Le mensonge
Le temps qu’il me reste avant que nous ne débarquions, je le passe à m’interroger. Est-ce que je dois lui dire une fois que nous aurons mis pied à terre ou bien dois-je garder le silence comme me l’a conseillé cette femme ? Je refuse d’être la victime d’un chantage aussi odieux, mais la vie d’Elya est en danger. Il ne s’agit pas non seulement de mon âme sœur ou de mon époux, mais je parle d’un roi. Si je dépasse la limite instaurée par cette harpie, un royaume et tout un peuple vont pleurer leur roi, une fois encore. Le chagrin de la mort de leur précédent roi n’a pas encore eu le temps de s’effacer, les larmes n’ont pas encore séché et les pleurs ne se sont pas encore tus qu’ils affronteraient une nouvelle épreuve. Je ne peux pas leur soumettre un tel fardeau, mais Elya me reprocherait de le mettre à l’écart et je sais qu’il serait prêt à se sacrifier pour les autres. Et si je me tais, cela va être un sujet de dispute. Je crois que je n’ai pas le choix, il va falloir que je lui avoue.
J’aperçois de loin les premiers traits de la première île qui se dessinent tranquillement à l’horizon, tandis que nous approchons. Et plus l’île grandit sous mes yeux, plus mon estomac se noue. Je sais que le moment de vérité approche, le moment où je vais devoir surpasser ma peur pour tout avouer à Elya. Mes mains tremblent et mon cœur s’emballe. Je ne veux pas le perdre. Je l’aime bien trop pour cela, mais si c’était à lui que ce chantage était arrivé, j’aurais voulu qu’il me le dise, même si je devais en mourir.
La demi-heure qui s’écoule est atroce. Je cherche à fuir Elya, je l’évite autant que cela m’est possible et je m’isole pour réfléchir et tenter de trouver une autre solution, mais je n’arrive pas à réfléchir correctement. Mes pensées s’embrouillent dans mon esprit, tout est confus. Il n’y a pas d’issue.
Finalement, le bateau s’arrête et une sonnette retentit avec une telle puissance que les villages d’à côté auraient pu l’entendre. Il faut que je retrouve Elya et que nous récupérions nos affaires. J’ignore combien de personnes vont débarquer, mais les couloirs sont bondés et j’ai l’impression de nager à contre-courant dans une rivière. Je parviens malgré tout à atteindre la chambre et, lorsque j’y entre, Elya est là. Il referme la dernière valise.
— Ah, tu es là ! dit-il en m’apercevant. J’ai craint un instant que tu ne te sois perdue. Je me suis occupé de nos bagages, quelqu’un va venir les chercher.
— D’accord. Elya, toutes ces personnes vont débarquer sur l’île ?
— Non, bien sûr que non, mais comme le bateau ne repart que demain, la plus grande partie en profite pour visiter ou se restaurer à d’autres points que ceux présents dans le bateau. Ils prennent l’air et se dégourdissent un peu les jambes, si tu préfères.
— Oh, d’accord.
Je suis rassurée. J’espère qu’il n’y aura pas grand-monde sur cette île, mais il faut que je sois certaine de trouver un endroit où Elya et moi puissions être tranquilles pour que je lui confesse tout. Un endroit où les murs n’ont pas d’oreilles.
Nous nous frayons un chemin dans la foule dense et lorsque je pose un pied à terre et lève le regard vers le ciel, j’inspire profondément. Cet endroit est charmant, paradisiaque. J’ai l’impression de me trouver à Tahiti, c’est assez étrange mais également très plaisant. J’ai retiré mes chaussures pour sentir le sable fin sous mes pieds et, de là où je me tiens, je peux apercevoir les premiers bungalows en bambou avec leur toit en feuilles de palmiers ou en paille. L’endroit ne manque décidément pas de charme, mais il est rapidement envahi par les visiteurs. Demain, quand le bateau repartira, cet endroit retrouvera sa tranquillité et sa beauté. Avec tous ces touristes, j’ai l’impression de me retrouver en plein cœur d’une grande ville à l’heure de pointe.
Elya et moi atteignons difficilement un petit stand où il est possible de louer ou réserver des bungalows. Nous devons attendre vingt minutes avant que ce ne soit notre tour, car les gens, malgré la présence d’un roi, refusent de céder leur place. Ils sont avares et égoïstes, c’est affligeant. Ici, c’est comme dans une jungle, c’est la loi du plus fort. Il faut se battre pour gagner sa place.
Lorsque nous arrivons devant le réceptionniste, Elya se présente et prévient qu’il a réservé un bungalow. Il paie en échange des clés. Nous nous éloignons aussitôt de la foule pour nous rendre dans la partie réservée aux bungalows, nous éloignant ainsi du centre, là où se dressent tous les commerces et les restaurants. Oh, ils ne sont pas très nombreux et ne paient pas de mine, mais c’est une attraction suffisante pour un millier de touristes semble-t-il. Ils doivent probablement servir des spécialités locales, une idée palpitante et alléchante pour les papilles de nos chers touristes.
Lorsque j’entre dans le bungalow, à la suite d’Elya, et que je referme la porte, tous les bruits disparaissent et un silence étonnant s’installe. Je soupire, rassurée.
— Tous les restaurants risquent d’être complets ce soir, je fais en soufflant.
— J’ai prévu le coup. Ce n’est pas la première fois que je viens ici, et à chaque fois c’est la même histoire, me sourit Elya. Je suis passé à la boutique du bateau pour acheter deux repas avant de descendre.
— Tu es incroyable.
Dieu soit loué, nous n’allons pas mourir de faim ce soir ! Je reprends un peu mes esprits et observe le bungalow. Il est simple et modeste, mais je l’aime bien. Ce séjour aurait réellement pu nous permettre de nous détendre et passer du bon temps. Nous aurions mené une vie simple durant quelques jours, au cœur d’une nature sauvage, près de la plage, sans rien ni personne pour nous déranger. Au lieu de ça, je vais devoir tout avouer à Elya au risque de le perdre et ce séjour idyllique va se transformer en deuil. Je n’ai pas envie de ça, mais je dois prendre mes responsabilités. Soit c’est la vie d’Elya, soit c’est celle de millions d’autres personnes une fois que cette vipère m’aura réduite en esclave. Il est hors de question que je serve quelqu’un d’aussi diabolique, d’autant que je soupçonne le roi Goldorus d’être derrière toute cette machination.
— Bien, dit Elya. Nous sommes condamnés à rester ici jusque demain midi si nous ne voulons pas être piétinés.
— Les activités risquent d’être plutôt limitées, je remarque.
— Ce n’est pas très grave, que je sache…
Ces mots prononcés d’une voix si rauque et vibrante tandis qu’il s’avance vers moi, le regard brûlant, me font frémir. Mes lèvres s’étirent en un sourire. Je devine parfaitement ses intentions et, à cette seule perspective, mon cœur s’emballe. C’est peut-être la dernière fois que nous allons le faire, autant en profiter un maximum et faire en sorte qu’il n’oublie jamais cet instant, cette journée, même du plus loin où il se tiendra dans le royaume fantôme, même si ses souvenirs seront à jamais perdus ; seul celui-ci demeurera à jamais.
Il glisse ses bras autour de moi et ses lèvres viennent rencontrer les miennes. Je réponds avec fièvre et passion à son baiser tandis que mes mains, tremblantes, remontent le long de son torse jusqu’à son visage. Au-dehors, les éclats de voix et les rires ne sont plus qu’un vague souvenir. Le monde autour de nous s’efface lentement. Mon corps vibre au rythme du sien, nos souffles se mélangent, notre respiration s’accélère et je m’offre totalement à lui tandis que les derniers échos d’une fête enivrante se font entendre dans mon esprit grisé.
***
C’est avec angoisse que je regarde les derniers touristes monter à bord du Diamant Blanc. Le moment fatidique est arrivé, mais il est hors de question que je monte une fois de plus à bord de ce bateau et que j’abandonne encore Elya. Malheureusement pour moi, les probabilités qu’il meurt aujourd’hui sont énormissimes, mais je ne veux pas mettre ce monde en péril. Il y a encore d’autres personnes auxquelles je tiens, comme Toriel, Mélisandre, Shou…
J’inspire profondément et la sonnette du bateau retentit bruyamment alors qu’il s’éloigne lentement. Ça y est, il est l’heure. Je sens la main d’Elya dans mon dos qui me caresse doucement.
— Tu frissonnes… Tu as froid ?
— Non, j’ai peur.
— Peur ? Mais de quoi…
— Elya, y a-t-il un endroit sur cette île où nous pouvons discuter tranquillement ?
— Oui, bien sûr…
Il m’amène un peu à l’écart du village, dans la forêt de bambous. Nous sommes assez loin des villageois et je ne vois personne alentours. Je tremble comme une feuille. J’ai peur des conséquences, mais il faut absolument que je le fasse. Il ne reste plus beaucoup de temps avant que cette créature ne s’aperçoive de mon absence sur le navire.
— Elya, tu… tu vas mourir aujourd’hui.
— Quoi ?
— Tu portes une bombe sur toi, tu es une bombe !
— Comment ça ? Je ne comprends pas, mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Sur le bateau, il y a une étrange créature qui est venue me rendre visite et elle m’a fait du chantage. Elle m’a ordonnée de remonter sur le bateau aujourd’hui et de la suivre, sinon tu mourrais.
Il blêmit et me scrute longuement du regard, figé comme une statue. Moi, je sens les larmes me monter aux yeux.
— Je suis désolée, Elya, pardonne-moi… Elle voulait se servir de moi à des fins monstrueuses et je suis presque certaine que le roi Goldorus est derrière tout ça.
— Tu as bien fait, dit-il d’une voix blanche.
Il s’assoit lentement sur la souche d’un arbre derrière lui, complètement dépité. Et moi, j’ignore comment le réconforter. Je ne suis pas sûre que ce genre de nouvelles puisse réellement être digéré. Moi-même je n’aurais pas franchement apprécié que l’on me dise le jour où je dois mourir, mais c’est fait. Il devait savoir.
Une explosion se fait tout à coup entendre et j’ai l’impression de sentir mon cœur s’arrêter de battre.
— Non… Non, non, non !!!!
Je me précipite vers la plage sous les cris d’Elya, complètement paniquée, et quand je l’atteins, le spectacle qui s’offre à moi me laisse complètement démunie. Mes jambes sont incapables de me porter plus longtemps et plient sous mon poids. C’est une épaisse colonne de fumée noire que je vois au loin, mais le bateau n’est plus là. Il y a quelques débris éparpillés et j’entends au loin d’innombrables voix et pleurs. Les villageois accourent et tous amarrent leur bateau pour porter secours aux quelques survivants qui ont eu la chance d’échapper à la mort.
— Elle a bluffé, je murmure.
Je sens deux bras puissants m’enlacer et les larmes coulent sur mes joues alors que je contemple le désastre, anéantie. Il y avait des milliers de vies sur ce bateau, toutes mortes, effacées à jamais par ma faute, car j’ai été trop égoïste.
— Elle… Au départ, elle m’avait dit qu’il y avait une bombe sur le bateau et je l’ai trouvée. Elle m’a surprise, je balbutie, ébahie et sous le choc. Là, elle m’a dit que cette bombe était factice et que c’était toi la bombe. Elle a… Elle a bluffé, Elya, et à cause d’elle tous ces gens sont morts. Ils sont morts à cause de moi…
— Non, Amaranthe, ils sont morts à cause de cette femme. Ce n’est pas toi qui as placé la bombe sur ce navire et il y avait manifestement une faille au niveau de la sécurité. Mais si ce que tu dis est vrai, alors elle doit être sur cette île. Il faut la retrouver.
— Elle a sûrement dû prendre la fuite à l’heure qu’il est, Elya…
J’enfouis mon visage au creux de mes mains, tremblante, et il me serre un peu plus contre lui. Tant de vies qui ont été détruites et tout ça pour quoi ? Une question de pouvoir… Mais quand ces créatures vont-elles finir par comprendre qu’il est tellement mieux de vivre dans un monde de paix, sans se préoccuper de savoir si le voisin a plus de territoire que soi ? Pourquoi veulent-elles toujours plus de pouvoir et de richesse ? Qu’est-ce que cela va leur apporter, finalement ?
Je renifle bruyamment et me laisse aller à mes pleurs tandis que j’entends encore les villageois crier, paniqués, prendre les rames et pagayer. Tout ça est tellement insensé.
***
Il n’y a eu qu’une dizaine de survivants seulement. Une dizaine sur un millier, si ce n’est pas plus. Comment un tel désastre a-t-il pu se produire ? Pourquoi les gens sont-ils si cruels ? Et au nom de quoi ? Elya est parti à la recherche de cette femme étrange, je lui en ai fait la description, mais je doute sincèrement qu’il puisse retrouver sa trace. À l’heure qu’il est, elle doit être loin. C’est elle qui a tout organisé, ou quelqu’un d’autre ; sa fuite a donc forcément été programmée. Je suis dorénavant seule dans la chambre, à attendre le retour de mon époux dans le silence et la solitude. Ce qui aurait dû être un séjour de rêve se transforme à présent en un véritable cauchemar. Finalement, nous n’aurions jamais dû faire ce voyage, c’était une très mauvaise idée, nous avons été trop égoïstes.
Je soupire et me recroqueville dans les draps du lit, anéantie et ravagée par la tristesse. Je suis encore sous le choc de ce qui s’est passé et je crois que mon esprit refuse d’y croire. Après tout, si j’admets ce qui s’est passé, c’est reconnaître que je suis à l’origine du meurtre de toutes ces vies et que j’ai détruits des centaines de familles. J’ai été trop crédule, trop naïve, et j’ai cru le mensonge de cette odieuse femme. Elle m’a manipulée à sa guise et je suis persuadée qu’elle va sévir encore une fois. Sauf que je n’aurai plus le choix d’accepter, cette fois-ci. J’ai peur de ce que l’avenir me réserve, de ce qui m’attend. Je suis un vrai danger pour ce monde, peut-être aurait-il mieux valu que je meurs ici ou ailleurs, mais que je ne sois plus un danger pour quiconque.
J’entends tout à coup quelqu’un frapper à ma porte et je me fige. C’est à peine si j’ose respirer. Est-ce encore cette créature ? S’agit-il de quelqu’un dont les intentions sont mauvaises ? J’ai peur d’ouvrir la porte.
— Majesté Amaranthe, je suis envoyé par votre mari Sire Elya.
Malgré ces paroles, je reste sur la défensive. Je ne veux plus prêter ma confiance aussi facilement à qui que ce soit. Alors je reste enfouie dans les draps du lit à attendre que la personne qui se tient devant cette porte s’en aille.
— Je comprends que vous ne vouliez pas m’ouvrir, Sire Elya m’a prévenu, mais je tiens tout de même à ce que vous sachiez que je vais rester devant votre porte pour monter la garde. Sire Elya a estimé cela préférable pour votre sécurité.
Je voulais qu’il s’en aille, au lieu de cela il reste.
— Majesté, pouvez-vous au moins me répondre afin que je sache que vous êtes là ? Sinon, je vais être contraint d’ouvrir la porte pour vérifier le lieu.
— Je… Oui, je suis là.
— Merci, Majesté.
Je renifle bruyamment et tente de retenir les nouvelles larmes qui veulent couler. Les heures passent lentement, le temps me paraît long. Je m’endors parfois et, quand je suis réveillée, je prête attention au moindre bruit dehors. J’entends parfois mon garde du corps faire quelques pas devant la porte, je l’ai même surpris à échanger sa place avec quelqu’un d’autre le temps qu’il prenne sa pause, mais toujours aucun signe de vie d’Elya, et le jour commence à décliner. Va-t-il me laisser seule cette nuit ? Je ne l’espère pas, j’ai besoin de lui près de moi, de ses bras puissants qui m’entourent, de sa chaleur, de sa voix suave qui susurre à mon oreille des mots réconfortants…
Au lieu de ça, sa place est vide et froide et sa présence me manque terriblement. Je me sens tellement seule. Et abandonnée. Tout ça m’a coupé l’appétit et m’a fatiguée. Finalement, épuisée, je finis par m’endormir.
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