Lorsque nous nous éloignons du balcon, je peux à nouveau respirer normalement. Mes mains tremblent et je suis encore sous l’émotion. Plutôt sous le choc. Maintenant, je crains qu’à ma prochaine sortie du château tous les yeux ne soient braqués sur moi, d’autant que je suis facilement reconnaissable étant donné que les humains dans ce monde se comptent au nombre de trois. Je retourne à l’intérieur du château, soulagée que tout ceci soit terminé, et la porte de la suite d’Elya s’ouvre brusquement sur l’une de ces créatures que j’ai déjà pu apercevoir en rentrant, mais parée de vêtements plus colorés et plus riches aussi. Une étrange couronne coiffe sa tête et je ne peux qu’en déduire qu’il s’agit du Prince Morlan.
— Elya, mon vieil ami ! Alors comme ça tu jettes ta femme pour en épouser une autre ?
— Elle n’était pas ma femme.
— Et en plus de cela tu ne viens même pas me saluer ! Je pourrais croire que tu me détestes…
Elya sourit et tous les deux s’étreignent comme deux vieux frères, sous mon regard interloqué. Ils sont donc vraiment amis. Je n’osais pas le croire, car il arrive parfois qu’Elya dise des choses qui ne sont pas forcément véridiques. Il aime faire un peu d’humour, et démêler le faux du vrai est souvent compliqué surtout qu’il semble toujours incroyablement sérieux.
Les yeux noirs du Prince Morlan se posent sur moi et je me sens aussitôt embarrassée. Je sens mes joues me brûler et mon cœur battre la chamade. Je ne sais pas comment je suis censée me comporter face à lui.
— Alors voilà la jeune demoiselle qui a su faire chavirer le cœur d’Elya, dit-il d’une voix plus douce. Félicitations, je ne croyais pas cela possible. Elya avait, autrefois, un cœur aussi froid que la glace et aussi dur que la pierre. Je me demande si c’est à cause de votre race qu’il a été subjugué ou bien si c’est grâce à votre charme naturel, votre personnalité.
Je reste muette, incapable de répondre. Mes pensées s’embrouillent. J’ai peur de mal répondre. Ou peut-être ai-je simplement peur de la vérité, car je ne me suis jamais véritablement posée cette question. En fait, c’est la première fois que quelqu’un la soulève et elle me trouble au point que je reste figée, silencieuse. Elya a dû s’apercevoir de mon embarras, car il s’empresse de répondre à ma place :
— Sa personnalité, voyons ! Où vas-tu chercher des idées aussi absurdes, Morlan ?
Le Prince Morlan coule un regard vers Elya et sourit. Je ne parviens pas à identifier ce type de sourire et je ne suis pas sûre de le vouloir.
— Quoi qu’il en soit, elle est charmante et très exotique. Alors, mon brave Elya, n’offres-tu donc pas une tasse de thé à ton cher ami ?
— Bien sûr, installe-toi.
Elya fait signe au Prince Morlan de prendre place dans un des fauteuils en face de la cheminée. Je suis invitée à en faire tout autant. Je préfère laisser Elya me guider car mes jambes ne sont plus très certaines de là où elles vont et mon cerveau s’est totalement déconnecté. Je ne saisis plus vraiment ce qui se passe autour de moi. Elya s’assoit entre nous deux et demande à un membre de son personnel de lui apporter du thé et des biscuits. Je suis tellement déroutée que je n’ai même pas réagi au mot « thé », le premier mot identique à celui de mon monde. Je n’aurais jamais cru cela possible.
Mélisandre est resté là lui aussi, toujours aussi silencieux qu’à son accoutumée. Depuis que je l’ai revu, je ne l’ai pas entendu beaucoup parler et je commence à m’inquiéter. Je me demande ce qu’il a pensé du comportement excessif de Toriel, car je connais ses sentiments pour elle. Pourtant, aucun d’eux n’a manifesté le moindre intérêt pour l’autre depuis leurs retrouvailles. Je suis un peu perplexe, mais peut-être que je m’inquiète pour rien.
— Alors comme ça tu es parti déclarer la guerre aux Tarbenians ? Mais dis-moi, mon cher Elya, que t’ont-ils fait pour te mettre autant en colère et rameuter toute ton armée ?
— Quelques conflits entre royaumes, sourit Elya. Ils menaçaient Dame Affriola, je me devais de la protéger.
— Et comment va-t-elle ?
— Très bien. Elle s’en est retournée dans son royaume avec un quart de mes effectifs pour combattre les Tarbenians qui occupent sa capitale.
— Et je suppose que tu as eu la sagesse de laisser un autre quart de ton armée pour occuper Tarbenar ?
— Oui. Dame Affriola va en faire autant, nous allons occuper le pays à deux.
— Quoi ? Tu n’es donc rentré qu’avec les deux quarts de ton armée ?
Je n’ai pas pu m’empêcher de pousser cette exclamation, mais je croyais qu’Elya était rentré avec son armée complète. Elle m’a semblé si grande. Jamais je n’aurais cru qu’il en manquait la moitié ! Je suis littéralement bluffée et Elya acquiesce, puis saisit ma main dans la sienne. Sa chaleur me réconforte et je sens le sentiment de malaise se dissiper lentement.
J’inspire profondément et, une nouvelle fois, je peux à nouveau respirer normalement. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point mon malaise m’avait désarçonnée, j’en avais le souffle. Elya me jette un regard inquiet, mais je le rassure d’un sourire. Il me regarde encore quelques secondes pour s’assurer que tout va bien, avant de se tourner à nouveau vers le Prince Morlan. Et tandis qu’il reprend la conversation au sujet de son occupation en Tarbenar, son homme de chambre revient pour nous servir du thé et des biscuits. Je le remercie et, dans un geste inconscient, je baisse mes yeux sur ma main liée à celle d’Elya.
C’est là que je m’aperçois d’une chose étrange. De petits filaments discrets d’un bleu très léger parcourent nos veines et passent d’une main à une autre, mais quand ils atteignent nos poignets ils disparaissent. Je ne sais pas vraiment de quoi il s’agit bien que j’en ai vaguement ma petite idée, mais c’est impossible. Je préfère ne rien dire et me détache d’Elya pour me servir une tasse de thé.
Aussitôt, le sentiment de malaise me reprend et quand je saisis la tasse, mes mains commencent à trembler si violemment qu’elle s’échappe et tombe à terre en renversant tout le contenu. Étonné, Elya s’empresse de me saisir les mains tandis que le Prince Morlan a le réflexe de prendre sa serviette pour essuyer le liquide.
— Amaranthe, qu’est-ce qu’il y a ?
Le bien-être m’envahit à nouveau quand Elya me touche et je secoue la tête, de plus en plus inquiète.
— Je ne sais pas, je…
— Tu devrais te reposer.
— Oui. Est-ce que tu peux me raccompagner jusqu’à la porte de ta chambre ?
— Oh, non, laissez-moi faire !
En brave gentleman qu’il est, le Prince Morlan se dévoue et se lève. Il ne laisse pas vraiment le choix à Elya qui cède trop rapidement à mon goût. Dès que nous ne sommes plus en contact, je me sens à nouveau mal et ce sentiment s’accroît au contact du Prince Morlan. Même mes jambes tremblent et deviennent du coton. Les couleurs commencent à tourner, la pièce à tanguer et quand j’atteins difficilement la porte, que le Prince Morlan me confie à l’homme de chambre d’Elya et que nous nous éloignons, les vertiges et la sensation de mal-être se dissipent. Je ne sais pas comment une telle chose est possible, mais je soupçonne la présence du Prince Morlan à l’origine de cela.
Évidemment, de ce fait je ne peux m’empêcher de nourrir des inquiétudes et des doutes à son sujet. J’espère qu’Elya a raison de lui faire confiance, mais la présence du Prince me provoque des sensations étranges et seul Elya parvient à me calmer et me détendre. Jamais une telle chose ne s’était produite.
C’est le bruit de la pluie et du tonnerre qui me réveillent le lendemain matin. Je n’ai pas souvent eu l’occasion d’entendre l’orage dans ce monde et ça me perturbe un peu. Lorsque j’ouvre les yeux et que je tourne la tête, j’aperçois Shou qui dort sur l’oreiller à côté de moi. Je ne peux m’empêcher de sourire et me tourne pour le caresser, heureuse de pouvoir le retrouver. Il se réveille aussitôt, secoue la tête et me lèche le visage.
Je reste de longues minutes allongée dans le lit à paresser tranquillement en caressant Shou, puis je décide enfin de me lever lorsque mon estomac crie famine. Je ne me suis pas changée la veille au soir et le garde qui m’a guidée ne m’a pas conduite dans la chambre qui m’avait été attribuée avant. Je ne connais pas vraiment cette aile et les couloirs sont déserts. Je m’oriente donc avec difficulté, Shou sur mes talons, et c’est après m’être perdue deux fois que je parviens à reconnaître un certain couloir. De là, je me dirige alors vers la salle à manger. Il n’y a que deux personnes qui mangent silencieusement, mais les serviteurs continuent d’apporter des plats. L’heure du réveil pour les autres habitants de ce château doit probablement approcher.
Je m’assois timidement à une place en essayant d’ignorer les regards que me lancent les deux dolomenians déjà présents. J’aurais peut-être dû les saluer, mais je ne suis pas à l’aise avec tout ça. Tout est nouveau pour moi et, autrefois, j’étais plutôt quelqu’un d’assez solitaire. Cet univers-là, mondain, peuplé de personnes excessivement riches et appartenant à un monde aisé, je ne l’ai jamais fréquenté et je crains de ne jamais pouvoir m’y faire.
Je regarde les deux dolomenians afin de savoir si je dois me servir ou s’il faut plutôt que j’attende d’être servie. Puisqu’ils se servent, je les imite, mais tout ce qui est proposé m’est inconnu. J’appréhende un peu, mais j’ai faim alors je goûte de tout. Certaines choses me plaisent, d’autres un peu moins. Lorsque je m’apprête à goûter à un aliment dont la forme s’approche d’un oursin, les portes de la salle s’ouvrent sur Elya. Mon cœur chavire aussitôt et je le regarde se diriger droit vers moi pour prendre place à mon côté.
— Normalement, ce n’est pas ici que tu es censée t’asseoir, mais je t’apprendrai ce que tu dois savoir du comportement d’une reine.
— Elya, si le comportement d’une reine doit se résumer à tricoter, broder, rester enfermée dans le château et se tenir droite, ça ne m’intéresse pas.
Il me sourit tout en se servant généreusement.
— Non, je sais bien, mais il y a malgré tout des choses auxquelles tu ne pourras déroger, comme ta place à table. Ne t’inquiète pas, Amaranthe, je sais que tu n’es pas une femme ordinaire et c’est bien ce qui me plaît.
Je rougis furieusement à son compliment et décide enfin de goûter à l’oursin tandis qu’Elya verse de l’eau dans son verre et le mien.
— Au fait, je crois savoir ce qui a causé ton malaise hier.
— Ah oui ?
À cette nouvelle, je manque de m’étouffer et je saisis aussitôt le verre que me tend Elya.
— Oui. Mélisandre s’est également senti mal et a dû s’en aller lui aussi, peu de temps après toi. Je pense que la présence d’un Harmenon vous met mal-à-l’aise. Ils arrivent à une période délicate de l’année où ils dégagent continuellement des phéromones. Elles doivent agir sur vous comme un poison inoffensif.
— Les phéromones ne nous font pas ça dans notre monde.
— Oui, mais comme tu l’as souligné, elles ne font pas ça dans vôtre monde. Ici, tout est fondamentalement différent.
Je hoche d’un signe de la tête, hésitante à lui avouer ce que j’ai remarqué hier. Il n’a pas dû en avoir conscience. Je ne veux pas l’effrayer, alors je n’en parle pas.
Pendant le petit-déjeuner, j’en profite donc pour interroger Elya sur ses projets à l’avenir. Il prévoit d’envoyer quelques troupes un peu partout dans le monde pour trouver de nouvelles sources de magie liquide et solide et d’envoyer un plus grand nombre d’effectifs à la recherche du roi Goldorus, lequel a réussi à s’échapper pendant sa prise de pouvoir en Tarbenar. Personne ne sait où il est à l’heure actuelle et c’est là qu’une pensée me traverse aussitôt l’esprit : ce monde manque cruellement de technologie. S’ils en avaient possédé un minimum, peut-être auraient-ils pu retrouver Sire Goldorus en un rien de temps.
Au lieu de cela, Elya me met donc en garde et me demande d’agir avec prudence, car j’ai apparemment plus d’ennemis que je n’ose le croire, mais ce n’est pas une très grande nouvelle. Depuis que je suis arrivée ici, j’ai affronté pas mal de dangers et je sais que mes pouvoirs sont très convoités, mais j’ai réussi à survivre jusque-là et j’y arriverai encore.
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