Ça y est. Le moment de partir est enfin arrivé. Tous les autres doivent probablement dormir. Je me lève en silence et fouille l’armoire, à la recherche d’un sac. Il n’y a rien. Je n’ai rien pour y mettre mes affaires. Il n’y a que des vêtements. Mon regard se pose un instant sur la robe offerte par Elya.
Un si joli cadeau.
Je ne peux pas la prendre, j’ai trop peur de l’abîmer. Et puis, ça lui permettra de l’offrir à une Sylphienne. Pas à une intruse. Je soupire et fouille la coiffeuse, le coffre au pied du lit, le bureau, à la recherche de quelque chose qui puisse me permettre de transporter quelques bricoles. En vain. Je ne peux pas partir ainsi, les mains nues. Ce serait trop risqué. Il me faut à manger. À moins de trouver quelque chose sur la route, mais je n’ai pas non plus d’argent sur moi. J’ignore encore comment je vais me débrouiller et, tout à coup, l’idée de m’évader ne me paraît pas très judicieuse. Pourtant, je veux partir. Je veux m’en aller loin d’ici, j’ai l’impression d’être un poids et je ne supporte pas cette idée. Je ne pourrai pas à nouveau supporter d’être critiquée et rabaissée. Je l’ai déjà vécu trop de fois.
Tant pis. Advienne que pourra, c’est le moment de me prouver à moi-même ce que je vaux véritablement et si je dois y perdre la vie, alors qu’à cela ne tienne. Mais il est hors de question que je devienne un fardeau pour la famille royale. Je trouverai bien un moyen de survivre, ce monde ne doit pas manquer de ressources j’imagine !
Je m’avance à pas feutrés jusqu’à la porte et l’ouvre discrètement, puis quitte la chambre. Avant que je n’ai pu le réaliser, Shou m’a suivie et je tente de le pousser du bout du pied dans la chambre en essayant de refermer la porte tout en le gardant bloqué derrière, mais il est obstiné. Et j’ai peur de le blesser.
— Non, Shou ! je souffle. Tu ne peux pas venir avec moi, reste ici ! Ton maître est de retour, tu devrais pourtant être content, non ?
Il commence alors à pleurer et j’ai peur que ses gémissements se finissent en une longue plainte, comme la dernière fois, attirant inévitablement son maître. Exaspérée, j’ouvre complètement la porte pour lui permettre de me suivre et il trottine joyeusement derrière moi en remuant la queue, sans me quitter des yeux. Je me suis fait un ami. Il est adorable, mais je n’ai pas envie de mettre sa vie en danger. Pourtant, quoi que je fasse, je suis persuadée qu’il va me suivre. Au moins aurai-je un peu de compagnie durant mon voyage.
— Tu es un sacré numéro, je murmure.
Quitter le château n’est pas compliqué. Je commence à le connaître par cœur à force de l’avoir parcouru aux côtés de Toriel. Je sais où sont les chambres des invités – en l’occurrence là où je dors –, les quartiers des soldats, l’aile de la famille royale, les cuisines… Tout à coup, une idée fabuleuse me vient à l’esprit et j’augmente le rythme de mes pas tout en veillant à rester la plus discrète possible. Je longe tout un dédale de couloirs et dévale les escaliers quatre à quatre en direction des cuisines. À cette heure-ci, il n’y a plus personne dedans. Lorsque j’entre à l’intérieur, j’aperçois les restes de la veille sur la table. Parfait ! Ne me reste plus qu’à trouver quelque chose pour les mettre à l’intérieur.
J’aperçois alors un sac de farine. Il n’en reste plus qu’un fond. Je la jette à la poubelle et trou le sac par deux fois en haut, puis glisse à l’intérieur le manche d’une grande louche, avant de fourrer tout ce que je trouve et qui pourrait m’être utile pour mon voyage. Je ne sais pas trop de quoi j’ai l’air comme ça, mais au moins ai-je un peu de provisions.
Une fois prête, je retourne à ma chambre pour fourrer dans mon sac improvisé quelques vêtements de rechange. Je ne peux pas passer par le hall d’entrée, la porte est surveillée par deux gardes. S’ils me voient sortir, c’en est fini de moi. Je dois passer par la porte-arrière de la cuisine, traverser la cour, contourner le château et descendre dans la ville.
C’est ce que je fais et je ne rencontre aucun problème. Shou, lui, est tout excité et marche sans me quitter des yeux. Tôt ou tard, il va finir par rencontrer un obstacle et se le prendre en pleine face à force de me regarder.
— Regarde où tu marches ! je lui ordonne.
Je crois qu’il comprend, car il baisse les oreilles et daigne enfin regarder la route. Juste à temps pour contourner le puits qui se présente à lui. Je secoue la tête et son comportement m’arrache un sourire. Il est vraiment adorable, comment lui résister ?
Nous atteignons rapidement les portes de la ville et je m’arrête un instant, le cœur battant. Je ne suis jamais allée aussi loin. J’appréhende un peu, mais j’ai également envie de découvrir ce monde. Et puis, je refuse d’être un poids pour M. Grincheux. Je peux me débrouiller toute seule, j’en suis capable. Je le sais. C’est le moment de le prouver ! Ils m’ont toujours crue incapable, parfois un peu stupide, crédule, irréfléchie… Je vais vous prouvez à tous combien vous avez eu tort. Je vais vous le prouver !
— Tu es prêt, Shou ?
Il éternue et je prends ça pour un oui. Nous franchissons ensemble les portes de la ville, moi tremblante comme une feuille, Shou tout transporté. Il y a une longue pente qu’il nous faut descendre. Elle conduit droit sur un petit port, mais ce n’est pas ma destination. Je n’ai pas d’argent pour voyager ailleurs. Heureusement, au bas de la pente la route se divise et j’emprunte le chemin de droite.
Je ne sais pas où est-ce qu’il conduit, je ne sais pas où est-ce qu’il va, mais je le suis d’un pas tranquille, Shou à mes côtés. Nous longeons donc la plage et j’entends le bruit des vagues me murmurer à l’oreille, une agréable odeur iodée me chatouiller les narines. C’est divin. Je suis tentée de m’approcher et me baigner, mais ce ne serait pas très raisonnable. Et puis… Dieu seul sait ce qu’il y a dans cette eau. Je préfère ne pas tenter le diable et me contenter de suivre mon plan.
À gauche, la mer me tend mes bras telle un succube et m’invite à plonger tête la première dans le péché, et à droite se tient fière et droite une forêt au regard pourtant sombre. L’un comme l’autre m’inspire de la méfiance et je trace mon chemin, tête baissée, obligeant Shou à courir. Bientôt, je l’entends souffler comme un martyr et quand je tourne la tête, c’est pour constater non sans un certain amusement que sa langue pend à côté de sa gueule et traîne par-terre. Pauvre bête. Il m’oblige à effectuer notre première pause et je fouille à l’intérieur de mon sac improvisé pour en sortir une gourde. J’en verse un peu dans ma main et Shou boit avidement. Une fois sa soif passée, nous reprenons tranquillement notre chemin. Nous atteignons alors un village lorsque le soleil commence à se lever timidement. Il est bien plus petit et bien moins imposant que la ville où je me trouvais et je peux compter les maisons sur les doigts de mes mains. Je décide de m’y rendre, car une odeur m’attire là-bas et mon ventre crie famine. Je n’ai pas envie de commencer à tirer sur le peu de ressources que j’ai emporté avec moi, mais je n’ai pas non plus d’argent.
Pourtant, mes pas m’amènent jusque dans une auberge. Il y a déjà quelques personnes présentes. Enfin, je ne devrais pas dire personnes, mais plutôt Sylphiens et autres… autres créatures étranges et curieuses, humanoïdes. Voilà, c’est ça le terme que je cherchais ! D’autres humanoïdes.
Un peu intimidée par leur présence alors que la plupart des regards se tournent vers moi et m’observent, je m’assois à une table, plutôt soulagée de pouvoir me poser un peu. C’est agréable. Mes jambes sont en feu, mes pieds me font souffrir, je n’ai pas pour habitude de marcher aussi longtemps et surtout à un rythme aussi soutenu. J’aurais dû ralentir mon pas, mais j’avais hâte de m’éloigner de la cité et de la famille royale. Ils ne doivent pas me retrouver… si tant est qu’ils me cherchent. Ce dont je doute. Sérieusement, pourquoi me chercheraient-ils ? Qu’est-ce que je leur apporterais autre que des problèmes ? Et des dépenses excessives.
Je soupire et une ravissante Sylphienne s’approche de moi. Je ne peux m’empêcher d’envier son incroyable beauté, son regard d’acier, ses lèvres roses et pulpeuses, ses yeux verts, ses traits si parfaits, sa crinière si soyeuse. Oh, pourquoi n’ai-je pas hérité de tout cela ? Je suis tellement banale ! J’ai l’air si terne à côté d’elle si sublime, si éclatante, si merveilleuse. Sa beauté me fait vomir de jalousie.
Elle me pose alors une question, sans remarquer que je suis différente d’elle. Ou alors a-t-elle l’habitude des étrangers, car je remarque qu’elle ne parle pas la langue propre aux Sylphiens. Ah, si seulement elle savait qu’elle s’adresse à un spécimen unique de ce monde ! Je secoue vivement la tête.
— Je n’ai rien. Je… Je n’ai pas d’argent.
Elle cligne des yeux, me dévisage, et je suis incapable de déchiffrer l’expression de son visage.
— Dolomenian ?
— Quoi ?
— Ah, Cereusian ?
— Euh…
— Oh ? Rakilagg ?
Oh, la vache. C’est normal si je ne comprends rien de ce qu’elle me dit ? Étonnée, elle continue de me parler et j’ai envie de me frapper la tête contre le mur à côté de moi. Finalement, contrite, elle hoche la tête, me fait signe de patienter et s’éloigne. Mais je… Je n’ai rien commandé ! Je ne veux rien ! Oh, s’il te plaît reviens !
Je soupire, totalement effondrée, alors que Shou continue de joyeusement remuer la queue. Ah, si seulement je pouvais être aussi joyeuse que lui, aussi insouciante, et mener une vie tranquille et sans problème. Il en a de la chance. J’aimerais pouvoir échanger ma place avec lui.
La clochette de l’auberge tinte et un autre client entre. Il reste sur le pas de la porte et observe l’endroit quelques instants. Sa longue cape verte et son capuchon relevé m’empêchent de pouvoir discerner les traits de son visage, mais je sens pourtant son regard sur le mien. Dérangée, je me racle la gorge et me tasse sur la chaise, le visage rouge écarlate. Je regarde par la fenêtre dans l’espoir qu’il se détourne de moi et s’assoit, mais j’aperçois du coin de l’œil sa silhouette s’avancer et j’entends nettement le bruit de ses pas s’approcher. Mince. Qu’est-ce qu’il me veut ? Il tire sans ménagement une chaise et prend place.
— Bonjour.
Interloquée, je me tourne vivement lui. Maintenant qu’il est près de moi, je peux voir son visage et je constate avec surprise… qu’il s’agit d’un homme. Bon sang, il s’agit d’un homme ! Un… Un vrai ! Un humain ! Je suis si estomaquée que j’en oublie totalement de lui répondre et je le dévisage avec un air abasourdi, encore sous le choc d’une telle découverte.
— Il me semble que lorsqu’une personne vous salue, il est de coutume de lui retourner son bonjour.
Il parle ma langue ! Il parle ma langue, nom de Dieu ! C’est incroyable !
— Je… excusez-moi, je bafouille, confuse et surprise. Je… Je croyais être la seule humaine.
— Et jusqu’à aujourd’hui, je croyais être le seul humain.
Ça alors… Un autre spécimen rare. Ils commencent à se faire courant ! La serveuse revient avec un verre d’eau, les joues un peu roses, et me sourit. Elle me pose encore une question, mais mon regard éloquent lui fait comprendre que la communication ne passera jamais entre nous. L’étranger qui s’est assit à ma table se tourne vers elle et dit quelques mots en Sylphidien que je ne comprends pas. La Sylphienne retrouve confiance en elle, sourit et s’éloigne d’un pas allègre.
— Je nous ai commandé à manger, car je suppose que vous avez faim et que vous n’avez pas d’argent, dit-il.
— Oui. Merci.
— Je vous en prie. Je m’appelle Mélisandre, enchanté.
— Amanda.
— Un nom un peu trop hors du commun, vous devriez vous en choisir un autre.
— Pourquoi, Mélisandre est votre pseudo ?
— Oui. En vérité, je m’appelle Marc.
Effectivement, Marc est on peut plus hors du commun pour ce monde. Je souris et bois une gorgée d’eau, rassurée de savoir qu’il y a un autre humain dans ce monde qui foule le même sol que moi et comprend ma langue. Je n’en n’espérais pas tant.
— Où avez-vous atterri ?
— Ici, à Selphiade, dans une forêt. La famille royale m’a recueillie.
— La famille royale ? Sérieusement ? Et pourquoi êtes-vous là, alors ?
— Je me suis enfuie, je… Je ne me sentais pas à ma place là-bas.
— Je comprends, mais vous auriez dû y rester. Vous étiez plus en sécurité là-bas qu’ici.
— Ah oui ?
Il acquiesce d’un signe de la tête, mais je ne comprends pas. Pourquoi ne suis-je pas en sécurité ? Après tout, je n’ai rien à apporter à personne et c’est ce que je m’échine à expliquer aux autres. Et puis, je suis la première humaine que Toriel ait rencontrée.
— Pourquoi suis-je en danger ?
— Écoutez, Amanda, ça fait à peu près un an que je suis ici et j’essaie de me faire le plus discret possible. Depuis le temps, j’ai eu l’occasion de parcourir le monde et j’ai découvert des choses incroyables, et d’autres plus terrifiantes.
— Oui, mais en quoi cela me concerne-t-il ?
— Nous sommes une cible pour des personnes mal intentionnées.
— Et qu’est-ce qu’ils veulent obtenir de nous ? Nous venons d’un monde où la magie n’a pas sa place. Qu’est-ce que nous pourrions leur apporter ?
— Justement… la magie.
Je fronce les sourcils. Je ne comprends pas très bien son raisonnement. En fait, je ne comprends rien du tout. Je suis complètement perdue. La serveuse revient vers nous et dépose deux grandes assiettes sur la table, ainsi que deux verres de jus d’orange frais. Oh, je ne pourrai jamais assez remercier Mélisandre pour ce divin repas ! Je vide le verre d’un trait et commence à manger, satisfaite. Mélisandre me regarde faire, un petit sourire aux lèvres.
— Et sinon, que voulez-vous dire au sujet de la magie ?
— La magie a tendance à se perdre. Il n’existe plus qu’un seul magicien et il est sous la protection d’un roi, le roi Peleth. Il dirige la plus grande puissance de ce monde. Autrement dit, ce magicien est sous très haute protection, il ne craint rien.
— Et pourquoi la magie se perd ?
— Personne n’en sait rien, c’est ainsi. Cette situation a commencé il y a cinq ans. Les magiciens ont commencé à périr, la magie à se faner…
— Se faner ?
— Oui. Je vous explique. Il existe des personnes qui naissent avec des pouvoirs, ce sont les magiciens, mais il existe également des sources de magie que n’importe qui peut utiliser et qui apparaissent aléatoirement dans le monde, quand les forces et les énergies convergent au même endroit. Il est possible de capturer cette magie et de s’en imprégner ou en imprégner une arme. Elle a cependant une durée limitée, mais la cumuler est possible.
— D’accord.
Je crois saisir jusque-là.
— Nous sommes peut-être des humains, Amanda, mais nous sommes d’excellents conducteurs à la magie.
— Euh, je… Comment ça ?
— Nous attirons les forces et les énergies comme de véritables aimants. Autrement dit, ceux qui ont en réserve de la magie peuvent la multiplier si nous sommes là. Sa force et sa puissance sont décuplés et elle n’a plus de limite.
— Et… Et comment font-ils ça ?
— Je l’ignore. Ils doivent avoir trouvé un moyen, mais je ne le connais pas…
— Toriel ne connaissait pas l’existence des humains jusqu’à ce que je sois là. Elle pense que je ne risque rien.
— Selphiade est une petite île et Sa Majesté Arthurion ne laisse pas souvent l’occasion à sa fille de sortir hors de la ville. Il lui cache un grand nombre de choses pour la préserver. Je ne serais pas étonné si Elya, lui, est au courant.
— Et comment savez-vous tout cela, alors ?
— Ils ont tué ma femme comme ça.
Je deviens blême. C’est incroyable. C’est juste… incroyable. Et moi qui pensais n’avoir rien à craindre, je commence à prendre conscience de l’énorme bêtise que j’ai faite en quittant la famille royale. Finalement, je peux être utile à quelque chose, mais ce n’est pas très bon non plus.
— Plusieurs pays sont en guerre, poursuit Mélisandre. Et si certains possèdent de la magie, s’ils découvrent notre existence, ils vont vouloir nous capturer pour gagner leurs batailles.
— Je… Je devrais peut-être retourner auprès de la famille royale.
— Non, c’est trop risqué. Vous avez dû être découverte et si certains vous ont vu partir, ils vous ont certainement suivie.
— Je serai plus en sécurité là-bas !
— Et s’ils vous tendent un guet-apens sur le chemin du retour ? Et s’ils ont déjà prévu votre enlèvement, Amanda ? Qu’avez-vous fait là-bas ? Depuis quand êtes-vous ici ?
— Un peu plus de trois semaines et je suis souvent sortie en ville. De… De très nombreuses personnes m’ont vues.
— Vous êtes en danger, vous devez vous mettre en sécurité !
— Je ne connais rien de ce monde, je ne sais pas où aller !
Il pince les lèvres et caresse doucement sa barbe de trois jours, le regard songeur. Il n’a même pas encore touché à son assiette et moi je commence à perdre l’appétit avec cette histoire complètement délirante. Je me sens céder à la panique petit à petit. J’ai envie de quitter l’auberge en courant, mais peut-être y a-t-il des personnes qui m’attendent au-dehors et qui veulent s’en prendre à moi. Et j’ignore comment ils utilisent des personnes comme nous. Mais c’est insensé ! C’est du grand n’importe quoi ! Je ne peux pas être aussi importante, je ne peux pas…
Je suffoque. Mes yeux se remplissent de larmes. Je vais paniquer. J’ai envie de pleurer. Mes mains tremblent. Mélisandre pose doucement ses mains sur les miennes.
— Ne vous inquiétez pas, je vais nous mettre en sûreté.
— Mais… Où ça ? Comment ?
— Je sais me battre, chasser, et j’ai de l’argent.
Je préfère ne même pas savoir comment il a obtenu de l’argent Sylphien ni même comment il a appris à se battre.
— Je faisais cavalier seul jusqu’à présent, mais je ne peux pas laisser une jeune femme seule et sans défense. Encore moins une jeune femme qui vient de mon monde.
— Je ne suis pas sans défense !
— Vous savez peut-être vous battre ?
Il hausse les sourcils et je détourne les yeux, penaude. Son regard se pose alors sur Shou qui dort paisiblement sur la table, près de mon assiette.
— C’est un Nerhak que vous avez avec vous ?
— Euh, je… Oui.
— Ces animaux sont de vrais teignes…
Shou n’ouvre pas les yeux, en revanche j’entends parfaitement son grognement et je vois ses babines se retrousser pour montrer ses crocs.
— Il comprend ce que je dis ?
— Apparemment, puisqu’il semble me comprendre. À la base, il appartient au Prince Elya.
— Vous vous fichez de moi ? Vous lui avez volé son animal de compagnie ?
— Non, absolument pas ! Mais il est parti trois semaines combattre de… des Gorloggs, je crois, et sa sœur Toriel a placé ses gamelles dans ma chambre comme il ne me quittait plus. Je ne voulais pas qu’il vienne !
– Ce n’est pas sa sœur, mais sa demi-sœur.
— Ah bon ?
— Oui. Elya et Toriel ont la même mère. Elle était l’épouse du roi Arthurion qui l’a répudiée suite à son infidélité. Toriel est leur fille. Le roi Peleth, suite à la mort de sa première épouse, a consenti à épouser Elyana.
J’écarquille les yeux suite à ses révélations.
— Attendez, vous voulez dire que Elya est le prince de la plus grande puissance de ce monde ?
Et que j’ai été en sa compagnie et que c’est lui qui m’a achetée ? Ça expliquerait plus encore la fortune qu’il possède et a dépensé pour m’acheter. J’ai été en présence d’une personne plus importante encore que ce que je croyais et je me suis comportée avec lui comme la dernière des idiotes ! Je lui ai manqué de respect ! Je me sens affreusement coupable et gémis en me tenant les cheveux, le regard plongé dans mon assiette.
— Et pourquoi est-il là ? je lui demande alors.
— À cause de Toriel. Il rend visite à sa sœur aussi souvent que possible. Il est surprotecteur envers elle et répond aux moindres de ses caprices pour la rendre heureuse. Elle a perdu son amant. Il est mort sur le champ d’honneur. Cette perte l’a anéantie, en vérité. Elle s’en est rendue malade. Elle ne souriait plus, ne mangeait plus. Elle maigrissait à vue d’œil et le peuple s’inquiétait pour elle. Elle n’avait jamais de nouvelles de son demi-frère et puis, du jour au lendemain, Elya s’est pointé comme une fleur pour s’occuper d’elle. Ça l’a guérie en partie, mais pas totalement. Elle continue de souffrir.
— Elle avait l’air bien quand j’étais là-bas. Elle souriait, elle était toujours excitée, nous faisions les boutiques ensemble.
Apparemment, mes mots ne lui plaisent pas, car le regard de Mélisandre s’assombrit encore. J’ai l’impression d’enchaîner les boulettes, comme j’ai toujours su le faire. C’est ma spécialité de prendre les mauvaises décisions et même dans un autre monde, ce défaut continue de me poursuivre et de me coller à la peau comme une sangsue. Je déteste être comme ça et le pire étant que je ne peux rien y faire ! Rien !
— Votre présence était sûrement son médicament.
— Elle a rapidement appris notre langue, elle la maîtrise bien.
— Elle a toujours été exceptionnellement douée dans la maîtrise de langues étrangères, mais depuis la mort tragique de son amant, elle s’est délaissée. Elle ne fait plus rien.
— Elle passait son temps à coudre.
— Eh bien, Amanda, j’ai le regret de vous informer que vous avez vraiment fait une erreur stupide en quittant le refuge que vous offrait la famille royale.
— Je sais, ça ne change pas d’habitude.
Je suis complètement affligée et désemparée. Anéantie. Je ne me suis rendu compte de rien. Et puis, comment aurais-je pu ? Toriel ne m’a rien dit de tout ça, elle aurait dû m’en informer ! Peut-être cela m’aurait-il fait changer d’avis, je ne sais pas. Je me sens horriblement stupide. J’ai envie de me noyer dans mon verre ou de m’étouffer avec la nourriture dans mon assiette. Ou alors je devrais me cacher sous ma chaise et laisser le temps faire son œuvre.
Mélisandre me fait soudainement signe de me taire. Oh oh. Ça sent mauvais ça. Je reste immobile et ancre mon regard dans le sien.
— Il y a deux hommes qui nous observent depuis un moment.
— Et vous me dites ça comme ça, à haute voix ?
— Et alors ? Personne ici ne comprend notre langue.
Il n’a pas tout à fait tort.
— Et que devons-nous faire ?
— Nous allons quitter le plus naturellement possible cette auberge. Évitez de regarder sur votre droite.
Non.
Non, non, non, il ne fallait pas me dire ça ! Aussitôt, avant même de réaliser mon geste, je me tourne vers les deux silhouettes encapuchonnées qui se trouvent deux tables plus loin.
Un éclat argenté scintille.
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