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tome 2, Chapitre 19 « Le chantage » tome 2, Chapitre 19

Plusieurs jours se sont écoulés depuis notre départ. Je ne les compte plus et j’ignore combien de temps il nous reste avant de débarquer aux Îles de Therdonne, mais cette croisière est un véritable conte de fées. Lorsque les gens ont su que le roi et la reine étaient à bord, nous avons eu droit à des courbettes, des formulations de politesse, des cadeaux et des services gratuits. C’en était trop pour moi, j’ai demandé à être considérée comme une simple passagère. Oui, les premiers jours ont été un véritable cauchemar à cause de mon nouveau statut social, mais à présent que les gens ne se précipitent plus à mes pieds pour me saluer, le regard empreint de crainte et d’admiration, tout se déroule à merveille. Je profite de la piscine, du spa, des spectacles qui se déroulent à longueur de journée. Mon estomac lui aussi ne suit plus le rythme avec tous ces plats succulents que je déguste tous les jours et mon palet en est absolument ravi. Et, cerise sur le gâteau, mon mari est très attentionné envers moi.

Qu’est-ce qu’une femme pourrait espérer de plus ? Je vis un rêve et c’est moi, Amaranthe, qui suis au cœur de celui-ci. Jamais je n’aurais cru un jour posséder autant de choses.

Cette seule pensée me ravit et je bois encore une gorgée de champagne, avant de reposer la coupe, tout en admirant les splendides créatures qui se mouvent avec sensualité sur la scène, sur un fond sonore très doux et reposant. Le serveur arrive et dépose nos assiettes sur la table en nous souhaitant un bon appétit, avant de s’éloigner d’un pas silencieux. Je ne me souviens plus exactement du nom du plat que j’ai commandé, mais l’aspect visuel de l’assiette suffit à me donner l’eau à la bouche. L’odeur qui s’en dégage réveille mon appétit et mon estomac gronde aussitôt. Elya ne peut s’empêcher de sourire et coupe un morceau de poisson qu’il fourre aussitôt dans sa bouche.

— Bon appétit ma chère femme, dit-il après l’avoir avalé.

— Bon appétit à toi aussi, mon cher époux.

Nous nous livrons à ce petit jeu de mots depuis le début, par amusement. En fait, je crois que j’ai toujours du mal à réaliser la chance que j’ai d’être mariée à un homme aussi merveilleux et séduisant qu’Elya. Je pense que mon cerveau refuse d’enregistrer l’information. Tout ça me semble surréaliste pour que ce soit vrai.

Je goûte un morceau de mon poisson et ferme les yeux. Il a exactement le même goût que le saumon, c’est divin.

— Mmh, c’est délicieux, je ne peux m’empêcher de dire la bouche pleine.

Je vois Elya qui s’essuie tout à coup la bouche avec sa serviette, puis la repose et se lève.

— Je reviens, il faut que j’aille aux toilettes.

— D’accord, j’essaierai de ne pas vider mon assiette et la tienne en ton absence.

Un petit rire cristallin s’échappe de ses lèvres qui viennent frôler les miennes avec délicatesse, puis il s’éloigne. Je l’observe un petit moment, puis me décide à piquer un morceau de son poisson pour le goûter. Du cabillaud. Il a une saveur étrange, un peu déroutante mais délicieuse. C’est comme s’il avait été mariné, avant d’être revenu dans une poêle, avec de l’huile d’olive. J’adore. De tous les plats que j’ai eu l’occasion de déguster sur ce bateau, aucun ne m’a encore déçu. Et pourtant, je me souviens avoir été dégoûtée par plus d’un aliment en débarquant dans ce monde. Il faut croire que les chefs cuisiniers de ce navire sont les rois de la cuisine. Il faudrait penser à les récompenser pour leur travail.

Je baisse les yeux sur mon assiette et coupe un nouveau morceau de poisson avec la hâte qu’il se retrouve dans ma bouche, mais quand je relève la tête je sursaute et pousse un petit cri en lâchant mes couverts. Des regards se tournent vers moi et je distribue quelques sourires embarrassés, avant de revenir sur l’intruse qui s’est incrustée à ma table et s’est permise de s’asseoir à la place de mon mari.

— Puis-je vous aider ? je demande en réprimant une soudaine colère.

Elle tient une flûte de champagne à la main et me sourit curieusement. À première vue, elle ressemble à une humaine, mais il doit bien y avoir quelque chose qui la différencie de nous. Nous ne sommes que très peu d’humains dans ce monde, cette femme doit faire partie d’un peuple qui ressemble au nôtre. Il ne reste qu’à savoir les différences qu’il y a entre nous.

— Vous êtes plus jolie que je ne l’aurais crue, dit-elle d’une voix mielleuse, le regard coulant.

Je me sens tout à coup gênée et me braque, les mains serrées sur les accoudoirs de ma chaise. J’ai un drôle de pressentiment, rien qui ne vaille. Ce regard qu’elle me lance, à la fois distant, froid et sympathique, comment un mélange aussi complexe de sentiments si contradictoires est-il possible ?

— Qui êtes-vous ? je finis par demander.

— Une jeune femme intéressée.

— Intéressée par quoi ?

— Vous. Vos pouvoirs.

— Je ne possède aucun talent magique.

Je sens une sueur froide me parcourir. Cette femme me connaît et, manifestement, elle a une idée derrière la tête.

— Je sais beaucoup de choses. J’ai des yeux et des oreilles partout et je sais que votre mari est magicien. Vous vous complétez tous les deux.

Elle sirote son champagne et moi, je suis incapable de déblatérer un seul mot, complètement pétrifiée à l’idée que quelqu’un ait déjà découvert notre secret. Je suis dorénavant persuadée qu’elle a fomenté des plans machiavéliques et cette croisière va se transformer en un conte d’horreur. La descente aux Enfers risque d’être rapide.

— Malheureusement, Elya ne maîtrise pas encore sa magie. Il n’est qu’un débutant.

— Je le suis également.

— Peut-être, mais vous apprenez très vite. Vous êtes beaucoup plus douée que vous ne voulez le croire.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Voilà la question que j’attendais.

Elle me sourit encore et repose son verre, puis décroise ses jambes. C’est là que je crois apercevoir une touffe de poils. Intriguée, je soulève légèrement la nappe et me baisse. Ce ne sont pas des jambes qu’elle possède, mais des pattes. Ses pieds sont des sabots. En fait, elle n’est pas humaine du tout. Seul le haut de son buste est humain, mais c’est une créature fantastique comme toutes celles qui peuplent ce monde. Elle se rapproche assez d’un faune, mais elle ne possède pas de cornes ni d’oreilles à la forme étrange. J’ignore comment définir sa race, mais je ne l’apprécie pas.

— Étonnée ? Dérangée ?

— Intriguée.

Il est hors de question que je donne raison à cette créature. J’inspire profondément en essayant de retrouver mon calme et en priant pour qu’Elya revienne rapidement des toilettes, mais il prend tout son temps.

— Je répète : qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— J’ai entendu dire que vous alliez aux Îles de Therdonne. Nous allons y faire escale et le navire y restera un jour. Nous arriverons à midi et il repartira à midi le jour suivant. Les allées et venues seront fréquentes et non contrôlées durant ce temps.

— Jusque-là, je vous suis.

— Vous reviendrez à bord cinq minutes avant le départ, sans y toucher un mot à votre mari. Si jamais vous avez le malheur de lui révéler notre entrevue, je le saurai. Et, croyez-moi, vous n’aimeriez pas en connaître les conséquences.

— Et si je refuse ?

— Si vous refusez ? Vous aurez la mort de quelques milliers de personnes sur la conscience. J’ai dissimulé une bombe sur le navire.

Mon cœur rate un battement et mon sang se glace. Je fixe la jeune créature sans la voir, refroidie par sa révélation. Nous voyageons avec une bombe à bord. Magnifique. Je crois que je ne parviendrai pas à fermer l’œil de la nuit. Et même de toutes les autres nuits qui vont suivre.

Malgré tout, des questions se bousculent aux portes de mon esprit. J’ai besoin de savoir pourquoi elle fait ça.

— Et pourquoi dois-je revenir sur le bateau ?

— Il va faire escale dans mon royaume, là où est dorénavant votre place. Vous deviendrez officiellement ma magicienne.

— Je ne suis pas magicienne, je suis seulement… Je suis seulement une conductrice de la magie.

— Et en ce sens, vous pouvez créer la magie.

— Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas prendre Elya aussi ? Je ne comprends pas…

— Lorsque Elya saura que je vous possède, il se pliera à la moindre de mes volontés. Il sera forcé de faire tout ce que je lui ordonne, jusqu’à ce qu’il ne me soit plus de la moindre utilité.

— Quel est votre but, exactement ?

— Je veux conquérir Dolomen et tous les royaumes alentours.

C’est curieux comme cette envie d’invasion ressemble à celle du roi Goldorus, aujourd’hui porté disparu. Se pourrait-il qu’il soit derrière tout cela et que ce soit lui qui ait informé cette créature de l’existence des humains ? Mais comment aurait-il pu savoir pour Elya ?

— Je compte sur vous, Amaranthe. Rejoignez-moi avant le départ du Diamant Blanc ou vous deviendrez une meurtrière.

Sur ces paroles tellement rassurantes, elle se relève avec grâce, récupère son verre et s’en va en me laissant pantelante, hors d’haleine, et complètement anéantie. Cette femme est particulièrement douée pour le chantage, mais il y a un moyen de la devancer. J’ai encore une quinzaine de jours devant moi pour trouver cette bombe et éventuellement la désamorcer. Si j’y parviens, son chantage ne tiendra plus et je ne fomenterai plus avec l’ennemi. En revanche, si j’échoue…

Je soupire et ferme les yeux, complètement abattue.

— Tu en fais une tête !

Je sursaute et rouvre les yeux. Ce n’est qu’Elya qui reprend sa place, tout sourire.

— Tu en as mis, du temps ! je lui reproche.

— Oui, désolé, mais un homme m’a accosté et posé quelques questions. Nous avons parlé de choses intéressantes !

Comme c’est étonnant… Un homme qui l’accoste pile au moment où il se rend aux toilettes.

Tout le charme de la soirée a disparu. Je ne souris plus et le spectacle me semble tout à coup amer, sans saveur, sans couleur, sans joie. J’ai perdu l’appétit et je ne cesse de me remémorer la conversation avec cette créature. Elle veut m’avoir pour elle. Elle veut que je l’aide à récupérer Dolomen et à asservir tous les autres royaumes autour. Je vais combattre mon propre royaume, lutter contre mon propre peuple. Je ne suis pas sûre d’être prête pour ça, et c’est pour cette raison qu’il faut que je retrouve cette bombe, mais ce navire est immense ! Et il y a probablement des endroits qui sont interdits, sauf pour une reine.

Mais que vont penser ceux qui vont me surprendre en train de fouiller dans les affaires ?

Je sens tout à coup une main se poser sur la mienne et je sursaute une fois de plus.

— Tu sembles inquiète.

— Non, je suis seulement fatiguée.

— D’accord, allons nous coucher alors.

J’accepte et nous montons dans la chambre. Je me change en quatrième vitesse et me glisse dans les draps du lit. Elya me serre contre lui, mais cette nuit-là, nous ne faisons que chercher le sommeil.

Une dizaine de jours s’est écoulée depuis cet échange. Il ne reste plus que deux jours avant que le bateau ne fasse escale et j’ai cherché cette maudite bombe partout, excepté dans les chambres. Ce serait trop indiscret, je doute que tous ces gens acceptent que la reine s’introduise dans leur vie intime. Et même sans cela, ils se douteraient de quelque chose. Je ne veux alerter personne ou prendre le risque que cette folle enclenche la bombe, si tant est qu’elle n’ait pas tout inventé. J’ai cherché partout où il m’était possible de chercher, j’y ai passé des heures, j’ai lancé des excuses à tout va à Elya pour m’éclipser et être seule : « je vais me détendre au spa », « je vais boire un verre au bar », etc. Après tout, rien ne nous oblige à tout faire ensemble ! Et malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé la moindre trace de la bombe. Je commence à perdre espoir.

Il faut reconnaître une chose à cette… femme : elle est douée. Très douée.

Je soupire et ouvre la porte d’un local privé. Un des derniers lieux que je n’ai pas encore visité, justement car il est privé. Et c’est enfin là que je la trouve, moi qui commençais justement à perdre espoir. Elle est juste là, sous mes yeux. Elle est noire, rectangulaire, avec des tubes transparents remplis d’un liquide vert fluorescent qui la traversent de part en part. Un boîtier a été placé dessus, avec un écran sur lequel est affiché, pour le moment, 00:00. Je la soulève délicatement pour voir des dizaines de fils s’entremêler en dessous, dont la plupart sont reliés à des fragments de runes, sûrement pour faire circuler l’électricité et donner de la puissance à l’explosion. Je n’en reviens pas. Désamorcer une bombe est déjà compliqué, mais celle-ci relève du génie pur et dur !

— Il s’agit d’une bombe factice.

Je me retourne avec un sursaut, prise sur le fait. C’est de nouveau elle. Elle se tient dans l’encadrement de la porte, vêtue d’une élégante robe qui couvre ses jambes velues. Elle est réellement splendide et j’envie sa beauté quasi surnaturelle. Son regard a quelque chose d’envoûtant. Dommage qu’elle soit du côté ennemi.

— Une bombe factice ? je bredouille soudainement, en prenant conscience de ses paroles.

Elle acquiesce.

— Vous êtes tenace dans votre genre, Amaranthe, et je savais que vous ne lâcheriez pas prise tant que vous n’aurez pas trouvé la bombe.

— Elle semble pourtant tellement… Où est la vraie bombe ?

— C’est votre mari qui la possède.

— Quoi ? Et il ne m’a rien dit ?

— Il ne le sait pas. La bombe, c’est lui.

J’ai l’impression de me sentir me liquéfier sur place. Elya. Elya, une bombe vivante. Alors si je ne lui obéis pas, c’est aussi lui que je vais perdre.

— Je croyais pourtant que vous vouliez le faire chanter.

— Oui, mais si je ne peux pas vous faire chanter, comment le pourrai-je avec lui ? Ils prévoient un peu de pluie aujourd’hui, vous devriez profiter de la piscine tant que vous le pouvez. Nous arrivons dans deux jours.

Sur ces paroles, elle disparaît. Elle a de la classe. Ses entrées et sorties sont très théâtrales, je ne peux que l’admirer, mais je n’admire vraiment pas ce qu’elle fait de moi. À ses yeux, je ne suis qu’un pantin qu’elle manipule à sa guise. Malheureusement, je suis contrainte de me plier à sa volonté au risque de tuer des milliers de gens. J’ai les mains liées deux fois plutôt qu’une.

Je referme la porte du local, désemparée, et retourne sur le pont. Le ciel commence effectivement à se couvrir. Moi, la seule chose que je vois, c’est que ma lune de miel ne va pas avoir lieu une fois de plus. Si je veux sauver Elya, si je veux tous les sauver, il faut que je disparaisse de la vie d’Elya.

— Amaranthe ?

Je tourne la tête et aperçois Elya qui s’approche de moi. Il semble soucieux. J’essaie de lui sourire, mais mon sourire doit lui paraître bien pâle depuis quelques-temps.

— Amaranthe, tu vas bien ?

— Oui, ne t’inquiète pas…

— Que je ne m’inquiète pas ? Je te trouve distraite et distante depuis quelques jours. Tu disparais souvent, pendant quelques heures, et quand je viens te chercher là où tu dis être, tu n’y es pas. Que se passe-t-il ?

J’ai envie de tout lui déballer, mais cette vipère a bien joué son rôle. J’ignore combien nous allons être sur cette île et la portée de cette bombe, mais si nous sommes seuls ce serait l’occasion pour moi de lui expliquer le topo. Je sais qu’Elya a une âme d’honneur et qu’il voudra se sacrifier pour moi et pour son peuple. Ce n’est pas ce que j’attends de lui, mais je ne veux plus être séparée de lui et je commence à en avoir marre de ne pas pouvoir passer ma lune de miel. Si une femme parvient à me manipuler aussi facilement, n’importe qui y parviendra sans le moindre souci.

Je pose doucement ma main sur le torse d’Elya en me mordillant légèrement la lèvre.

— Je ne peux rien te dire pour le moment…

— Est-ce grave ?

— Tout dépend de ce que tu entends par « grave ».

— Amaranthe…

— Je te demande simplement de me faire confiance, Elya. S’il te plaît.

Il me scrute du regard un long moment, mais je tiens ferme malgré la petite voix intérieure qui me pousse à tout lui dire. J’ai envie de crier et le secouer comme un prunier, mais il faut que je reste prudente. Cependant, une chose m’interpelle. Si Elya est effectivement la bombe, par quel procédé cette femme s’y est-elle prise ? Où est la bombe ? Dans son corps ? L’aurait-elle kidnappé pour la lui implanter ? Ou alors… elle aurait profité de notre ivresse. Le deuxième soir de la croisière, nous avons tellement bu qu’aucun de nous ne se souvient de ce qui s’est passé. Quoi que, je ne crois pas que trois verres aient suffi à nous terrasser. Quelqu’un a probablement versé de la drogue à l’intérieur et a simplement déguisé la scène. Nous nous sommes réveillés nus dans le lit, nous avons simplement cru…

Tout est clair, à présent. J’étudie attentivement Elya en essayant de voir si quelque chose ne trahirait pas la présence de la bombe, mais je ne vois rien d’anormal.

— D’accord, finit-il par dire. Je te fais confiance. Est-ce que je peux faire quelque chose, en attendant ?

— Non, je… je vais rester un peu ici.

— Ne tarde pas trop, il fait frais et il va bientôt pleuvoir.

— Oui.

Je lui vole un baiser et le pousse à partir. Je le regarde s’en aller jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse, puis mon regard se perd sur l’horizon.


Texte publié par Nephelem, 3 mai 2019 à 12h24
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