Nous avons quitté Horizon depuis plusieurs heures et j’essaie encore d’apercevoir Elya au-dessus de la masse de soldats qui m’entoure, mais ils sont trop nombreux et la file est incroyablement longue. Même si j’avais la chance de le voir, j’aurais été probablement trop loin pour apercevoir son visage ou tenter de lire sur ses lèvres, entendre ce qu’il dit. Alors je me rassois pour la énième fois, abattue, et écoute tous les bruits qui m’entourent : les sabots qui claquent contre la terre ferme, les roues de la charrette, le cliquetis des chaînes, le tintement d’objets métalliques ou en fonte et bousculés par les gestes, les brouhahas… Je crois ne m’être jamais autant ennuyée que maintenant et l’air commence à se rafraîchir. Je ne porte qu’une robe légère, personne ne me propose de couverture. C’est assez étonnant.
Interloquée, j’approche des barreaux de ma cage et tente d’attirer l’attention d’un soldat en sifflant puis en parlant en dolomenian, mais tous m’ignorent. Je continue pourtant, jusqu’à ce que je vois l’un d’eux tourner les yeux vers moi sans bouger la tête.
— Dites-moi, trouvez-vous le comportement de Sire Elya juste ? je demande.
— Nous n’avons pas le droit de parler aux prisonniers.
— En aviez-vous le droit à une époque ?
Il regarde autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne lui prête attention, puis acquiesce. Je soupire, soulagée par sa réponse, car c’est effectivement celle que j’attendais.
Je pose mon front contre les barreaux en fer de la cage. Je ne pensais pas que ce jour puisse arriver, mais il semblerait que la chance soit enfin avec moi. Le garde continue de regarder droit devant lui comme si de rien n’était, mais je sais qu’il prend un énorme risque en m’adressant la parole, d’autant plus que nous sommes entourés par quelques milliers de ses compères.
— Est-ce que… Est-ce que vous croyez qu’il serait possible de m’apporter une couverture à la nuit tombée ? Je pense qu’il va faire froid.
Il garde le silence un long moment, avant de reprendre la parole d’un ton plus bas.
— Bien sûr.
Béni soit-il ! Je le remercie et j’aperçois l’ombre d’un sourire au coin de ses lèvres. Si ça ne tenait qu’à moi, je le nommerais officier sur le champ. Il bafoue peut-être les ordres de son général et même ceux de son roi, mais il agit pour une noble cause. Non pas que je sois une noble cause à proprement parler, mais il a un cœur, lui, et il ne laisserait pas une pauvre âme comme la mienne en détresse. J’espère qu’il pourra également me tenir informé de l’évolution de la situation concernant Elya.
Lorsque la nuit approche, le camp est établi et je suis mise à l’écart, probablement pour ne pas déranger. Il est vrai que la vue d’une prisonnière en cage qui grelotte et mendie doit être un supplice à toutes épreuves.
Le garde avec lequel j’ai pu établir une discussion arrive enfin. Il m’apporte non seulement la couverture que je lui ai demandée, mais également un repas. Lorsque je soupèse l’assiette, son dessous est encore chaud.
— Je ne pourrai jamais assez vous remercier !
— Fut un temps, les prisonniers étaient bien mieux traités. Nourriture chaude, couvertures, latrines… Ils avaient tout ce dont ils demandaient ou pouvaient espérer avoir, mais le comportement de notre roi a changé du jour au lendemain. Personne n’en comprend la raison.
— C’est le sirop que lui a offert Dame Ysiel. Y aviez-vous accès ?
— Non. Seul le roi et ses amis proches avaient l’autorisation d’en boire. Autrement, Sire Elya interdisait que d’autres personnes y touchent, étant donné qu’il s’agissait d’un cadeau.
— Lorsque Dame Ysiel est arrivée, a-t-elle proposé le sirop en cadeau avant de se fiancer avec Sire Elya ?
— Oui.
La réponse aurait pu être « non » et, en ce cas, elle aurait changé pas mal de choses. C’est exceptionnel, mais je crois bien que la chance a vraiment tourné en ma faveur, pour une fois. Ou alors est-ce à cause du fait que j’écoute et observe les sages conseils de Jack ?
— Rassurez-vous, votre roi va retrouver la raison d’ici quelques jours car tous les stocks de sirop ont été détruits.
Il me sourit et s’incline respectueusement.
— Merci pour votre aide précieuse. Vous ne méritez pas d’être en prison.
Ça, j’en ai parfaitement conscience, mais la situation est telle que je ne peux rien y faire. Et de toute manière, c’est peut-être mieux ainsi car l’attitude d’Elya, sous l’influence de ce maudit sirop, m’est insupportable. Je me force à croire que toutes les paroles qui sortent de sa bouche sont seulement dues au sirop, mais il y a également cette petite voix, dans ma tête, qui me chuchote qu’il y a une part de vérité là-dedans. Sinon, pourquoi aurait-il dit toutes ces choses ? S’il les dit, c’est bien parce qu’il les a pensées et s’il les a pensées, c’est avant tout parce qu’il y croit et qu’il a ce sentiment-là.
Le soldat s’en va après m’avoir souhaité bonne nuit et je mange en silence, tout en observant l’activité du camp.
Quelques jours s’écoulent ainsi pendant lesquels le temps me paraît long et interminable. Les secousses incessantes de la cage et le bruit des roues commencent sérieusement à m’exaspérer. Bientôt, je ressens l’inconfort de la cage et j’ai autant mal au dos qu’aux jambes. Je ne trouve plus de position adéquate pour bien m’installer, les secondes semblent être des heures et j’ai constamment froid, car le temps change et les températures baissent. Je vois le paysage défiler en tentant de me réchauffer, j’écoute parfois les conversations des soldats, quelques-uns finissent même par discuter avec moi et j’entends des échos du changement de comportement d’Elya qui se radoucit et recommence à avoir un jugement juste et raisonné, ainsi qu’un comportement raisonnable. Je suis rassurée et j’espère que le moment de ma délivrance approche. Cette cage commence à véritablement m’écœurer.
Finalement, c’est au terme du sixième jour, après une halte un peu brusque et non justifiée, que j’aperçois Elya débarquer à toute vitesse, le regard alerte. Il lance des ordres à ses hommes et ces derniers s’empressent d’ouvrir la cage. Arrivé à ma hauteur, Elya entre à l’intérieur et j’ai à peine le temps de me lever qu’il me serre dans ses bras, malgré la présence de ses milliers de soldats. Je me sens gênée, car je croyais qu’il voulait garder secrète notre relation jusqu’à être certain que je sois acceptée parmi son peuple. Je lui rends timidement son étreinte en lançant quelques regards autour de moi, intimidée, et je vois quelques sourires se dessiner sur les lèvres.
Apparemment, je suis déjà acceptée. Auraient-ils oublié que notre roi est fiancé à une certaine Ysiel ?
— Je suis désolé, Amaranthe, murmure Elya à mon oreille. Pardonne mon comportement, je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête, je…
— Je sais. Je sais ce qui s’est passé et pourquoi tu as agi ainsi, Elya. Ne t’inquiète pas, tu es déjà pardonné.
— Je vais annoncer publiquement l’annulation de mes fiançailles avec Ysiel, sa trahison et notre union.
J’écarquille les paupières, étonnée. Je m’attendais à un revirement de situation, certes, mais je n’imaginais pas qu’il puisse être aussi radical. Disons plutôt que je n’en n’espérais pas autant de la part d’Elya. Je suis ravie qu’il ait pris cette décision. Je niche ma tête au creux de son cou. J’ai envie de me laisser aller et de pleurer sur son épaule, mais nous avons des choses plus importantes à accomplir, en l’occurrence dénoncer la traîtrise d’Ysiel.
— Si elle te propose du sirop, n’en bois surtout pas.
— Je te le promets.
Je souris et plusieurs pensées me reviennent à l’esprit. Ce n’est peut-être pas le moment de lui annoncer une nouvelle aussi sinistre, mais je pense qu’il n’y aura jamais de bon moment pour le lui confesser.
— Au fait, je ne sais pas si Jack t’a tenu au courant, mais Edgard est mort. Il a voulu m’accompagner et il a été sauvagement assassiné.
— Il me l’a dit, oui.
Ouf, il a donc eu le temps de digérer l’information ! J’espère seulement qu’il ne va pas me tenir responsable de la mort d’Edgard. Il prend délicatement mon visage en coupe et dépose un baiser léger sur mes lèvres, un baiser qui me laisse sur ma faim.
— Reprenons la route. Allons-y !
Je quitte enfin cette cage pour chevaucher avec Fidèle, aux côtés d’Elya. J’aurais préféré repartir avec Céleste, mais je dois reconnaître que Fidèle ne m’a jamais déçue ni abandonnée et je pense qu’un jour ou un autre, il me sera d’une très grande aide.
Nous reprenons donc notre route, moi le cœur plus léger. Je ne peux m’empêcher de jeter quelques regards discrets vers Elya, ravie. Je me sens à nouveau heureuse et aimée et j’espère sincèrement que, pour une fois, ce sentiment va durer et que nous parviendrons enfin à nous unir comme convenu. Jusqu’à présent, nous y avons été empêchés, des personnes ont cherché à nous nuire, nous ont mis des bâtons dans les roues, mais nous avons continué à nous chercher et je suis convaincue que le lien qui nous unit est fort et inviolable. Sinon, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Nous arrivons à Septuna quelques jours plus tard. Un éclaireur est venu informer le peuple de la victoire de leur roi sur Tarbenar et c’est donc une grande foule qui nous accueille. Nous sommes submergés par des applaudissements, des sifflements et des hurlements de joie. La musique envahit les rues, des confettis sont lancés et de ravissantes jeunes dolomenianes dansent d’une manière très exotique. Certains nous lancent des fleurs, d’autres nous offrent des cadeaux, mais la foule est trop grande pour être comptée, trop grande pour représenter la population de Septuna. J’imagine que des Dolomenians ont dû venir de tous les coins du royaume, bien qu’il y ait parmi eux certaines créatures que je ne parviens pas à identifier. Un type de créature que je n’ai encore jamais croisé. Ils possèdent des cornes plus ou moins grandes et épaisses, de couleurs et de tailles différentes. Leurs dents ne sont que de petits crocs et leurs yeux sont d’un noir très profond. Leur peau est étrange. Elle est d’un bleu très doux, mais elle semble être synthétique. Les vêtements qu’ils portent sont légers, d’une matière qui m’est inconnue mais qui semble se rapprocher du cuir ou du latex, et qui épousent parfaitement leurs formes. Ils ont des doigts longs et fins qui se terminent par des griffes et sont tous pieds nus. Aucun d’eux n’est armé. Leur crâne est rasé et l’arrière de leur tête est allongé comme si un tube sortait de leur crâne pour s’enrouler sur lui-même et se terminer par une petite pointe.
Ils sont étranges et n’ont pas l’air très amical. Ils me rappellent un peu le peuple pleroki mais sans les palmes.
— Elya, il y a des intrus parmi le peuple ! je tente de dire par-dessus le brouhaha de la foule tandis que nous progressons difficilement vers le château.
— Le prince Morlan s’est invité à Septuna, il semblerait ! Ne t’inquiète pas, c’est un très vieil ami.
Un très vieil ami ? J’espère qu’il dit vrai et qu’il ne s’agit pas de quelqu’un qui prétende effectivement être un ami mais qui agisse dans son dos. J’ai la fâcheuse tendance, maintenant, à me méfier de l’entourage d’Elya, car il semblerait que nombreux sont ceux qui veulent lui créer des problèmes ou se l’approprier. Je devrai être plus prudente à l’avenir et veiller constamment sur lui.
Nous parvenons enfin à atteindre le château, mais l’animation qu’il y a derrière nous ne s’arrête pas pour autant et Elya a le tact de m’avertir que la fête risque de s’éterniser jusque tard ce soir. Nous laissons nos chevaux aux soins des écuyers et Elya congédie ses soldats en leur proposant de festoyer joyeusement tant que l’opportunité s’en présente.
Dès que nous entrons dans le château, Dame Ysiel et Toriel accueillent Elya avec une joie non feinte, mais me saluent déjà un peu plus froidement. J’imagine que Toriel a été invitée à toucher à nouveau au sirop. La Toriel joyeuse que je connais va me manquer dans les prochains jours à venir.
— Comment allez-vous, mon roi ? demande Ysiel en aidant Elya à retirer son armure.
— Très bien, merci. J’ai besoin de faire une annonce en publique.
— Ah oui ?
Seul le général Eromir, ainsi que ses deux disciples, sont restés aux côtés de leur roi. Ils assurent sa sécurité car Elya les a informés de ce qui allait se passer une fois que nous serons revenus à Septuna. Je préfère le savoir entouré de gardes plutôt que seul. Une telle information pourrait pousser certaines personnes à vouloir la mort de leur roi.
— Mon roi, ne voulez-vous pas attendre pour faire votre discours ? s’enquit Ysiel. Le Prince Morlan est arrivé très tôt ce matin après un long voyage et il vous attend.
— S’il attend depuis ce matin, il pourra attendre encore un peu, lui assure Elya. Suivez-moi, nous allons sur le balcon de ma suite.
Nous traversons un long dédale de couloirs pour nous rendre jusque dans la chambre d’Elya, mais je n’ai pas le temps de l’admirer. Nous la traversons en quelques enjambées à peine avant de nous rendre sur le balcon, lequel offre une incroyable vue sur la ville et donc sur la foule. Ysiel et Toriel se tiennent de chaque côté d’Elya et les gardes sont juste derrière elles. Moi, j’ai été mise un peu à l’écart et si ça ne tenait qu’à moi, je prendrais les jambes à mon cou, je me ferais petite et je me cacherais dans un coin pour au moins quelques années. Je n’ai jamais aimé attirer l’attention sur moi et là, aujourd’hui, je dois affronter une foule. Toute l’attention va être sur moi d’ici quelques minutes et autant dire que cette idée me terrifie. Je préférerais me trouver devant un Gorlogg plutôt que devant cette masse terrifiante de personnes.
Quand le roi Elya d’Hangest Hogfort apparaît sur le balcon, les trompettes sonnent et le silence s’abat sur la ville. Elya me demande d’utiliser ma magie pour amplifier sa voix. Après quelques premiers essais catastrophiques, j’y parviens enfin et Elya se racle bruyamment la gorge.
Moi, je me sens au bord de la défaillance.
— Peuple de Dolomen, me voici enfin de retour après une longue route et une victoire implacable sur les Tarbenians !
Quelques applaudissements et sifflements suivent cette annonce d’entrée, mais Elya fait signe aux gens de se taire. Il poursuit en ces termes :
— J’ai malheureusement une triste nouvelle à vous annoncer, mais une bonne nouvelle également ! J’annule mes fiançailles avec Dame Ysiel présente à mes côtés.
J’entends déjà les chuchotements et les cris de protestation au sein de la foule. Ysiel est devenue blême, elle s’offusque et tente d’obtenir des informations d’Elya. Toriel, elle, est en colère et lui crie dessus. Elle ne comprend pas non plus ce brusque changement de situation.
— En effet, Dame Ysiel a trahi mon peuple et a trahi votre roi, poursuit Elya sans se démonter. Elle m’a empoisonné moi et mon entourage afin de me forcer la main pour l’épouser, mais une jeune femme, une humaine, est venue à mon secours.
Aussitôt, les gardes cernent Ysiel et la menottent, puis l’un d’eux me pousse vers Elya alors que j’espérais pouvoir rester dans mon coin.
— Voici Amaranthe. Elle vient d’un monde que vous ne connaissez pas, mais elle est talentueuse et a sauvé votre roi. C’est avec cette incroyable jeune femme que je vais me marier et c’est aujourd’hui que je vous annonce nos fiançailles officielles !
Il y a de la stupeur, un silence étrange qui pèse sur la foule, puis quelques premiers applaudissements timides qui commencent à s’enchaîner, jusqu’à ce nous ne puissions plus nous entendre. La musique et la fête reprennent aussitôt alors qu’Ysiel est conduite hors de la chambre et menacée de comparaître devant un jury pour sa trahison. Elle hurle et se défend, tente de s’arracher de son étreinte, en vain. Toriel lance des reproches à son frère, le tance et me gifle, puis s’en va d’un pas furieux. Mélisandre, lui, est resté calme. Il n’a probablement rien à dire.
Et moi, je regarde la foule, complètement stupéfaite. Je m’attendais à ce qu’ils me huent, me jettent des tomates à la figure et veuillent me lapider, mais ils m’ont accueillie parmi les leurs. Je fais dorénavant officiellement partie de ce monde.
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