Je sursaute et ouvre les yeux lorsque j’entends un cliquetis. Ce bruit-là, je le reconnais facilement. L’un des gardes est venu apporter le repas. Il est accompagné par un autre Tarbenian, vêtu d’une armure scintillante et plutôt imposante avec la carrure qu’il a. Les plateaux sont posés à terre, mais il n’y en a que trois. Le garde me fait signe d’avancer, mais j’hésite et lance un bref coup d’œil à Arthérien.
Il me fait signe d’obéir, sans doute pour éviter que les coups ne pleuvent sur moi. Soit.
C’est avec crainte et appréhension que je me relève pour quitter la cellule. Le garde referme derrière lui et je suis escortée hors des sous-sols. J’ignore où est-ce qu’ils m’amènent et pourquoi ils m’ont séparée du reste du groupe, mais je n’ai pas confiance.
Nous n’empruntons pas le même chemin que la veille quand nous avons été conduits dans les cachots en passant par une porte extérieure. Celle par laquelle nous sortons aboutit directement dans le palais royal. Tout est assez sobre et modeste, plutôt sombre et pas très décoré, assez petit et étroit, pourtant l’ambiance me plaît en même temps que de m’effrayer. Si ce peuple n’avait pas été sauvage et violent, l’endroit aurait pu paraître réellement charmant et accueillant, même chaleureux, mais à cause de ce que je sais, l’endroit me semble plutôt effrayant, terrifiant et angoissant. Je ne me sens pas à l’aise, je ne me sens pas à ma place, et chaque pas que je fais deviens toujours plus pénible. J’ai envie de reculer, partir, m’enfuir loin de ce lieu épouvantable, mais je sais que je serai rapidement rattrapée. Je ne peux que subir mon sort.
Je suis conduite jusqu’à une petite pièce confortable et l’on me fait signe de prendre place dans l’un des fauteuils, près d’un foyer où le feu brûle tranquillement dans l’âtre. Le garde s’en va, mais l’autre Tarbenian reste. Je devine facilement qu’il doit être haut gradé et il a probablement reçu des ordres de son roi qu’il s’efforce d’exécuter, mais comment espèrent-ils tirer quelque chose de moi si la communication ne peut pas passer ?
Il place ses mains dans mon dos et commence à faire les cent pas, tel un lion en cage, puis me parle. Seulement, je ne comprends rien et je lui jette un regard totalement perdu. Je hausse les épaules dans l’espoir qu’il puisse comprendre que l’entente risque d’être véritablement compliquée entre nous, et ce dialogue muet commence à l’énerver, car il fronce les sourcils et hausse la voix. Son énervement ne va clairement pas m’aider à mieux tenter de savoir ce qu’il veut.
— Écoutez, je ne comprends rien de ce que vous dites, je ne parle pas votre langue !
Il s’approche et s’arrête en face de moi, me fixe sévèrement et continue de parler. Mon cerveau enregistre parfaitement ses paroles mais est incapable de les retranscrire.
— Je ne comprends pas ! Je… Je ne comprends pas ce que vous dites ! Ça ne sert à rien de parler et de vous énerver comme ça !
Finalement, nous sommes deux à hurler, lui en colère puisqu’il ne comprend pas, et moi énervée parce qu’il se fâche pour une chose qui ne requiert pas de se mettre dans de tels états d’âme. Un bruit sec claque dans l’air et mon souffle se coupe sous le choc de la gifle. Je pose doucement ma main sur ma joue rouge et brûlante, interloquée par un tel geste alors qu’il n’avait strictement aucune utilité à agir de la sorte.
— Vous parlez l’Azarien ?
Il comprend sans doute le mot Azarien, car il secoue la tête. Bien, au moins nous progressons.
— Le Sylphidien ?
Il acquiesce.
— Bien, parfait, je dis alors en Sylphidien.
— Nous savons que vous venez d’un autre monde et que vous avez d’incroyables talents.
— Qui vous l’a dit ?
— Cela n’a pas d’importance. Nous avons besoin de vous, de votre magie.
— Pour quoi faire ?
— Conquérir le monde !
J’aurais pu en rire. Conquérir le monde. Rien que ça. Ils voient les choses en grand, mais je ne veux pas leur permettre de gagner cette guerre, ce monde appartient aussi bien à eux qu’aux autres races qui le peuplent.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Je maîtrise mal la magie.
— Nous avons des ma…
— Non, je ne vous aiderai pas à conquérir le monde, il n’est pas à vous, d’autres races vivent dessus ! Vous n’êtes pas les maîtres.
Je crois que je suis allée trop loin, mais les mots ont quitté ma bouche avant que je ne puisse les retenir. À peine ont-ils franchi mes lèvres que je regrette déjà de les avoir prononcés et cette fois ce n’est pas une petite gifle qui m’étourdit mais un coup plus violent et porté avec plus de force. Je sens le goût métallique du sang dans ma bouche et quelque chose de chaud couler sur mes lèvres et mon menton. Je renifle et essuie rapidement le sang puis lance un regard de défi au Tarbenian qui me fait face. Je sais parfaitement que je vais passer le pire quart d’heure de ma vie, mais je crois en la justice et en l’honnêteté, j’ai des valeurs et il est hors de question que je brise mes principes moraux à cause de gens comme lui qui veulent s’octroyer le pouvoir, la puissance et la richesse. Et au nom de quoi ?
— Vous allez nous aider ou nous vous y forcerons.
— Hé bien tentez seulement de m’y forcer, mais vous n’aurez rien de moi. Je refuse de me plier à votre volonté avec votre stupide mentalité !
Nouveau coup. Il m’agrippe les cheveux et approche dangereusement son visage du mien. J’y lis de la haine, une joie malsaine, de mauvaises intentions, de la violence et un passé monstrueux.
— Votre prétention ne va pas vous aider, vous savez, grommelle-t-il. D’une manière ou d’une autre, vous allez nous aider. Je vais tellement vous pourrir la vie que vous allez finalement céder.
Je tente de m’arracher à son emprise et ma tête vient brusquement claquer contre la table basse, avant qu’il ne me jette par-terre. Je grimace en gesticulant péniblement. Le sang coule devant mes yeux et sur tout mon visage. Sonnée, je me redresse avec difficulté en m’appuyant sur le fauteuil à côté de moi.
— J’ai réservé une cellule spéciale pour vous, je me doutais de votre réponse, sourit le Tarbenian. Bientôt, vous redouterez le nom de Roran. Vous voudrez le fuir, y échapper, mais vous ne pourrez pas. Je vous promets de vous faire souffrir jusqu’à ce que votre raison prenne le dessus et que vous deveniez enfin raisonnable, Amaranthe. Faites-moi confiance, vous n’y échapperez pas.
Il siffle et appelle un garde qui m’escorte jusqu’à une nouvelle cellule. Je me retrouve cette fois seule et isolée. Personne ne vient pour soigner ma blessure et j’attends toute la journée qu’un repas ou un verre d’eau me soient apportés. Voilà comment il compte s’y prendre pour me faire céder ; il me coupe les vivres et use de violence, mais je ne me laisserai pas faire. Je préfère clairement mourir de faim et de soif plutôt que d’assassiner des peuples entiers et même perdre Elya et Toriel. Je sais bien que je ne les reverrai jamais, mais je ne veux pas non plus contribuer à leur perte.
Voilà donc à quoi je suis dorénavant réduite et je ne peux compter sur l’aide de personne pour voler à mon secours cette fois-ci. Je peux éventuellement tenter de trouver un moyen pour m’évader, mais je doute d’y parvenir. Et quand bien même j’y arriverais, je pense que mon évasion serait vite remarquée. Je serai rapidement rattrapée, il n’y a aucun moyen de fuir de cet endroit.
Malgré tout, je fouille minutieusement ma cellule à la recherche de choses qui auraient pu m’aider, mais il n’y a rien et les cris des prisonniers m’agacent, m’empêchent de dormir.
Trois jours s’écoulent ainsi pendant lesquels je ne réclame ni à boire ni à manger, mais ma bouche est complètement desséchée et je pense que je ne vais plus pouvoir tenir encore longtemps ainsi. Au moins aurai-je lutté jusqu’au bout en me battant pour une noble cause. Je ne serai pas morte en vain et cette seule pensée suffit à me réconforter, mais c’était sans compter que la patience de Roran est venue à bout.
Je le vois qui se présente devant la porte de ma cellule, les traits du visage déformés par la colère. Un garde ouvre, mais Roran ne le laisse pas entrer. C’est lui qui vient me chercher, m’attrape par les cheveux et me tire hors de la cellule. Je sens mes genoux frotter contre le sol, c’est désagréable et très douloureux. J’essaie de me relever, en vain.
— Tu veux de l’eau, raïchak ?
Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je suppose qu’il doit s’agir d’une insulte. Je n’ai pas le temps de réagir qu’il plonge ma tête dans un seau d’eau et la garde enfoncée jusqu’à ce que je sente mes poumons me brûler. C’est seulement là qu’il me redresse et j’aspire de grandes goulées d’air. Il recommence au moins trois fois, mais je ne cède pas.
— Tu n’es qu’une vermine ! Mettez-la sur la chaise ! Tu vas connaître le véritable sens du mot torture.
Je redoute ce qu’il nomme « la chaise » et le garde m’amène jusqu’à une salle plus ou moins grande avec de nombreux instruments de torture. Il y a effectivement une chaise. Il m’attache dessus et s’en va, Roran ne tarde pas à venir avec un sourire effrayant gravé sur le visage. Mon cœur s’emballe et je sens la peur prendre lentement possession de tout mon corps. Je ne devrais pas regarder, pourtant je ne peux m’en empêcher et mes yeux se posent sur chaque instrument posé sur la table. Jamais je n’aurais pensé un jour être l’objet de torture, j’ai toujours cru être protégée, mise à l’abri. Assister à une scène fictive de torture à la télévision m’était déjà insupportable et quand je m’imaginais à la place des personnes c’était à peine si je ne tournais pas de l’œil. J’imaginais chaque souffrance qu’enduraient ces gens et c’était atroce. Maintenant, c’est à mon tour et je crains le pire.
— Tu crois peut-être faire la maligne, pauvre petite écervelée ? ricane Roran. Je vais t’apprendre une chose : tu n’es pas tombée sur la bonne personne. Tu as peut-être eu de la chance jusque-là, tu as échappé à la mort à plusieurs reprises, mais pas cette fois.
— Je n’ai jamais eu de chance.
— Tu en as eu plus que tu ne le crois, raïchak, mais cette fois j’ai le malheur de t’annoncer qu’elle s’en est allée.
Il se saisit alors d’un énorme clou et d’un burin et le positionne au-dessus de l’un de mes poignets. Ma respiration s’accélère et mes mains deviennent tout à coup moites. Je tremble et lance malgré moi un regard empreint de pitié à Roran, mais son cœur est aussi froid que de la glace et il enfonce le clou. Je hurle à m’en casser la voix tandis que des larmes coulent abondamment sur mes joues. La douleur est intense et remonte jusqu’à mon épaule. Je n’ose même plus bouger mon bras de peur de l’accentuer, mais je suis prise de spasmes et de soubresauts incontrôlables.
— Alors ? me crie Roran en me menaçant avec un deuxième clou à l’autre poignet. Tu vas enfin céder oui ou non ?
— Je préfère plutôt crever que de vous aider !
Il l’enfonce avec plus de violence et la douleur atteint ma tête. Je sers inconsciemment les poings et la mâchoire en essayant de me retenir, mais le cri sort de ma bouche contre ma volonté. Ma respiration est forte et saccadée, je transpire, j’ai chaud, j’ai quelques vertiges et hoquets. Je crois que je vais m’évanouir.
La peur grandit en moi et je sens lentement l’air commencer à me manquer. Je vais faire une crise d’angoisse. Ce n’est pas le moment. Ce n’est pas le moment de céder !
— ALORS ? Je suppose que c’est agréable, n’est-ce pas ? Si ça peut te réconforter, bastora, tu te sens peut-être au bord de l’inconscience mais chaque douleur va te réveiller et t’extirper de la torpeur. Tu ressentiras chaque coupure, chaque déchirure, aussi intensément que maintenant. Profites-en, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’être torturé…
— Vous… Vous êtes un monstre…
Je halète, tremblante, et déglutis péniblement. Il reprend un autre clou et cette fois le place au-dessus d’une de mes chevilles. Non, pas ça. Tout mais pas ça. Je ne le supporterai pas. L’horreur me saisit, trouble ma vue et me serre la gorge au point de bloquer ma respiration. J’essaie de récupérer de l’air, mais c’est impossible. Étonné par mon comportement alors que je gesticule malgré les clous enfoncés dans mes poignets, Roran se relève.
— Qu’est-ce que tu nous fais, maintenant ?
J’essaie de lui faire signe, mais avec des bras bloqués et mon corps emprisonné par des chaînes, j’ignore comment lui faire comprendre que je suis dorénavant incapable de respirer.
La porte vole tout à coup en éclats et Roran se retourne en se saisissant de son épée. Je comprends seulement les mots « cor » et « pas sonné » et j’ai le temps d’apercevoir plusieurs silhouettes entrer dans la salle avant que ma vision ne se trouble complètement et que je m’évanouisse.
C’est une nouvelle douleur très vive qui me sort de mon inconscience et je crie à nouveau. J’essaie de me relever, mais une main m’oblige à me rallonger sur la chaise.
— Je suis désolé Amaranthe, mais il faut les retirer. Allez chercher les autres prisonniers et délivrez-les !
— Allez-y, faites ce que votre roi vous a commandé ! Je reste avec vous, Sire, je dois m’assurer de votre protection !
— Ce n’est pas non plus une chochotte et puis nous sommes là.
Ces voix, je les connais. Je crois les connaître. J’essaie de me concentrer pour tenter de discerner les silhouettes et ma vue commence à s’éclaircir lentement.
— Amaranthe, je vais retirer le deuxième clou, vous êtes prête ?
— Attends, Elya ! Je n’ai pas fini de cicatriser sa première blessure et si tu retires le clou elle va se vider de son sang.
— Elya ?
Les contours se précisent et je reconnais effectivement les traits du visage d’Elya. Il est là. J’ai peine à y croire. Elya est là et il est venu à mon secours. Il m’a sauvée. Je n’aurais jamais cru ça possible. Je suis prise d’une crise de larmes et une main douce vient caresser mon front.
— Hey, Amaranthe, ça va aller.
Toriel. Elle est là aussi, vêtue d’une armure. Elle s’est ceint d’une épée et porte un arc et un carquois dans son dos. J’ai peine à la reconnaître. Mélisandre est là aussi et je sens ses mains sur mon poignet. Je vois une douce lueur bleutée qui les entoure et enveloppe tout mon bras.
— Tu as toujours le don de te mettre dans le pétrin, Amaranthe.
Elya me sourit et je lui retourne son sourire. Je voudrais pouvoir caresser sa joue, mais mon autre main est emprisonnée. Je n’en reviens pas qu’il soit venu. Mais comment a-t-il su ?
Je remarque cependant une légère différence. Il est habillé avec plus de classe et d’élégance et il est coiffé d’une superbe couronne d’or. Il a donc été couronné roi.
— Comment… Comment vous avez… ?
— Dame Affriola nous racontait tout mais me demandait de ne pas intervenir. Elle voulait que l’ordre vienne de toi. Tant que tu ne me réclamais pas, je restais sagement à ma place. Elle a commencé à douter de la sincérité d’un de ses sujets et à craindre une attaque des Tarbenians. J’ai levé mon armée pour marcher sur leur royaume. Cela fait deux semaines que j’ai quitté Septuna pour me diriger droit sur Tarbenar et j’ai plutôt bien fait.
— Elya, je suis désolée… désolée pour tout le tort que je t’ai fait, désolée…
— Amaranthe, c’est du passé. Ne t’inquiète pas. Le plus important, aujourd’hui, c’est que tu sois encore en vie.
— J’ai fini !
Mélisandre retire ses mains et je vois Elya se positionner de l’autre côté de la chaise pour retirer le clou. Je ferme alors les yeux. Dès que je sens le morceau métallique sortir de ma chair, accompagné par la douleur, je serre les mâchoires avec force pour éviter de me déchirer la voix une fois de plus et Mélisandre s’empresse aussitôt de recourir à la magie pour me soigner. Je ne réagis même pas au fait qu’il la maîtrise si bien.
Elya m’aide à me redresser et tandis que la douleur se calme légèrement, Toriel sort d’une sacoche quelques herbes qu’elle me tend.
— Tiens, ça va calmer la douleur et te redonner un peu d’énergie pendant quelques heures. Nous devons sortir d’ici rapidement.
Je saisis les herbes et les avale en manquant de vomir à plusieurs reprises. J’attends quelques secondes et la douleur s’en va effectivement. J’ai également un vif regain d’énergie qui me permet de me lever et tenir sur mes jambes sans vaciller. Elya prend malgré tout le temps de m’examiner pour s’assurer que je suis apte à les suivre et il fait signe au garde resté là de les guider pour quitter les lieux au plus vite.
Nous sortons enfin cette maudite salle de torture où j’ai passé les pires moments de ma vie.
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