la fenêtre ; il y eut un sabre qui alla se planter au plafond, et un autre qui fila entre les jambes de Robert. Soudain on entendit une arme à feu et tous se retournèrent.

« Robert ! Je le savais que tu aurais des ennuis ! Ne crains rien, je suis venu pour te sauver ! »

Le capitaine Sophonie déboula dans la pièce, sous le regard terrifié des hommes… et ébahi de Banlère.

« Alors, où est ce fumier de Jean Banlère, que je lui montre quel est le goût de ses dents ? Je vous préviens, je vais me mettre en col… »

Il écarquilla les yeux en apercevant Jean.

« Non. C’est pas possible, dit-il. C’est… toi ?

— Et toi aussi, alors ? fit Jean, incrédule.

— Bobby ! Depuis le temps qu’on s’est pas vus !

— Rupert ! Oh bon sang, toi aussi tu es pirate, maintenant ? »

Les deux capitaines se sautèrent dans les bras. En voyant les mines incrédules autour d’eux, Sophonie se sentit obligé d’expliquer :

« On s’est connus à l’école primaire. On partageait tous nos goûters ensemble.

— Tu te souviens de la chanson de la maîtresse ?

— Et des bons points ?

— Et des vestiaires des filles ?

— Et de la fois où on était allés au square !

— Et quand on avait volé des pommes !

— Et lorsqu’on avait tabassé le chouchou !

— Ça fait si bien de se retrouver ensemble…

— Argh, fit un blessé sur lequel Robert se rendit compte qu’il avait un pied.

— Et quand on était tombés amoureux tous les deux de la même fille !

— Et le chien du voisin !

— Bobby mon vieux, il faut fêter ça !

— Matelots ! Ce soir, je déclare un banquet pour avoir retrouvé un ami qui est cher ! »

Aussitôt tous les hommes à terre se relevèrent en se disputant la première bouteille de rhum. Cinq minutes plus tard, le vieux Peng, Thomas le Borgne, les mousses, Robert, les matelots, les mercenaires, les de Belville, les capitaines, le second, tout le monde dansait sur le pont autour d’une table de festin.

*

La fête battait son plein à deux heures et demie du matin. Le capitaine Banlère mangeait un sanglier à grand renfort de rots bruyants, et même son perroquet se donnait à cœur joie en vidant les tonneaux d’alcool de cacahuète un par un.

« Et sinon, toi, demanda-t-il, comment ça va, le métier ?

— Oh, comme ci comme ça, hein, répondit Sophonie. De temps en temps un petit trésor maudit, et puis j’arrive à payer mes fins de mois…

— Tu sais pas ce qui est arrivé à Jaques Sparreau ?

— Non, raconte !

— Lui aussi, il est devenu capitaine !

— C’est pas vrai ! C’était pourtant lui qui pleurait chaque fois qu’il voyait une araignée !

— Et du coup, tu vas continuer la piraterie ? Tu t’es marié, t’as eu des enfants ? »

Sophonie déglutit. Il se devait de lui dire la vérité…

« Eh bien… »

Une explosion retentit : le dragonnet venait de faire flamber un tonneau de rhum. Des gardes de nuit se dépêchaient déjà de nettoyer les dégâts. Sophonie profita de cet incident pour détourner la conversation :

« Dis-moi, Bobby, je suis à la recherche d’un poignard en or avec une émeraude dessus. Tu ne l’aurais pas vue, des fois ?

— Un poignard avec une émeraude ? Oh, j’en ai eu un, par le passé, chez un orfèvre de la région, justement. Je commençais tout juste à me faire connaître sous le nom de Jean, à l’époque.

— Et qu’est-ce que tu en as fait ?

— Eh bien tu vois, je me suis fait choper par un corsaire, ce jour-là, et il m’a complètement plumé. Absolument tout pris, la navire, l’équipage la cargaison, les cartes…

— Même le poignard ?

— Ça a été le premier truc qu’il a pillé dans mon bureau. En ce moment, il doit être à un seigneur du coin ou des fonctionnaires de l’administration. Pas de pot, c’est sûr. Mais je me suis refait une santé, depuis.

— Eh bien je suppose que ma quête pour l’émeraude s’en arrête là. Mais dis-moi un peu : tu ne sais pas qui aurait pu m’assassiner ?

— Alors là non plus je peux pas t’aider, désolé. Mais si un jour je le trouve…

— Merci Bobby, ton aide m’aura été précieuse quand même. Je vais bientôt repartir. »

Un peu plus tard, de nouveau dans le vaisseau de Sophonie, celui-ci Robert, Rouette, la cuisinière, les de Belville et le vieux Peng ne savaient plus quoi faire. Le capitaine tournait en rond comme un lion en cage.

« Qui ? Qui cela peut-il être enfin ? Je ne vois pas qui peut vouloir m’assassiner…

— ’éfléchissez, capitaine. S’il veut que vous mou’’iez absolument, puisqu’il ne vous laisse pas pa’ti’ c’ever à l’aut’e bout du monde, c’est qu’il veut une vengeance…

— Mais l’assassin ?

— C’était peut-êt’e juste quelqu’un pou’ vous affaibli’ et vous t’aîner de fo’ce à son ’epè’e, capitaine.

— Tu as raison. Seulement nous ne savons toujours pas…

— Rrrrrr ! Hips ! Bonjourrrrr coco ! Hic ! Bonsoir salut la compagnie… »

Le perroquet de Bobby entra par la lucarne du bureau, complètement saoul.

« Je hips ! suis porteur d’une missive hors-administration, hips ! Un gars tout en noir qui vous dit de… Hic ! De venir le voir…

— Quoi ? Où et quand ?

— Les renseignements, hips ! vous seront indiqués une fois que vous m’aurez versé un verre ou deux d’alcool de cacahuète. »

Le capitaine Sophonie poussa un soupir et se tourna en direction des frères de Belville.

« Dessaoulez-le. »

Il l’empoignèrent chacun par une patte et sortirent de la pièce.

« Lâchez-moi, hips ! C’est une erreur ! Je me plaindrais au Syndicat des Perruches ! Profit d’ébriété pour l’exercice d’activité nuisant à un syndiqué, ça peut vous mener loin, vous savez, hips ! »

Une minute plus tard revenait le perroquet, complètement sobre.

« Alors Coco, quel était ton message ?

— Un homme louche tout en noir en haut de la crique m’a fait signe de venir lors de la fête et m’a dit qu’il vous attendait à la taverne du Cochon Volant. Tout de suite.

— Eh bien nous n’allons pas le faire attendre, si c’est lui qui nous a fait endurer tout ça.

— Et au fait, rajouta le perroquet.

— Quoi ?

— Le service n’est pas compris. »

Le capitaine le jeta par dessus bord d’un coup de pied au croupion.

« Me plaindrais…, cria-t-il. Le syndicat… Bloubloubloub… »

Le reste de ce qu’il disait se noya dans le grand vent. Finalement on le vit jaillir de l’eau et voler gauchement jusqu’au galion de son maître. Sophonie éclata de rire et se tourna vers les hommes.

« Nos mésaventures sont bientôt finies, moussaillons ! Souquez les artimuses !

— Qu’est-ce que ça veut dire, capitaine ? demanda alors Robert.

— Aucune idée. J’avais juste envie de dire ça. Allez, sortons de cette crique ! »

VI

La taverne du Cochon Volant était à l’écart de Port-Réac, et abandonnée depuis des années entières. Lorsque Sophonie et ses hommes y arrivèrent, à trois heures du matin, ils sentirent bien que quelque chose ne tournait pas rond. Une sorte de mélasse atmosphérique avait pris possession des lieux, comme pour leur faire signifier que les ennuis ne faisaient que commencer. Le capitaine leur fit signe qu’il ouvrait la marche.

La porte s’ouvrit avec un couinement de cochon enroué. L’intérieur était vide et poussiéreux. Aucun n’avait jamais vu une auberge aussi impeccable : il n’y avait aucun hurlement, aucun voleur ; les chaises et les bancs étaient à leur place ; il n’y avait pas une seule table de renversée. Pour des gens comme Robert, c’était quasiment une plongée dans le paranormal.

« Alors, y’a-t-il quelqu’un ici ? » cria le capitaine aussi fort qu’il put.

Seul le silence lui répondit.

« Bon, je vois. Je vous remercie de votre hospitalité. »

Il s’assit à un banc et fit signe à ses hommes de voir s’il restait du rhum dans les caves.

« J’attendrais le temps qu’il faudra ! »

Mais ses hommes ne partirent pas pour la cave. En fait, ils ne bougèrent pas d’un poil. Quelque chose, quelque part, ils en étaient tous sûrs désormais, les guettait.

Alors Sophonie commença à mieux voir la pénombre. Et il les vit.

Des guetteurs. Postés dans chaque recoin obscur, portant vers eux des pistolets chargés de poudre noire. Ils étaient tous faits comme des rats. Sophonie jura.

« Allons, rends-toi, Sophonie, » fit une voix qui venait de quelque part entre les poutres. Quelqu’un était tapi là-haut. Et Sophonie pria pour qu’il se trompe sur le propriétaire de cette voix. « Tu es foutu, mon vieux. Rends-toi, et tu auras peut-être une chance de ne pas te faire tuer tout de suite.

— Jamais. Jamais, tu m’entends ? Jamais je ne me rendrais !

— Je te reconnais bien là. (La voix eut un rire fin.) C’est d’accord. Je te laisse une dernière chance, et puis mes gars feront de toi un gruyère.

— Je n’ai toujours pas changé d’avis. »

Le silence lourd qui éclata était bien plus significatif que n’importe quel discours. Se concentrant sur leur cible, les hommes se mettaient en joue, attendaient juste le signal de départ.

« Ne le tuez pas, vous autres. Je m’en charge moi-même. Par contre, vous pouvez y aller pour les autres… »

C’était la fin. Le capitaine Sophonie s’était fait avoir comme un bleu. Il ferma les yeux. Lui, le grand pirate, allait se faire fusiller. Ce qui restait de son équipage allait se faire fusiller. Robert aussi… allait se faire fusiller.

Il espérait juste qu’il ne manquerait pas trop à Séraphine…

« Allons, vous autres, tir… »

Un énorme fracas retentit alors. Sophonie rouvrit les yeux. Et ressentit enfin une pointe d’espoir. Ce n’était pas le bruit d’armes à feu, oh non.

C’était le bruit d’un dragonnet qui avait bu de l’alcool et qui éternuait.

La pièce fut balayée par une explosion de chaleur. Les murs commencèrent à brûler, emportant avec eux plusieurs des hommes armés déjà piégés dans les flammes. Sophonie, les de Belville, Emma Quereau, Rouette et Robert se levèrent de leur banc et se précipitèrent vers l’entrée.

D’autres hommes leur tombèrent dessus.

« Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! »

Sophonie tira son sabre et leur trancha la gorge avant qu’ils n’aient eu le temps de leur faire quoi que ce soit. La porte d’entrée n’était plus qu’à cinq mètres, quatre mètres, trois mètres, deux mètres, un mètre…

Enfin. Ils passaient le pas de la porte. Ils arrivaient dans la lande, loin de la taverne qui continuait de flamber, loin du feu, loin de leurs agresseurs. Loin de l’homme qui leur avait tendu le guet-apens…

Sophonie s’arrêta enfin pour souffler.

« C’est bon, tout le monde est là ?

— Je suis là, dit Robert.

— Je suis là, fit Emma Quareau.

— P’ésent, capitaine ! clama le vigie Rouette.

— Nous sommes là, dit un des de Belville.

— Hin hin hin, ajouta le second. »

Le troisième, comme d’habitude, n’ajouta rien.

« Bien. Alors… »

Le capitaine s’arrêta brusquement. Tout le monde se dévisagea en comprenant, horrifié.

« ON A OUBLIÉ LE VIEUX PENG !!! »

Ils coururent tous vers l’auberge et plongèrent dans les flammes. Le vieux Peng était certainement le seul homme au monde à pouvoir se battre avec deux jambes de bois, un crochet et deux bandeaux, mais il parvenait à tenir bon. Et les hommes qui étaient en train de tenter de le combattre se retrouvaient bien vite à remarquer qu’une partie de leurs intestins avait décidé de partir en vacances.

« Peng ! T’en fais pas ! On arrive !

— Hé hé hé, moussaillons ! Je savais que vous me laisseriez pas tomber !

— Vous ! Aidez le vieux Peng à s’en sortir et filez ! Je dois affronter celui qui a manigancé tout ça seul à seul ! Vous m’avez compris ? »

Il était tard. Tout le monde était exténué par tous ces rebondissements n’avait plus envie de se battre. À regret, les de Belville, le vigie Rouette et Emma Quereau hochèrent la tête.

Mais pas Robert.

Il continuait de regarder fixement le capitaine d’une lueur de défi, une lueur qu’il n’avait jamais vu chez un gamin, même le sien. De lui émanait une volonté qui aurait non seulement plié de l’acier mais l’aurait aussi fait danser le twist s’il l’avait voulu. Une volonté supérieure à la plupart de celles des loups de mer, y compris les plus aguerris. Une volonté qui ne cherchait pas à discuter, mais à ce qu’on se plie à sa volonté, justement.

« Non, capitaine. Je viendrais avec vous.

— Robert ! Nous sommes cernés par les flammes ! Et je suis ton capitaine ! Alors arrête de faire l’enfant et comporte-toi en criminel responsable !

— Non, capitaine. Je vous ai déjà sauvé la vie une fois, non ? Vous savez que vous pouvez me faire confiance. »

Le capitaine soupira, puis lâcha :

« C’est d’accord. Tu peux venir. »

Et il bondirent à travers les flammes. Il y avait un homme. Encore un. Encore un. Un autre, avec une arme à feu, qui engagea le tir. Sophonie les dégomma tous un par un sans cesser de courir dans le brasier. Ceux qui n’avaient pas cette chance se retrouvaient alors le feu aux fesses dans tous les sens du terme.

« Où es-tu, chien galeux ? (Sophonie lâcha un toussotement. La fumée commençait à les étouffer.) Où es-tu, à moins que tu sois assez lâche pour nous laisser mourir asphyxiés ! »

Il entendit des bruits de pas montant un escalier.

« Ici ! Ici ! Approchez donc, venez me défier si vous l’osez ! »

En un clin d’œil, le capitaine et Robert gravissaient à leur tour les marches. C’est alors que leur bondit dessus, surgi de nulle part, un homme au visage blafard et défiguré.

Le capitaine Sophonie poussa un hurlement.

« C’est Bonne-bouille, le second de… »

Mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase que déjà l’homme engagea le duel.

« Robert, recule ! »

Acier contre acier. Dans un escalier. Dans une auberge en flammes. Sopnohie était fou. Il le savait. Mais il n’avait pas le choix. Il fallait en découdre. Aujourd’hui et maintenant. Une bonne fois pour toutes.

Bonne-bouille essuya une botte, puis deux, avant d’érafler une côte de son adversaire. Le capitaine rugit et dévia le coup suivant. La lame alla se planter dans la rampe d’escalier. Il profita de son acharnement à ôter la lame pour le décapiter net. Et éclata de rire. C’était plus facile qu’il ne s’y attendait, finalement. Les hommes étaient morts ou en déroute. Il venait de tuer Bonne-bouille. Il ne lui restait plus qu’à en finir avec…

PAN.

Sophonie se retourna, juste à temps pour voir le tireur s’enfuir. Robert resta un moment debout dans les escaliers, puis il s’écroula et tomba en bas dans un sourire niais. De son ventre jaillissait le sang qui sort toujours quand on vient de vous transpercer le ventre avec une balle.

« Robert ! Non ! Non, pas toi, par pitié ! Robert ! »

Il se précipita vers le petit et le força à garder connaissance.

« Robert, s’il te plaît, dis-moi quelque chose…

— Pirate… Je suis un pirate… Sillonnant les mers infinies, les océans inconnus… L’âme d’un aventurier, toujours prêt à aider son équipage, ses amis… Je combats ceux qui s’opposent à moi avec ma rapière étincelante… Je suis un pirate… Pi… rate… »

D’un coup les flammes arrêtèrent de brûler, la fumée d’étrangler, le monde de bouger. Robert perdit connaissance, les yeux vitreux et Sophonie éclata en sanglots.

« Robert… »

Sophonie n’eut pas la force de vérifier si le cœur battait encore. Tout était perdu, il le savait. Bientôt les flammes carboniseraient son corps et on n’entendrait plus jamais parler du petit garçon qui rêvait de partir dans la piraterie.

« Robert. »

Plus jamais. La rage monta en lui et inonda tout.

« Robert ! »

Alors il se retourna. Alors il vit l’escalier. Qui l’attendait. Avec tout en haut ce salaud, ce GROS salaud qui avait tout manigancé. Il allait lui faire passer le goût du vin, à ce zozo-là, et il comptait le faire très, très consciencieusement. Alors il monta les marches quatre à quatre, brandissant son sabre, prêt à affronter et à trancher en rondelles tout ce qui l’attendrait en haut.

Sauf que tout ce qui l’attendait en haut, c’était tout bonnement… rien.

« Eh bien ? Où es-tu, fumier ? Je pensais que tu voulais en découdre ? »

Pour la deuxième fois en un quart d’heure, le silence.

« J’ai vraiment envie d’te tuer, tu sais ça ? »

Il entendit un crissement d’épée, quelque part dans le clair-obscur des flammes et des ombres qui envahissaient son champ de vision.

« Qui ? Qui es-tu pour vouloir me tuer à tout prix, moi et tous ceux que j’aime, quitte à envoyer ton second et tout ton équipage se faire tuer pour faire main basse sur moi ? Qui es-tu pour te comporter en un monstre pareil ?

— Qui je suis ? Mais tu le sais très bien, capitaine Rupert Sophonie… »

Et se découpa, petit à petit devant lui, la silhouette de tous ses pires cauchemars.

« Je suis… »

L’homme se rua vers lui et leur lames crachèrent des étincelles.

« Ivan le Sanguinaire ! »

VII

Ivan le Sanguinaire se nommait ainsi depuis qu’il avait abandonné son précédent surnom : Barbe-blanche-avec-un-peu-de-noir-qui-vire-au-châtain-sombre-par-endroits-ainsi-que-quelques-nuances-de-gris. Cette appellation, trouvée par un perroquet, n’avait pas fait long feu.

Ce forban écumait les mers depuis des décennies. Il s’agissait du plus fourbe, du plus vicieux, du plus horrible pirate que les mers aient jamais connu. Quand il revenait d’une île après avoir enterré un trésor, il était toujours seul, à ce qu’on disait. À vrai dire, à l’allée, il était également seul, car il n’y avait personne pour lui faire confiance. Ivan le Sanguinaire était un monstre assoiffé d’or et de sang. Il n’en avait jamais assez. D’accord, dut reconnaître Sophonie, lui aussi, mais chez Ivan… C’était pire. C’était comme si tout l’univers devait lui revenir de droit et qu’il fallait qu’il le réduise en marmelade après lui avoir au préalable tout ce qu’il avait de précieux. Ivan le Sanguinaire était bien le pire des pirates.

Et à présent, il se retrouvait à nouveau à devoir le combattre, coûte que coûte, priant désespérément pour avoir une chance.

« Tu t’en tires toujours aussi foutrement bien, à l’épée. »

Sophonie ne répondit pas et se concentra sur la touche suivante.

« Eh bien, tu es moins bavard que la dernière fois. »

Il cherchait à le provoquer. Ne pas lui répondre.

« Tu sais, je suis désolé pour le p’tit, mais il ne fallait pas qu’il vienne. C’est notre duel, Sophonie, notre duel à nous deux…

— Désolé ? Comment est-ce que tu peux être désolé pour moi alors que tu as tué ma femme et mon fils, hein ? Arrête de te moquer de moi et mets enfin un peu d’honneur dans ce combat !

— L’honneur ? Mais l’honneur n’existe pas chez un pirate… »

Encore un coup. Un autre. Un autre. Un autre. La fatigue commençait à lui voiler les yeux.

« Un vrai pirate n’hésite jamais quand il peut vaincre un adversaire ! Un vrai pirate peut s’enrichir autant qu’il veut car il n’a pas de problème de conscience ! Un vrai pirate est LIBRE, mon cher Sophonie, libre, et j’ai l’impression que tu ne l’as pas été de toi-même depuis très longtemps !

— Ah ? Et que vaut cette liberté quand on se met à faire des exactions pareilles ?

— À ton avis, combien de femmes as-tu faites veuves ? Les hommes que tu as tué valaient-ils mieux que ton équipage ? Un équipage assez véreux, par ailleurs… »

Il ne fallait pas céder à la rage. Ivan cherchait à le déconcentrer de toutes les manières possibles. Encore un coup. Encore un coup…

« Est-ce que tu comprends qu’être pirate signifie ne plus avoir besoin de se soucier de son prochain ? De découvrir enfin que la seule personne qui compte, c’est toi ? Est-ce que tu comprends que les autres ne sont qu’un moyen, et si tu t’occupes d’eux, ils ne deviennent qu’un poids mort dont il faut se débarrasser au plus vite ? L’amour, la fraternité, l’honneur et toutes ces valeurs à peine bonnes pour les chiens et les corsaires, ne servent qu’à nous embrouiller l’esprit. Car la seule chose qui compte au final, c’est l’or… »

Il brandit son épée bien haut.

« ET LA VENGEANCE ! »

Sophonie l’évita de justesse.

« Alors tu m’en veux toujours autant, toi aussi ?

— J’ai juré d’éliminer tous ceux que tu aimes, dussé-je vivre cent ans pour ça ! Que le monde entier se fasse cracher à la figure en voyant tous les pirates qui m’aient laissé une cicatrice, aussi insignifiants soient-ils, pour montrer qu’on ne rigole pas avec Ivan le Sanguinaire ! Mais toi, c’était encore pire… »

Sophonie remarqua alors qu’il tenait encore une fois son sabre de la main gauche. Quand verrait-il enfin la droite ?

Le timing de la narration lui répondit : Tout de suite.

« Oui, toi, c’était encore pire ! »

Il ne lui montra pas sa main droite. Mais un crochet acéré et couvert de sang séché.

« Tu m’as pris… une main ! Oui, Sophonie, tu m’avais à moitié tranché la main, et pour éviter la gangrène, ces troufions de médecins ont dû me l’amputer ! Je les ai tués avec toute leur famille, après ça ! Mais j’ai compris trop tard que tu en étais la véritable cause ! Voilà pourquoi je les ai tous tués ! Ta femme, ton fils, Decanon, Delépée, Fiona et Robert… Et je me suis arrangé pour que ce soit toi le dernier. »

Au moment où il prononçait ce mot, il lui planta le crochet au bas-ventre. Sophonie, estomaqué, recula jusqu’au mur, tandis que Ivan le Sanguinaire le retirait de sous sa peau, le remuant de temps en temps pour accentuer la douleur.

« Non…, murmura-t-il.

— Non ? Tu dis « Noooooonnn », capitaine Sophonie ? Eh bien moi je dis : Si, mon cher forban !

— Non… Non, je ne suis pas… »

Ivan s’arrêta alors qu’il était sur le point de lui trancher la tête.

« Non, je… ne… suis… pas… le… dernier… »

Oh bon sang, comme il avait sommeil, et mal…

« Non… pas… le… dernier… non… il… il…

— Quoi, il ?

— Il en reste une. »

Certaines personnes trouveront quelque peu déloyale la présence de coups de pied dans les noyaux de cerise dans un duel selon les règles de l’art, mais c’est la meilleure chose à faire quand l’autre commence à s’intéresser à ce que vous dites. D’autant plus lorsqu’il est administré par une autre personne dans le dos de l’adversaire, où il suscite vraiment un bel effet de surprise. Après tout, les pirates n’ont pas d’honneur, non ?

Ivan le Sanguinaire s’écroula avec un bruit de ballon dégonflé tandis que derrière lui, debout et fière, se trouvait Séraphine, plus belle que jamais, portant le corps de Robert sur le dos.

« Séraphine, bon sang ! Il était temps que tu viennes ! Les autres vont bien ?

— Parfaitement bien, Sophonie.

— Merveilleux. Aide-moi à me relever.

— Dis donc, que je te sauve la vie en pleine nuit, comme ça, ça vaut bien un petit quelque chose ? (Elle avança ses lèvres dans sa direction.) N’est-ce pas… mon beau pirate ?

— Oui, exactement. Je te donne… toute ma considération. Allez, on s’arrache d’ici. »

Et alors que la taverne était sur le point de s’écrouler dans les flammes, alors que les deux complices sortaient du bâtiment, le capitaine Ivan le Sanguinaire, désormais privé d’hommes et de second, poussa un râle, faible mais distinct, où l’on pouvait l’entendre dire :

« Vous allez me le payer… me le payer… »

*

Il était sept heures du matin, l’aube se levait sur le petit village de Port-Réac, et le capitaine Sophonie n’était pas prêt de partir à l’aventure où que ce soit. Non, il faisait un festin avec son équipage sur le pont de son rafiot pour célébrer sa victoire contre son pire ennemi.

« Passe-moi donc le champagne, Rouette, lança-t-il après avoir bu d’un trait sa chope de rhum avec un siècle de fermentation.

— D’acco’d, capitaine, mais ça vous ’end malade, ap’ès, les alcools fo’ts…

— Camarades ! (Sophonie leva son verre bien haut.) En ce jour de festivités, je voudrais rendre officielle la présence à bord d’un nouveau moussaillon… »

Tous les regards convergèrent vers le jeune homme qui se tenait à la gauche du capitaine, le torse nu recouvert de bandages.

« J’ai nommé Robert le Brave ! »

Robert eut un sourire faible, et toutes les personnes présentes l’applaudirent : le vieux Peng, le vigie Rouette, les de Belville, et, oui, même Emma Quereau, qui pour la première fois de sa vie souriait.

« Mais nous n’allons pas pouvoi’ liv’er la ma’ie-jeanne de sitôt, capitaine. Déjà, nous allons avoi’ fo’tement besoin de fai’e des ’épa’ations…

— Taratata. Les réparations, je m’en charge. Je ferais venir des gars compétents. Ça va faire l’objet de trois jours, ou je les jette par-dessus bord.

— Mais capitaine ! Il nous manque un second, un qua’tier-maît’e et un a’mu’ier !

— Hum, excusez-moi, si vous me le permettez… »

Alors tout le monde tourna la tête vers le troisième triplé de Belville. Celui qui ne l’avait pas ouverte une seule fois de toute l’histoire.

« Tu… Tu parles ? s’exclama Sophonie.

— Oui, mais je suis d’un naturel peu bavard, cela va sans dire, ha ha, si vous me passez l’expression. Il est vrai que mes frères ont quelque peu oublié la noblesse de notre famille désargentée, mais je tiens à dire, capitaine, si vous me le permettez, que je ne saurais me résoudre à abandonner la langue et la diction que j’eus à travailler durant sept ans, ainsi que l’héritage de mes ancêtres de Belville, même s’il se résume à un ou deux souvenirs de notre cher papa et aux gros câlins de maman. Pour en revenir à notre sujet de conversation, messire Rouette nous faisait donc signaler qu’il est on ne peut plus vrai qu’un quartier-maître nous manque. Je puis m’acquitter de cette tâche, et je prendrais grand bonheur à faire des divisions à retenue multiple… »

Le capitaine écarquilla les yeux : il était déjà éberlué qu’un de Belville puisse compter jusqu’à deux.

« …et en outre, je possède un sens des affaires, qui, si je ne m’abuse, est aiguisé en matière de pouvoir obtenir des marchés d’une grande rentabilité. J’aimerais également attirer votre attention sur le fait qu’il nous manque un armurier ; par bonheur, je saurais vous dépanner, si j’ose dire, grâce aux quelques connaissances qui me furent transmises de ce métier fascinant auquel un gentilhomme, hélas ! est censé mépriser. Mais je me référerais comme il se doit avant tout à une autorité supérieure, j’entends par là ad metaphoria l’avis de notre cher capitaine de cette petite initiative. Capitaine ? Vous allez bien, capitaine ?

— Heu, oui, c’est juste que je suis… un peu surpris, hein ? Évidemment que tu peux faire quartier-maître et armurier, mon gars ! Et tu enseigneras le métier à Robert : il a l’air fichtrement bon pour ce qui est de viser !

— Mais il nous manque enco’e quelqu’un, et c’est…

— Hé ho, du bateau ! »

Toutes les têtes se tournèrent vers la passerelle. Une magnifique femme rousse, toute vêtue de vert, avec un tricorne élégant et des bottines à talons discrets qui ne l’étaient pas moins, dévisageait l’équipage d’un petit air farouche que Sophonie reconnaissait bien.

« J’ai cru comprendre que vous aviez besoin d’un second… »

Le capitaine éclata de rire.

« Hah ! Je te dois bien ça, Séraphine. Monte donc, mais je te préviens : la prochaine fois que tu me demande en mariage, je te jette aux requins ! »

Et ce fut la fin. Une sacrément bonne journée se profilait. Robert avait survécu. L’équipage était à nouveau au complet. Et les convives, heureux, se mirent à chanter tous en chœur :

Il était un petit navire, navire, navire

Avec un capitaine barbon, barbon, barbon…

*

La secrétaire coupait du papier.

Elle portait toujours le même coupe-papier, en or et recouvert de pierres précieuses. La plupart étaient certainement de la pacotille, mais les grosses avaient l’air d’être des vraies. Hélas, c’était à son employeur, elle n’avait donc, selon les normes, aucun droit sur sa propriété.

Soupirant, elle regarda sa paperasse. Un perroquet serait venu se plaindre de mauvais traitements, mais les fautifs auraient pris le large vers une destination inconnue en criant : Mes meilleurs vœux pour ce sale piaf ! La routine habituelle, en gros, sauf qu’il s’était également passé quelque chose de moins anodin.

L’auberge abandonnée du Cochon Pendu avait flambé, et on y avait retrouvé de nombreux cadavres calcinés. La plupart auraient été identifiés et auraient appartenu à un pirate du nom de Ivan le Sanguinaire. Un règlement de compte, sans doute. En tout cas, le corps de leur chef n’avait pas été découvert.

Qu’avait-elle encore à faire ? Oh, recevoir d’autres corsaires, dont quelques dissidents se feraient pirates et ensanglanteraient les sept mers. Et couper du papier. La vie reprenait son cours…

Elle reprit sa lame et se remit à couper de papier. De temps en temps, elle le faisait comme ça, juste pour le plaisir. Cette lame coupait vraiment bien et elle n’aurait pas été surprise qu’on lui apprenne qu’elle ait été, comme le manche, travaillée par un orfèvre du coin.

Son regard fut soudain attiré par la plus grosse pierre, celle du centre. Elle était verte, avec un J.B. calligraphié gravé dessus. Curieux. Sans doute une de ces émeraudes venues de ces pays mystérieux et inconnus dont elle n’avait rien à foutre.

Et pourtant… Elle se frotta les yeux pour dissiper la sensation. Elle repartit aussi vite qu’elle était venue. Alors, perplexe mais rassérénée, elle se remit à couper le papier.

Les pierres précieuses ne font pas de clin d’œil. Pourtant, elle aurait juré que celle-ci venait de lui en faire un.

Le Moine Rouge,

Lux, 20/07/17,

à 15 h 47.


Texte publié par Le Moine Rouge, 13 juillet 2017 à 12h23
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