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tome 1, Chapitre 19 « Cinq verres et deux chambres » tome 1, Chapitre 19

J’ouvre les yeux pour la deuxième fois depuis que je suis arrivée à Septuna. J’ai été ramenée dans la chambre, sans surprise, et Elya est là, assis dans un fauteuil qu’il a rapproché du lit. Shou est sur ses jambes et dort paisiblement, comme son maître. Je ne sais pas combien de temps j’ai été encore inconsciente, mais je me sens reposée. Je me sens bien.

Je me redresse et les lattes sous le matelas craquent à mon mouvement. Le bruit ne manque pas de réveiller Elya, mais Shou également. Il glapit, se lève et saute à terre, puis commence à tourner en rond et à aboyer jusqu’à ce que son maître lui ordonne de se taire. Puis il se tourne vers moi, manifestement soulagé de me voir réveillée.

— Tu ne cesseras jamais de m’inquiéter. Je n’ai pas fini de me faire un sang d’encre avec toi.

— Je suis désolée. J’étais pourtant certaine de pouvoir me déplacer.

— Toriel t’avait mise en garde.

Oui, et je ne l’ai pas écoutée. D’ailleurs, il n’y a pas grand-monde que j’écoute. J’inspire profondément et ce geste a tôt fait d’affoler Elya.

— Tu veux que j’appelle le médecin ?

— Non, ça va. Enfin, j’ai un peu faim.

Il me désigne alors la table de chevet et je tourne la tête. J’aperçois un plateau-repas posé dessus. Il a pensé à tout. Vraiment à tout. Mon cœur s’emballe, mais j’essaie de refouler cet élan d’amour soudain, saisis le plateau et commence à manger avec appétit. Il n’y a que des choses que je connais. De la salade verte, de la salade d’endives, de la salade de carottes, des champignons assaisonnés et, pour dessert, une tarte aux pommes. Comment peuvent-ils savoir que je connais tous ces aliments ?

— C’est Mélisandre qui nous a aidé à préparer ce repas…

— Vous connaissiez tout ça ?

— Oui, mais nous ne savons pas forcément les aliments et les plats que tu connais et qui sont semblables dans nos deux mondes.

Il marque un point. Il y a même du pain et un verre de jus d’orange ! J’en ai l’eau à la bouche et mon estomac grogne aussitôt. Je saisis la fourchette et commence à manger avec appétit, sous le regard amusé d’Elya. Il laisse quelques minutes s’écouler, pendant lesquelles il se contente de m’observer vider mon assiette à coups de fourchette, mais son regard se fait tout à coup sérieux.

— Le médecin a dit que tu as fait une crise d’angoisse…

— Une crise d’angoisse ? Elya, j’ai été déjà inquiète plusieurs fois, et j’ai déjà eu de nombreuses raisons de vouloir m’arracher les cheveux, me ronger les ongles ou m’affoler. Pourquoi est-ce que je ferais une crise d’angoisse ? Ça n’a aucun sens…

— Écoute… Je suppose que depuis ton arrivée tu n’as pas vraiment réfléchi à ta situation. Tu n’as sans doute pas réalisé que tu ne reverrais jamais ton monde, ta famille, tes proches, tes amis, tes animaux si tu en avais. Tout ce que tu as connu a disparu. Les progrès dans la médecine et la technologie…

— Vous commencez à vous développer dedans.

— N’essaie pas d’éviter le sujet et d’essayer de te rassurer en te disant que nous parviendrons à la hauteur de tes espérances ou de ton monde. Même si nous parvenons à formidablement nous développer un jour, ça ne sera jamais pareil. Les paysages sont différents, les créatures sont différentes, les langues sont différentes, les aliments sont différents… Amaranthe, ce que j’essaie de te dire c’est que, ici, tout est fondamentalement différent. Tu t’es probablement bernée d’illusions, tu as découvert des paysages et des choses extraordinaires, et la situation à laquelle t’a confrontée Toriel t’a désarçonnée et angoissée. Tu es effectivement au cœur d’une situation politique importante et tu n’as rien demandé. La guerre est aux portes de Septuna et tu crains ses conséquences. Tu ignores probablement la façon dont elle va se dérouler mais une guerre reste une guerre. Et tu as parfaitement conscience que c’est meurtrier.

Voilà, je crois que je viens de perdre l’appétit. Je laisse tomber le bout de pain que je tenais, sans quitter Elya des yeux, mais je sens mon cœur se serrer et une boule se former dans mon estomac. Mes mains commencent à trembler.

— Elya…

— Il faut que tu en prennes pleinement conscience pour affronter cette situation, Amaranthe. Tu comprends ? Tu n’appréciais peut-être pas ta vie d’avant, mais il n’empêche que tu n’avais connu que ça, que tu es née dedans, que tu y as vécu pendant des années.

Les larmes me montent aux yeux et la respiration commence à nouveau à me manquer. Je refuse de penser à ça. Pas maintenant. Il est encore trop tôt. Elya se relève et vient s’asseoir sur le lit. Il écarte le plateau et c’est peut-être plus prudent ainsi. Il se saisit alors de ma main.

— Je suis là, maintenant, d’accord ? dit-il avec plus de douceur. Accepte-moi seulement, Amaranthe. Je peux t’aider à surmonter cette épreuve.

Je ne demande que ça, mais il m’a mise face à la réalité et comment veut-il que je réagisse ? Qu’espère-t-il de moi ? Je renifle bruyamment, la gorge nouée, et il relève doucement mon visage pour ancrer ses yeux dans les miens.

— Amaranthe…

Je l’observe silencieusement, incertaine. Je ne sais plus ce que je veux. Je ne sais pas si j’aime vraiment ce monde ou si je voudrais retourner dans le mien, mais je sais que mon appartement me manque, mon chat également, les magasins, les immeubles, l’odeur de la pollution, la télévision… Je m’étais habituée à tout ça, oui, et maintenant je découvre tout autre chose de complètement différent tout en étant si proche.

C’est étrange, bizarre, et fascinant. Je veux continuer de découvrir d’autres choses, mais j’ai peur. J’ai peur de l’inconnu, de l’avenir, de ne jamais m’habituer à tout cela et à l’absence de mon ancien monde. Comment suis-je censée vivre en ayant autant de doutes, de craintes et de peurs ?

— Je…

Elya prend délicatement mon visage entre ses mains, sans me quitter des yeux, et je sens une curieuse chaleur m’envahir.

— S’il te plaît… Je promets de toujours te satisfaire si tu me laisses t’aimer et t’aider en retour.

Il a employé un mot auquel je ne m’attendais pas, du moins pas si tôt, et mon cœur s’emballe aussitôt. Comment refuser une offre aussi belle ? Comment ne pas succomber à ce regard, à ces yeux si merveilleux ?

— D’accord. Oui, c’est d’accord.

Il me sourit et dépose un baiser sur mes lèvres. Je frémis aussitôt et ferme les yeux, ravie.

— Très bien. Alors nous partirons quand tu te sentiras prête.

— Le plus tôt sera le mieux. Est-ce que c’est possible demain ?

— Tu n’es pas encore remise.

— Elya, s’il te plaît…

Il hésite, mais accepte finalement, puis s’en va. Moi, je termine mon plateau en songeant à tout ce qui vient de se passer et tout ce que je viens de découvrir. Quoi qu’aurait été ma décision, je pense qu’Elya serait parti seul à la recherche de cette magie. Quoi qu’aurait été ma décision, il y aurait forcément eu des morts, des pleurs et des larmes. Et je préfère que ce soit Elya qui reste en vie. Je condamne peut-être des milliers d’autres vies, ou j’en sauve peut-être des milliers. Seul l’avenir nous le dira, mais je veux pouvoir apporter mon aide à Septuna. Surtout si je dois vivre dans ce monde, si je veux que la paix règne, je dois tout faire pour y parvenir. Je vais me battre pour eux.

Le soir même, Elya revient avec un nouveau plateau-repas dans les mains. Il m’informe alors que sa sœur et Mélisandre feront partie du voyage, ainsi qu’un millier de soldats pour assurer notre sécurité. Je ne peux pas me prononcer là-dessus, j’ignore où nous allons chercher cette magie, mais je suis prête à parier que ces soldats nous poserons davantage de problèmes qu’autre chose. Malheureusement, Elya n’a pas pu négocier ce point avec son père.

— C’est étonnant qu’il ne soit pas encore venu à ma rencontre. Il n’a probablement jamais rencontré d’humains…

— Mélisandre est venu à sa rencontre. Mon père est… il est malade.

— Oh… Je suis désolée.

S’il m’avoue une telle chose, sur un ton si grave et si sérieux, c’est que la situation doit être critique. Je soupçonne son père d’être malade depuis longtemps, d’une maladie incurable et malheureusement mortelle. Il ne doit pas lui rester très longtemps à vivre, alors est-ce prudent de laisser son fils s’en aller ? Car s’il a le malheur de mourir alors qu’Elya est hors d’atteinte, que va-t-il devenir du royaume ?

— Tu devrais peut-être rester auprès de lui, Elya. C’est plus prudent.

Il secoue vigoureusement la tête.

— Non. Nous devons trouver cette magie.

— Et si le roi Goldorus en profitait pour assassiner ton père dans ton dos ?

— Alors le mariage n’aurait pas lieu.

— Et comment prouver que ce sera lui ?

— Avec la magie. Et quoi qu’il advienne, un contrat a été signé qui stipule clairement que s’il arrive quoi que ce soit à mon père avant le mariage, celui-ci sera automatiquement annulé.

— Attends, ton mariage est officialisé par un contrat ?

De mieux en mieux. Mais pourquoi diable ne peuvent-ils pas me donner toutes les informations d’un même bloc plutôt que de les distiller comme ça ? C’est un peu comme s’ils ne me faisaient pas assez confiance, mais j’en doute. Ils ne doivent sûrement pas y penser, car la situation est normale pour eux et ils ont déjà une idée toute arrêtée sur les projets, alors le reste les importe peu, mais moi je suis humaine. Je découvre leur monde et j’ai un œil neuf sur la situation, cela pourra peut-être leur être bénéfique.

— Oui, il y a un contrat.

— Alors si tu l’annules, la guerre sera inévitable.

— Mais nous serons prêts à ce moment.

Il a l’air tellement sûr de lui. Mais qu’a-t-il derrière la tête ? Parfois, j’ai du mal à le suivre. Il me sourit et me fait signe de manger. Cette fois, j’ai droit à des carottes à la crème avec des œufs au plat et des pommes de terre cuites au four. Encore des aliments que je connais, je suis soulagée !

— Tu devrais manger et te reposer, nous partons tôt demain matin.

— Ah ? Mais il faut du temps pour mille soldats de se préparer, non ?

— Oui, mais nous partirons sans eux. Ils vont nous poser problème.

— Elya, ce n’est pas très correct vis-à-vis de ton père.

— Amaranthe, j’ai déjà une idée de l’endroit où chercher et crois-moi, ces soldats risquent de trouver la mort au bout du chemin. En agissant ainsi, je leur sauve la vie.

Il dépose un baiser sur mon front, puis se lève.

— Je viendrai te réveiller un peu avant l’aube. Repose-toi en attendant.

J’acquiesce et il s’en va. Je ne sais pas quoi penser de tout ça, mais mieux vaut-il que je n’y pense pas pour le moment. Je termine de manger mon repas comme me l’a conseillé Elya, puis me recouche. Le sommeil vient rapidement à moi, mais c’est une nuit sans rêve qui s’écoule.

Le lendemain, très tôt le matin, je sens une main me secouer doucement et une voix familière mais lointaine m’appeler. J’ai du mal à émerger de mon sommeil et j’ouvre péniblement les yeux. Je me sens fatiguée et épuisée, mais je sais que le moment est arrivé et qu’il me faut bouger. Elya m’aide à me lever et m’habiller et nous rejoignons discrètement les écuries, où nous attendent Toriel et Mélisandre. Shou ne semble pas être là, il ne va donc pas faire partie du voyage, heureusement ! Les chevaux sont déjà scellés, les bagages ont déjà été accrochés. Tout a été préparé, ils ont tout fait sans moi. Probablement ont-ils voulu que je me repose plus longtemps qu’eux pour être sûrs que je sois tout à fait apte à faire ce voyage. Leur geste me touche. Nous montons en selle et chevauchons en direction des lourds battants de la porte de la ville. Je m’attendais à ce qu’ils soient encore fermés à cette heure-ci, mais il y a déjà des chariots et des charrettes qui circulent. Probablement des voyageurs qui apportent des marchandises, j’imagine.

Les gardes ne nous contrôlent pas mais se contentent simplement de nous saluer poliment d’un signe de la tête. L’information concernant notre chevauchée avec un millier de soldats n’a pas dû atteindre toutes les oreilles et de toute manière, mieux vaut-il que cela soit ainsi, car l’information aurait pu atteindre le roi Goldorus. Et mieux vaut-il qu’il ne l’apprenne pas, sinon, il aurait probablement fait accélérer les recherches et qui sait comment les choses se passeraient alors. J’ignore où nous allons. De toute manière, je n’ai pas de carte sous les yeux alors je laisse Elya nous guider.

— Nous allons nous rendre jusqu’à la Mer Étoilée, dit-il brusquement, comme s’il avait lu dans mes pensées. Beaucoup disent que la magie se trouverait dans une grotte perdue dans les profondeurs de la mer.

— C’est un peu loin, remarque Toriel. Le parcourt n’est pas spécifiquement dangereux jusqu’à la Mer Étoilée, mais tu as pensé à l’après, mon cher frère ?

Il se tourne sur sa selle pour la dévisager et je devine aisément qu’il n’a pas vraiment pensé à la suite des événements une fois que nous aurons atteint cette mer. Je ne sais pas vraiment quoi penser de tout cela et j’espère sincèrement me tromper quand Elya sous-entend qu’il nous faudra plonger dans l’eau et nager pour trouver l’une de ces grottes. Nous avons toutes les chances du monde de nous noyer.

J’entends soudainement un glapissement que je reconnais et tourne la tête dans toutes les directions, à l’affût de l’origine du bruit.

— Shou ?

Pourtant, je ne le vois pas mais Elya lance un regard à faire froid dans le dos en direction de sa sœur. Elle affiche un air coupable et, les joues roses, détourne les yeux. Le sac à dos qu’elle porte remue et je vois une patte blanche en sortir.

— Shou ! Il va s’étouffer !

J’accours aussitôt pour le sortir de là, toute à la fois ravie et scandalisée. Ce n’était pas l’idée la plus judicieuse que Toriel ait eu d’apporter Shou avec nous, même s’il nous a aidé plus d’une fois.

— Toriel, tu es sérieuse ? la rabroue son frère.

Je ne peux détourner mes yeux de lui. J’adore quand il hausse la voix ainsi, avec son air si sérieux, son autorité supérieure. Il est séduisant et le pire étant qu’il ne s’en rend probablement pas compte.

— Elya…

— Non seulement tu mets la vie de Shou en danger, mais en plus tu l’as mis dans ton sac que tu aurais pu remplir de victuailles. Tu es vraiment…

— Excuse-moi…

Évidemment, Elya ne peut rien refuser à sa sœur. Il lève les yeux au ciel, secoue la tête et se détourne d’elle, agacé. Mélisandre, lui, est plutôt amusé par la situation et il regarde Toriel avec des yeux pétillants, un petit sourire au coin des lèvres. Si c’était moi qui avais agi ainsi, je crois que les choses ne se seraient pas passées ainsi. Elya m’aurait sévèrement réprimandée et Mélisandre m’aurait lancée un regard plein de reproches, j’en suis certaine. Je le sais. Dès que je fais un seul pas de travers, c’est un peu comme si le monde entier s’écroulait. Ça a toujours été ainsi. Pourtant, je suis irréprochable, mais l’erreur est humaine. Seulement, les autres comptent un peu trop sur moi. Alors quand leur pilier s’effondre et qu’ils tombent avec, ils ne peuvent pas s’empêcher de m’accuser du doigt. C’est comme ça.

Un soupir s’échappe de mes lèvres, je préfère me concentrer sur le paysage plutôt que de me perdre dans un flot houleux de mauvaises pensées qui pourraient ternir ma journée. Elle ne s’annonce déjà pas très brillante, le ciel est nuageux, le vent se lève et il fait un peu frais. Pour tout avouer, j’ignore à quelle saison de l’année nous sommes, mais j’espère qu’elles ne varient pas de mon monde. Quand j’ai traversé le portail, nous étions en plein cœur de l’été et il faisait chaud. Certains départements avaient même été placés en vigilance orange à cause de la canicule.

Je ne sais pas à quelle période de l’année nous sommes, mais je prie pour qu’il fasse bon et doux. Nous cheminons à travers une vaste plaine. Parfois, le parcours est un peu plus périlleux à cause de quelques monticules rocheux. Nous avons même marché au bord d’une haute falaise, surplombant une immense vallée de sapins. Il m’avait semblé apercevoir, au loin, un village et quelques volutes de fumée de cheminées. C’était très beau et très agréable à regarder. Je dois admettre que les paysages sont plutôt époustouflants et jamais je ne me lasse de découvrir ce monde.

— Nous allons bientôt arriver dans un village, prévient Elya. Nous dormirons là-bas cette nuit.

— Nous ne risquons rien ?

Il secoue la tête.

— C’est un petit village assez tranquille, il n’y a pas de quoi s’affoler.

Je suis rassurée.

À peine la nuit est-elle tombée que nous atteignons effectivement un petit village assez sympathique. Les quelques habitants qui se trouvent encore à l’extérieur nous sourient, surtout lorsqu’ils reconnaissent le prince. Certains, même, viennent le saluer d’un peu plus près et d’autres lui demandent de l’aide, mais Elya les ignore et nous nous arrêtons devant une auberge. Nous attachons nos chevaux alors qu’il commence à pleuvoir.

— Tu devrais aider ces gens, je conseille à Elya en nouant les brides de mon cheval à la rambarde prévue à cet effet.

— Je n’ai pas de temps à leur accorder et si je leur venais en aide, des milliers de personnes viendraient au château et demanderaient une faveur. C’est impossible, Amaranthe. Et gérer une telle situation de crise prendrait des années et ruinerait la famille royale. Nous ne pouvons pas.

Je n’ajoute rien. Après tout, je ne m’y connais pas assez pour pouvoir argumenter, mais je me sens triste et coupable pour ces personnes. Elles semblent véritablement malheureuses et pour une fois qu’elles ont l’occasion de s’adresser à un des hauts-dirigeants, ces derniers ne peuvent pas les aider. Même dans ce monde-ci, il y a des failles au niveau de la façon de gouverner un royaume, qui implique d’en sacrifier quelques-uns pour en valoriser d’autres.

Nous entrons dans l’auberge et aussitôt, une odeur âcre de fumée et de transpiration m’agresse les narines. Je plisse le nez, grimace et toussote. Elya ne peut s’empêcher de me sourire, amusé par ma réaction.

— Ceux qui ne sont pas habitués à se rendre dans une auberge réagissent toujours de la même façon.

— Cette odeur est épouvantable et il fait chaud…

Nous sortons de l’entrée pour pénétrer dans la salle principale. Elle est bondée. La quasi totalité des tables sont occupées. J’entends des éclats de voix, des rires gras et des tintements de chopes. Mais une chose m’interpelle avant tout. Je sens une odeur de viande. De la viande ! Aussitôt, mon estomac grogne et Elya me pousse en direction d’une table vide. Nous prenons place.

— Je rêve où ils cuisinent de la viande, ici ? je demande en jetant quelques regards vers les assiettes.

— Nous abordons la partie du royaume où les coutumes commencent à disparaître. Donc oui, ici ils cuisinent de la viande, me répond Toriel.

— Mais nous avons quitté le château quelques heures plus tôt seulement.

— Oui, mais il est situé très au sud de Dolomen et pas très loin de la mer.

Oh, bon Dieu ! Merci, mille fois merci ! Je vais pouvoir à nouveau savourer de la viande ! Une jeune femme s’approche de nous et nous tend des cartes. Évidemment, je suis parfaitement incapable de lire ce qu’il y a marqué dessus et les prix me paraissent exorbitants.

— Euh, je…

Elya se penche par-dessus ma carte pour m’aider à la lire et je cligne plusieurs fois des yeux, estomaquée.

— Attends, ils demandent mille pansaletos pour un coktail ? Et je croyais que la monnaie de Dolomen était le Dolomindos !

— Ne t’affole pas, Amaranthe. J’ai déjà calculé à combien reviennent mille pansaletos par chez nous, d’autant qu’il existe des pièces de mille pansaletos. Personne ne va se promener avec mille pièces dans sa bourse, elle serait rapidement remplie. Mille pansaletos correspondent à un euro environ.

— D’accord, mais ça ne répond pas à ma question…

— Actuellement s’opère un changement de monnaie pour que tous les pays possèdent la même monnaie, mais le changement ne s’est pas encore fait à tous les endroits, répond Elya.

Je calcule rapidement le prix de la boisson et, tout de suite, elle me paraît bien moins chère ainsi que les plats qui sont proposés. J’aimerais manger de tout, mais je ne suis pas non plus pour gaspiller de la nourriture et encore moins de l’argent. Nous pourrions en avoir besoin par la suite, l’argent est précieux.

Dix minutes plus tard, nous avons tous commandé et demandé un supplément de viande pour Shou. Quand nos assiettes arrivent, je ne peux m’empêcher de sentir l’odeur si délicieuse de la viande et mon estomac crie à nouveau famine. Ni une ni deux, je pique ma fourchette dans la viande et la coupe puis l’enfourne dans ma bouche, sans plus attendre. J’ai l’impression qu’elle fond sous mon palet et la sauce relève son goût déjà si parfumé et délictueux. C’est un véritable régal, jamais je n’aurais cru un jour pouvoir retrouver ce bonheur de manger à nouveau de la viande. Je crois bien qu’il s’agit d’une des choses qui m’a le plus manqué.

— Bonté divine, c’est délicieux, je fais sans même prendre la peine de vider ma bouche.

Mélisandre émet un petit rire et Toriel se contente simplement de me sourire en mâchonnant bruyamment son… En fait, je ne sais pas de quoi il s’agit, mais la façon dont elle le mange, j’en déduis qu’il s’agit de son péché mignon.

Elya boit une gorgée de bière et repose son verre, puis essuie sa bouche.

— Je reviens, je vais réserver les chambres avant qu’il n’y en n’ait plus. Surveillez Shou, je ne veux pas qu’il vole dans mon assiette.

Je hoche la tête et le regarde partir en direction du comptoir. Ce soir, je me sens particulièrement bien et ravie. C’est un peu comme si je me trouvais dans ma bulle et qu’il n’y avait aucun soucis, aucun problème pour me déranger. Tout me semble irréel, mais c’est enivrant. Même le vin, qui a pourtant un goût légèrement épicé, me paraît particulièrement délicieux, tant et si bien que je m’en sers un deuxième verre.

— Si toutes les soirées pouvaient être ainsi, alors je ne m’en lasserais pas.

— C’est vrai ? Alors tu aimes vraiment notre monde ? s’inquiète Toriel.

Elle semble sérieuse. Et je ne peux que lui répondre de façon sérieuse pour la rassurer. Je saisis sa main dans la mienne.

— Toriel, je vais avoir encore quelques difficultés à m’habituer, je crois, mais… Oui, j’aime votre monde. Je l’adore. Je m’y sens bien et à l’aise, je…

Je me tourne vers Elya. Je ne l’aperçois que de dos, mais sa silhouette fine et élégante, ses cheveux si soyeux, sa façon de se tenir, sa prestance… Tout me plaît en lui et j’ai la chance d’être aimée par lui. Que puis-je demander ou espérer de plus ? Je suis comblée plus que je ne le devrais. Je n’ai pas eu une enfance et une vie très épanouissante, jusqu’à ce que je franchisse ce portail. Il m’a donnée une seconde chance. Il m’a donnée l’occasion d’être enfin heureuse.

— Je suis enfin véritablement aimée et entourée par des personnes incroyables.

Toriel me sourit et j’intercepte le regard doux que coule Mélisandre dans sa direction. Dès qu’il s’aperçoit que je le vois, il plonge son nez dans l’assiette et continue de manger sans prononcer le moindre mot. Aussitôt, tout un flot de questions viennent tourbillonner dans mon esprit, mais ce n’est sans doute pas l’endroit ni le bon moment pour le questionner à ce sujet. Malgré tout, je suis troublée et je ne parviens plus à réfléchir convenablement.

Je ne peux m’empêcher de guetter Mélisandre du coin de l’œil, intriguée, curieuse, mais Toriel ne manque pas de le remarquer. Elle ouvre la bouche, prête à poser une question, mais se tait quand Elya revient pour se rasseoir à côté de moi.

— Il n’y avait plus que deux chambres de libre.

Tiens. Quelle coïncidence.

Un coup d’œil en direction de Toriel me laisse penser qu’elle a exactement songé à la même chose que moi. Elya n’a pas remarqué notre regard complice et Mélisandre s’est réfugié dans un silence plus que douteux. J’ai même l’impression que ses joues ont viré au cramoisi.

Je termine la soirée avec trois verres de vin supplémentaires, des fous rires, des tentatives étranges de parler le dolomenian, des blagues et, finalement, c’est quand je baille à m’en décrocher la mâchoire que Toriel s’affole.

— Il est tard, nous devrions nous reposer si nous voulons partir tôt demain matin !

— Tu as raison, acquiesce Elya. Allons nous coucher.

— Je ne suis pas contre. C’était une ex-ce-llente soirée, je dis en accentuant l’avant-dernier mot, ravie.

Je souris bêtement et glousse. Je dois sûrement être un peu éméchée, mais au moins je me sens comme sur un petit nuage. Je suis heureuse. Elya paie l’addition et m’aide à rejoindre notre chambre. Quand j’entre à l’intérieur, je m’aperçois qu’il n’y a qu’un seul lit. Au début, j’affiche un air faussement offusqué, mais déjà toute une nuée de pensées ont envahi mon esprit un peu trop tangible, rendu fragile par les quelques verres de vin. Je me jette dessus et me tourne vers Elya avec une mine parfaitement réjouie et un peu coquine.

— Avoue que tu l’as fait exprès, hein ? Petit coquin, tu me voulais pour toi tout seul cette nuit, n’est-ce pas ?

— Non, c’étaient les deux dernières chambres disponibles. Nous avons eu beaucoup de chance. La personne derrière moi voulait également réserver mais a dû s’en aller.

— C’est ça. À d’autres…

Je lui fais alors signe d’approcher et il s’avance, mais il ne semble pas particulièrement réjoui.

— Allez, viens… Je suis sûre que tu attends ce moment depuis trop longtemps. C’est l’occasion ! Regarde, je ne suis plus qu’une pauvre petite créature sans défense…

Je fais la moue et mes plus beaux yeux doux, et il se penche lentement vers moi, puis commence à retirer mes vêtements, un à un, avec des gestes doux et délicats.

— Allez, Prince Elya ! je fais d’une voix un peu plus grave. Sois un homme, sois viril et arrache-moi tous ces vêtements !

— Une autre fois peut-être, mais je ne veux pas profiter d’une femme ivre. Et tu as besoin de te reposer.

— Oh, allez ! Ce n’étaient que cinq verres de vin !

— Il y en avait un de trop là-dedans.

Je me rends soudain compte qu’il m’a enveloppée dans les couvertures. Il a profité de ce moment pour me déshabiller et me mettre dans le lit, sans que je ne m’en aperçoive. Je me redresse comme si j’avais été allongée sur un ressort, les yeux exorbités, alors qu’il s’éloigne.

— Allez, Elya ! Un petit coup vite fait bien fait !

Il affiche un regard outré, éteint la lumière et sa silhouette disparaît complètement. Je soupire, agacée, me rallonge et il ne me faut pas longtemps pour sombrer dans les méandres du sommeil.


Texte publié par Nephelem, 12 juillet 2017 à 09h18
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