Que c’est ennuyeux. Et barbant. Et assommant. Et… Et j’en ai marre ! Voilà, c’est dit. J’en ai marre. Ça fait une éternité que nous sommes là, à marcher silencieusement dans ce ravin, comme si nous étions tous en deuil. Je crois que ce ravin n’a pas de fin. Ils ont dû se tromper. Ou peut-être m’a-t-on menti.
Alors que je commence à désespérer, je suis même prête à demander à ce que l’on fasse demi-tour, jusqu’à ce que j’aperçoive un changement dans le décor. Quelques minutes plus tôt, l’horizon gardait ses couleurs dorées comme la pierre des falaises qui nous encerclent et du chemin que nous empruntons. À présent, j’aperçois une pointe de vert. Sûrement de la verdure. Une autre forêt, encore ? J’ai l’impression qu’il n’y a que ça, ici, dans ce monde. De la forêt et encore de la forêt. J’espère me tromper, mais je pense avoir visé dans le mille. Quoi qu’il en soit, je suis malgré tout très heureuse de pouvoir enfin quitter ce ravin interminable.
— Nous allons nous arrêter en bordure de la forêt, me prévient Toriel après être venue vers moi.
Je suis étonnée. La journée n’est pourtant pas finie, et nous nous arrêtons déjà pour monter le camp ?
— Nous ne sommes qu’en début d’après-midi, je souligne.
— Oui, mais en une heure nous aurons traversé la forêt et elle débouche directement sur un vaste marais. Un… Un marais qui n’est pas très sûr. Et nous ne l’aurons pas quitté d’ici à ce que la nuit tombe.
— Mais pourquoi emprunte-t-on un chemin aussi dangereux ? N’y avait-il pas un autre itinéraire ?
— Il y en avait plusieurs, mais nous sommes sûrs, au moins, que celui-ci ne sera pas emprunté par des gens qui vous veulent du mal à Mélisandre et toi.
Oui, mais si nous ne croisons pas de personnes qui nous veulent du mal, il y aura sûrement la faune et la flore qui essayeront de nous tuer. Au final, je ne suis pas certaine que cela en vaille véritablement le coup, mais enfin…
Nous marchons encore quelques minutes lorsque nous quittons le ravin pour entrer dans la forêt, jusqu’à trouver un endroit où il y ait un peu d’espace pour nous installer à notre aise. Une fois les tentes dressées, le feu de camp préparé, je m’assois autour de celui-ci pour me préserver du froid. Je suis quelqu’un d’assez frileux et j’aime le confort. Cependant, je n’ai pas vraiment le temps de me reposer que je vois Mélisandre s’approcher de moi.
— Amaranthe ! Nous pourrions profiter de ce moment de répit pour vous entraîner au tir à l’arc, non ?
— Ok.
Je ne me sens pas très inspirée, mais je crois ne pas avoir trop le choix. Je soupire et me lève, déjà lassée par ça. Mélisandre me guide à travers les bois et m’amène jusqu’à un endroit qu’il a préparé pour moi. Il a eu le temps de fabriquer une cible en osier, avec quelques fleurs pour démarquer chaque cercle. Il est incroyable et bourré de talents, je l’envie. J’aimerais être comme lui.
Je prends mon arc, une flèche que j’encoche, puis commence à viser. Aussitôt, Mélisandre se place derrière moi et relève légèrement mon coude, dévie de quelques millimètres la trajectoire de ma flèche, replace mes jambes et tourne ma tête.
— C’est par là que vous devez regarder. Fermez l’œil gauche, vous aurez une meilleure idée de la trajectoire de votre flèche.
— D’accord.
Je ferme l’œil et inspire profondément.
— Vous devez vous concentrer, respirer calmement et ne pas trembler.
Plus facile à dire qu’à faire. Je me demande combien de temps cela lui a pris d’apprendre à manier l’épée… et l’arc. S’il se sent capable d’être mon professeur, c’est qu’il sait forcément se servir d’un arc. Mais que ne sait-il pas faire, au juste ?
— Vous devez tendre un peu plus votre bras pour que la flèche gagne en vitesse et donc en puissance.
Je m’exécute et grimace.
— Mais ça fait un mal de chien ! je me plains.
— Oui, je sais, mais c’est parce que votre bras n’est pas musclé. Vous n’êtes pas musclée.
— Merci pour le compliment…
— Ce n’en n’était pas un. En plus du tir à l’arc, je pense que je vais vous faire suivre un autre type d’entraînement pour que vous gagniez en force et en puissance.
— Et pour ce qui est du reste ?
— Du reste ? Tirez avant de vous déchirer le muscle…
Je lâche la flèche à mon plus grand soulagement, en expirant bruyamment. Elle se plante dans le mille. J’ai peine à croire que ce soit moi qui aie réussi à faire ça. Bon, il est vrai que Mélisandre a été d’une aide plus que précieuse, mais tout de même !
— Oui, l’agilité, la rapidité, la précision… je lui réponds.
— Oh. Ça viendra avec le temps, soyez en assurée.
J’espère qu’il a raison. Je l’espère.
Il récupère la flèche et me la tend, puis m’intime l’ordre de recommencer. À nouveau, il m’aide à correctement me positionner et ce petit jeu dure jusqu’à la nuit tombée. Jusqu’à ce que, en vérité, je puisse atteindre la cible sans son aide. La flèche se fiche toujours à côté du mille, mais au moins ne dérive-t-elle pas à côté, jusqu’à un autre arbre ou… ailleurs. Je me sens encore coupable d’avoir blessé Elya et je suis persuadée qu’il doit me maudire, m’insulter et penser que je suis une incapable, un fardeau. Il doit avoir hâte de se débarrasser de moi… Quoi que. Son véritable foyer est à Septuna, nous risquons de nous croiser régulièrement là-bas.
Après un repas assez copieux, je me réfugie dans ma tente, mais trouver le sommeil m’est difficile. Je me tourne et me retourne incessamment, et le visage d’Elya apparaît toujours devant mes yeux. Son regard si profond, ses yeux si verts, sa peau légèrement basanée… Je n’arrête pas de penser à lui pour une raison que j’ignore. Toriel ne peut pas avoir raison, c’est impossible. Comment deux créatures appartenant chacune à un monde différent peuvent-elles s’aimer ? Et de toute manière, il me déteste. Il est arrogant et prétentieux. Il me regarde toujours de haut et avec un air toujours exaspéré dès que j’ai le malheur d’ouvrir la bouche ou de faire le moindre geste, comme si j’incarnais l’imperfection même. Ça me rappelle un peu mon ex… Lui, toujours parfait et sans défaut ; moi, toujours crédule, idiote et stupide. Je n’ai pas envie de revivre ça. Pourquoi ai-je le chic de toujours me tourner vers ce type de personnage ? En fait, Toriel a sûrement dû se tromper. Oui, c’est ça, elle s’est trompée. Ce n’est pas un début d’amour que j’éprouve pour Elya, non. C’est de la haine, la même rage que je ressens envers mon ex.
Je soupire et décide de quitter ma tente. J’ignore combien d’heures se sont écoulées depuis que je suis partie me coucher, mais dehors il n’y a plus personne excepté quelques gardes qui font des rondes régulières. L’un d’eux m’aperçoit, mais je lui fais signe de se taire. Je ne veux pas réveiller les autres et de toute manière, j’ai besoin de m’isoler. En tant normal, je pense qu’il m’aurait demandé de revenir au camp ou du moins de retourner dans ma tente, mais je ne parle pas sa langue et il ne parle pas la mienne. L’un de nous serait forcément contraint de réveiller quelqu’un, et peut-être le ton monterait. Alors nous réveillerions le camp tout entier. Le mieux à faire reste donc de me laisser faire ce que je veux.
Il me retourne un signe en échange et j’imagine qu’il essaie de me dire d’être prudente. J’acquiesce et il me sourit, puis je m’éloigne. Ces soldats sont aimables, vigilants et véritablement inquiets pour les personnes qu’ils protègent. J’aime ça.
Je m’enfonce dans le bois. Je ne sais pas vraiment quelle direction choisir comme je ne connais pas le lieu, mais je sais qu’il y en a une que je dois absolument éviter : celle qui mène droit au marais. Je n’ai pas vraiment envie de me retrouver au milieu d’un endroit aussi glauque en plein cœur de la nuit. J’ignore ce qu’il y a là-bas, dans ce marais, mais je n’ai pas vraiment hâte d’y être.
Je continue de marcher à travers la flore et puis, tout à coup, j’arrive au-devant d’un bassin clair, illuminé par la pâle lumière de la lune. Tout est silencieux. Calme. Serein. C’est apaisant. Je m’assois sur une pierre et plonge mes pieds nus dans l’eau, ravie de pouvoir profiter d’un tel moment de détente. C’est agréable. J’en oublie même ma colère envers Elya et la naïveté de Toriel. Je préfère me focaliser sur la chance que j’ai de découvrir ce monde, les paysages merveilleux que je découvre. C’est incroyable, et c’est moi qui ai ce privilège. Je n’en reviens toujours pas.
Je souris et bouge tranquillement mes jambes dans l’eau. Elle est délicieusement bonne, incroyablement fluide. J’ai envie de me baigner. De toute manière, je ne trouve pas le sommeil et puis, ça ne pourra que me faire du bien ! Je souris et retire ma chemise de nuit, puis me glisse dans l’eau. Je fais quelques brasses, ravie, avant de m’adosser contre le bassin et fermer les yeux.
— Amaranthe ?
Je sursaute et tourne la tête. C’est Toriel. Que fait-elle ici ? J’affiche un air coupable. Je n’ai pas vraiment envie de devoir rendre des comptes ou être obligée de retourner dans ma tente.
— Quoi ?
— Tu ne trouves pas le sommeil toi aussi ? me demande-t-elle en se déshabillant à son tour.
— Oui. Dis donc, ça ne te fait plus peur de te baigner comme ça, dans un bassin ?
Elle me sourit et vient me rejoindre, puis nage un peu. Je la regarde faire en continuant de paresser dans l’eau.
— J’appartiens à la famille royale. Il y a des façons, pour une jeune fille comme moi, de se conduire. Se baigner dans un bassin en pleine nature est interdit.
— Mais alors tu ne découvres rien de ce que la vie a à t’offrir, Toriel.
— Oui. Disons que je n’en n’avais pas conscience jusqu’à ce que tu débarques avec tes manières.
— Se baigner en pleine nature n’est pas un délit dans mon monde.
— Dans le mien aussi, mais… nous sommes trop… nous sommes trop renfermés. Nous avons une certaine vision du monde et depuis le temps, elle ne change pas. Il y a des manières et des coutumes très anciennes qui restent avec nous et ne nous quittent plus. Nous n’évoluons pas énormément sur le plan spirituel. Toi, tu me fais découvrir les choses autrement.
Et c’est pour cela que j’agis sur elle comme un médicament. Elle se sent revivre d’une autre façon. Elle s’épanouit comme jamais elle ne s’était épanouie. Son frère, lui, en revanche, reste indéniablement le même et se refuse au changement. Il a un caractère très buté et lui ouvrir les yeux risque d’être difficile, voire impossible. De toute manière, je ne l’apprécie pas.
— Amaranthe, tu viens ?
— J’arrive !
Je me redresse et je crois tendre les bras pour repousser l’eau tout en soulevant mon corps, mais au lieu de ça je coule. Étonnée, je m’empresse de remonter à la surface pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Je tends à nouveau les bras, et c’est là que je m’aperçois que mon bras droit ne répond plus de rien. Affolée, j’essaie de le secouer. En vain.
— Amaranthe ?
J’ignore Toriel et recule pour sortir de l’eau. C’est là que je le vois, l’escargot géant accroché à mon bras. C’est à peine si ma main est assez grande pour saisir sa coquille. C’est un Bulloque.
— Il y a aussi des Bulloques ici ? je demande en tentant de garder mon calme.
— Apparemment.
Je tire sur la coquille tandis que Toriel nage vers moi, en vain. L’escargot semble être littéralement collé à ma peau. Heureusement, je n’ai pas mal. En revanche, je ne supporte pas de ne pas sentir mon bras. C’est dérangeant. Je m’acharne à vouloir retirer cette satanée bestiole, mais rien ne fonctionne. Toriel sort de l’eau, remet sa chemise et arrive enfin. Elle repousse ma main et pose les siennes sur la coquille.
— Il y a une façon de faire, regarde.
J’acquiesce d’un signe de la tête. Elle tire alors l’escargot vers le bas, avant de le tirer vers elle et il s’arrache de moi avec un « Pop ! », en laissant toute sa bave sur moi et une trace rouge. C’est absolument répugnant. Je pose mes doigts sur la morve pour essayer de la retirer.
— Non !
— Quoi ?
Toriel balance l’escargot dans le bassin en me regardant avec le même air exaspéré que son frère, à la seule différence qu’elle sourit.
— Tu es irrécupérable.
— J’étais au courant, merci. Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal ? je lui demande en levant ma main pour voir de longs filets de bave s’attacher à mes doigts.
— C’est la bave du Bulloque qui est anesthésiante.
— Oh.
Oups. Je peux encore bouger mes doigts, mais je ne les sens plus.
— Mais je croyais que…
— La paralysie disparaît dès que le Bulloque est retiré. L’anesthésiant dure une heure.
— Dis-moi, tout ce vocabulaire je ne te l’ai pas appris.
Elle me fait un clin d’œil.
— C’est Mélisandre, il m’a offert un… ce que vous appelez un dictionnaire et qui appartenait à l’autre monde. Je trouve ce concept absolument ingénieux ! Et apparemment, il t’aurait offert des livres pour apprendre notre langue.
— Ah, ils parlent donc de ça ces livres ! Je n’ai pas encore pris le temps de les regarder.
Et j’avoue que j’ai hâte d’apprendre à parler le Sylphiden. J’aurais dû m’attarder un peu plus longtemps sur ces bouquins, maintenant je regrette. Toriel me tend ma chemise et je la renfile. Tant pis pour la baignade, mais il est hors de question que je me retrouve à nouveau avec un Bulloque quelque part sur mon corps ! Rien que d’y penser, j’en ai des frissons.
— Attention derrière toi !
— Quoi ?
Je panique, me retourne, et cherche des yeux ce contre quoi Toriel m’a avertie. Je ne vois rien. Alors elle pointe son doigt et c’est seulement là que je la vois. Une araignée. Une horrible araignée noire et poilue, sur le tronc d’un arbre. Elle ne semble pas avoir d’yeux, c’est curieux.
— C’est une Aveuglette, me prévient Toriel. Elle n’a pas d’yeux, elle ne voit rien et se dirige donc aux sons et ultrasons.
— Elle va se faire rapidement dévorer par la première bestiole qui passera par là, la pauvre.
— Non. Son poil est imprégné d’un poison mortel qui s’infiltre dans le corps par la peau. Elle en produit continuellement justement pour se défendre. Le poison agit immédiatement. Sur nous il est mortel seulement si elle nous mord à plusieurs reprises, car la production de son poison est trop faible pour des créatures aussi grandes que nous. Une caresse peut nous étourdir. Et quand elle mord elle nous injecte une quantité de poison plus grande que celle sur son poil. Et plus concentrée aussi.
— Oh.
— Tu es incroyable.
— Pourquoi ?
— Tu as un Bulloque sur toi et tu ne cries pas. Je te mets en garde contre une araignée et c’est à peine si tu frémis en la voyant. Tu ne sembles pas effrayée face au danger.
— Actuellement, elle ne représente aucun danger pour moi puisqu’elle est sur un tronc d’arbre et qu’elle ne bouge pas.
— Peut-être, mais qui n’a pas peur des araignées ? Et tu ne connaissais pas les Bulloques.
— Mélisandre m’a expliqué ce que c’était, ils sont absolument inoffensifs.
— J’ai déjà vu des guerriers hurler et vouloir se couper le membre quand ils avaient un Bulloque sur eux. Je te le dis, Amaranthe, tu es incroyable.
— Non, c’est ce monde qui est incroyable et fascinant. En revanche, je comprends mieux pourquoi personne ne prend cette route pour aller à Septuna au vu de toutes les bestioles que nous y rencontrons.
Toriel continue de sourire et me pousse doucement en direction du camp. J’en déduis qu’il est l’heure de dormir.
— Demain, je veux te montrer la mer. Une vraie mer avec de l’eau très bleue ! Une mer comme tu n’en n’as sans doute jamais vue ! Nous nous baignerons dedans !
— Elya ne voudra peut-être pas.
— Il écoutera sa sœur capricieuse, il est trop attaché à moi pour me refuser quoi que ce soit.
— Eh, ce n’est pas très gentil.
— Mais horriblement efficace. Écoute, Amaranthe, tu as des tas de choses à découvrir et je veux que tu en voies quelques-unes avant d’être séquestrée à Septuna. Alors s’il te plaît, laisse-moi te les montrer.
Comment est-ce que je pourrais refuser quand c’est si gentiment demandé ? J’accepte et elle saute de joie, m’embrasse sur la joue puis va rejoindre sa tente. Elle est toujours pleine d’énergie, je l’envie. Moi, c’est le contraire. Ça a toujours été le contraire, je me suis toujours sentie lassée et fatiguée. Et puis je me suis toujours sentie rabaissée, alors un seul petit compliment me ravit plus qu’il ne devrait, mais Toriel semble être du genre à facilement complimenter, alors j’ignore si je dois me réjouir ou rester indifférente face à son admiration pour mon « courage ».
Je me traîne jusqu’à ma tente et enlève ma chemise trempée, puis retourne sous les draps. Cette fois, je trouve facilement le sommeil.
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