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tome 1, Chapitre 2 « Bienvenue dans l’ailleurs » tome 1, Chapitre 2

Oh, bon Dieu. Ça y est ! J’ai franchi le voile ! Mais je n’ai rien senti et je n’ose pas ouvrir les yeux. J’ai peur de ce que je pourrais y découvrir, mais je crains également d’être déçue. Ai-je commis une erreur ? Ai-je pris une bonne décision ?

Je reste plantée là et j’attends un signe. Le gazouillement d’un oiseau m’oblige alors à ouvrir les yeux et je reste bouche bée devant le spectacle qui s’offre à moi. Je suis entourée par de hauts arbres, en plein cœur d’une forêt baignée par la lumière du soleil. C’est incroyable. Je me trouvais pourtant dans mon appartement quelques secondes plus tôt, et me voilà ailleurs. J’ignore où je me trouve, mais un sourire fend mon visage et je me retiens avec peine de rire. Je me sens si excitée !

Mais que s’est-il passé ? Où suis-je exactement ?

Je laisse les battements de mon cœur se calmer et entreprends d’explorer un peu les lieux. Il faut que je sache où j’ai atterri, surtout si j’ai l’intention de rentrer chez moi. À cette pensée, j’ai alors le réflexe de me retourner mais le voile qui m’a conduite ici a disparu. Il n’y a plus rien. Un vague sentiment de peur me saisit, mais je décide de le mettre de côté. J’ai cette chance incroyable d’avoir découvert ce voile qui m’a transportée d’un endroit à l’autre, instantanément. Cette chance n’est pas donnée à tout le monde, mieux vaut-il que j’en profite plutôt que de laisser les inquiétudes me dévorer et me ronger petit à petit. J’ai déjà bien assez enduré ces derniers jours et je suis lasse de toujours devoir faire face à des problèmes.

Je prends une grande inspiration et commence à marcher. J’ignore où vont me mener mes pas, mais je ne peux m’empêcher de sourire de façon idiote, les yeux pétillants. Mes mains tremblent d’excitation.

C’est une forêt banale, tout à fait normale. Elle me rappelle un peu celle qu’il y a près de chez moi, en plus lumineuse. Suis-je dans une autre partie du monde ? Je veux dire, un autre pays ? Oh, ce serait tellement excitant ! Il pourrait peut-être s’agir de l’Amérique ! J’ai toujours rêvé de voyager là-bas !

Une branche se casse sous mon poids et j’entends quelques voix un peu plus loin. Ah, de la compagnie. Je vais pouvoir demander mon chemin. Je me dirige alors vers les voix. Il y en a plusieurs. Des voix d’hommes et de femmes, une dizaine, peut-être plus. Sûrement plus. Je ne reconnais pas la langue. Peut-être une autre forme de latin… ou alors un genre de grec… non, plutôt du finnois ! En fait, je ne sais pas trop, c’est étrange. Curieux. Je ne comprends rien.

Je fronce les sourcils et m’approche. Je suis à la lisière de la forêt et un vaste marché la longe. Plusieurs stands ont été dressés et une multitude de personnes sont présentes. Je crois discerner, quelques mètres plus loin, les formes de petites maisons. Au-delà s’élèvent de hautes tours. En vérité, je n’aperçois pas grand-chose, j’ignore où je me trouve également, mais je suis persuadée d’être en bordure d’une ville. Ce qui expliquerait la présence du marché à proximité de la forêt. Je pense que je dois me trouver dans un des pays de l’Orient. Je sens des odeurs d’épices, de fruits et de légumes. D’agréables senteurs. Tout me rappelle l’Orient, entre les stands, les tenues des marchands et des visiteurs, les tours un peu plus loin… Oui, ça ne fait plus aucun doute ! Maintenant, reste à savoir quel pays exactement.

Je m’apprête à quitter le refuge du bosquet, mais tout à coup les ténèbres m’encerclent et tous les sons, toutes les sensations, disparaissent. Il n’y a plus rien que l’obscurité.

J’entends des bruits. Des sons étouffés. Tout est encore noir. Je ne sens rien. Je ne sens plus même mon propre corps. Tout se mélange et se confond dans mon esprit, je ne comprends pas très bien ce qui se passe, ce qui m’arrive. Pourtant, je parviens malgré moi à émerger lentement de mon inconscience et à ouvrir les yeux. La lumière m’aveugle un instant et je fronce les sourcils. Je sens quelque chose de rigide sous moi.

Je grimace, gémis et me relève lentement avec l’impression qu’on enfonce un clou dans mon crâne à coups de marteau. C’est horrible. Ma vision se trouble un instant, mais j’observe et analyse rapidement la situation malgré tout. Je suis saisie d’effroi lorsque je comprends où je suis.

Une cage. Une cage en bois sur un chariot. Et plusieurs pairs d’yeux qui me regardent fixement. Des visages inconnus avec un air ahuris.

Je m’accroche aux barreaux et les personnes les plus proches, terrifiées, se reculent en retenant un cri. Il y a encore des stands tout autour. Je suis donc sur le marché. Pourtant, lorsque j’étais aux abords des bois, un détail m’avait échappé. Ces personnes-là qui m’entourent, celles qui jettent un regard sur les marchandises, celles qui proposent des objets de collection ou de la nourriture, celles qui discutent gaiement, celles qui marchent en surveillant leurs enfants ; toutes ces personnes-là n’ont rien de « normal ». Peau pâle aux reflets bleus dorés ou argentés, grandes oreilles pointues, style vestimentaire peu commun, et pour quelques-uns d’incroyables ornements singuliers.

À moins de me trouver dans un défilé de costumes, j’ai le vague sentiment d’avoir atterri… « ailleurs ». Dans un autre monde. Tout me semble hors du temps et de l’espace.

J’ai l’impression de rêver.

Tout ça, ça ne peut pas m’arriver. Pas à moi. Je suis ordinairement banale. Pourquoi aurais-je la chance, moi, Amanda, de découvrir un autre monde ? Si tant est que cela soit véritablement une chance, car cette cage ne m’inspire pas confiance.

Je sens la peur et la panique s’insinuer lentement en moi alors que je commence à saisir réellement l’ampleur de la situation. Tout ce que j’ai perdu. Mon appartement, mon chat… Qui va s’occuper de lui ? Combien de temps tout cela va-t-il durer ? Quand est-ce que je pourrai rentrer chez moi ? Comment ? Et que va-t-il se passer une fois de retour dans mon petit appartement, si je m’attarde trop longtemps ici ?

Quelqu’un va-t-il seulement remarquer ma disparition ?

Tremblante, le souffle court, je jette quelques regards autour de moi, de plus en plus affolée. Je suis enfermée. Piégée. Que va-t-il advenir de moi ?

— Où est-ce que je suis ? je balbutie, morte de peur. Pourquoi est-ce que je suis enfermée ? Vous m’entendez ?

Bien sûr qu’ils m’entendent. Ils ont des oreilles plus hautes que leur tête. Une foule s’est amassée autour de moi, les gens murmurent entre eux, mais je ne comprends rien de ce qu’ils disent. Ils ne parlent pas ma langue. Jamais je ne pourrai me faire comprendre. Jamais je ne pourrai sortir de là.

Un son de clochette tinte à ma gauche et toutes les têtes se tournent dans la même direction, tel un seul homme.

Il y a une autre de ces créatures sur l’estrade, et à en juger par leur allure j’irais même jusqu’à dire qu’il pourrait s’agir d’elfes, mais qu’est-ce que je connais vraiment de l’endroit où j’ai atterri ? Que connaissons-nous véritablement des mystères de notre univers ?

L’homme, car il a tous les traits d’un homme si l’on omet ses oreilles, parle d’une voix forte avec de grands gestes, les yeux pétillants, un sourire aux lèvres.

Son discours n’est pas très long, mais il n’est pas trop court non plus. Et quand il a terminé, plusieurs mains se lèvent, il braille au-dessus du brouhaha de la foule en pointant son doigt d’une personne à l’autre. Il ne me faut que quelques secondes pour comprendre qu’il s’agit d’une vente aux enchères. Et l’enchère, aujourd’hui, c’est moi. Je suis une bête de foire.

Il ose me vendre aux enchères ! Je ne veux pas y croire, estomaquée. Et moi qui pensais que ce genre de pratiques ne se faisait plus. Si l’on excepte le fait que je sois « ailleurs ». Le prix augmente avec le sourire de l’homme qui s’agrandit toujours plus. Bientôt, il atteindra ses oreilles. Je ne peux pas laisser faire une telle chose, c’est inhumain.

— S’il vous plaît ! S’il vous plaît, délivrez-moi, je ne suis pas à vendre !

Quelques regards se tournent alors vers moi, mais celui qui dirige la vente aux enchères, le commissaire-priseur, ne daigne pas même m’adresser un seul regard. Il continue d’augmenter le tarif et de nouvelles mains se lèvent. Je tremble.

— Aidez-moi, s’il vous plaît ! Je ne suis pas à vendre, je… Où est-ce que je suis, hein ? Où est-ce que je suis ?

Rien n’y fait. Personne ne me répond. Je doute même que quelqu’un puisse me comprendre, en vérité. Je sens quelques larmes couler sur mes joues et m’adosse contre les barreaux. J’aurais mieux fait de ne jamais avoir l’audace de traverser ce voile. Je prends toujours les mauvaises décisions, quoi qu’il advienne. Je suis incapable de faire les bons choix, ça ne fait pas partie de ma nature. Aujourd’hui, j’aurais pu avoir l’incroyable opportunité de découvrir un monde incroyable. Au lieu de ça, je suis traitée comme une bête de foire, une esclave. J’ai perdu ma liberté, la seule chose qu’il me restait après ma journée d’hier.

Je m’essuie le nez du revers de la main et me recroqueville, serrant mes jambes contre mon torse. Je n’ai plus qu’à attendre qu’il y ait un acquéreur. Ce dernier pourra faire de moi ce qu’il voudra. Je serai sous ses ordres. Et qu’est-ce qui va m’attendre ? Des coups de fouet ? Des claques ? Des humiliations ? Pire ?

L’intonation dans la voix du commissaire-priseur retiens mon attention et je relève la tête. Il répète plusieurs fois le même mot, mais toutes les mains sont baissées. Ça y est. Je suis vendue.

Et puis, contre toute attente, d’autres mains commencent à se relever timidement. Puis une voix grave s’élève par-dessus celle du commissaire-priseur et toutes les têtes se tournent vers elle, avec un hoquet de surprise. Quelqu’un a dû proposer une somme exorbitante qu’aucune de ces personnes n’est capable de dépenser.

Le commissaire-priseur beugle et la foule commence à se disperser. Tout est fini. Ça y est, je suis maintenant l’acquisition de quelqu’un. Seul un homme encapuchonné reste et s’approche du vendeur. Ce dernier lui fait signe d’approcher et ils avancent vers la cage.

Et si je tentais le tout pour le tout ? Je pourrais tout aussi bien les pousser et les déstabiliser avec la porte pour prendre la fuite ! De toute manière, qu’est-ce que j’ai à y perdre ?

Je les observe attentivement. Ils s’avancent tous les deux et mes yeux ne quittent plus la clé qui se dirige trop lentement, à mon goût, vers le verrou. Quand elle s’insère dedans et se tourne, j’entends un cliquetis. Je n’attends pas plus longtemps, me lève d’un bond comme si j’avais été assise sur un ressort et me précipite vers la porte. Je l’ouvre avec une force qui renverse les deux hommes et les enjambe rapidement pour détaler, jouant des pieds et des coudes pour me frayer un chemin dans la foule. Des cris et des hurlements retentissent derrière moi, mais je refuse de tourner la tête. Ce serait fatal, je crois.

Dans un moment comme celui-ci, tourner la tête serait le meilleur moyen de se faire attraper.

Oui, mais c’était sans compter sur l’agilité et la rapidité de mon acheteur. Je sens ses bras puissants m’enserrer et le poids de son corps me projeter au sol. Ma mâchoire claque violemment contre la terre ferme, mes genoux raclent le sol et mes mains glissent sur des cailloux pointus. Je suis en simple chemise de nuit.

Sonnée, je remue légèrement. J’ai mal. Et j’ai le goût du sang dans ma bouche. C’est écœurant.

Je sens mon corps être soulevé et tente de tenir sur mes jambes. Si je suis debout, ce n’est certainement pas grâce à elles. L’homme qui m’a vendue s’avance vers moi avec un regard plein de colère et me gifle en me criant dessus. La voix puissante de celui qui me maintient résonne à mon oreille. Je sens quelque chose de froid se glisser autour de mes poignets et mes chevilles.

Des chaînes. Sûrement pour m’empêcher de fuir. Je n’ai plus aucune échappatoire. Finalement, le vendeur bafouille quelques mots, les joues roses, s’incline respectueuse et s’éloigne. Je me tourne alors vers mon acquéreur et croise son regard. Je me noie littéralement dans le lac lagon de ses yeux. Il a un regard incroyablement captivant.

Ma vue se brouille et c’est la dernière chose que je vois avant de sombrer.

***

C’est une douleur à l’arrière de ma tête qui m’extirpe violemment de mon inconscience et je me redresse subitement en grimaçant. Je n’ai pas le temps de voir où je suis ni comprendre ce qui se passe qu’une main se pose sur ma poitrine et me pousse doucement, m’obligeant à m’allonger, tout en murmurant quelques mots que je suis incapable de comprendre. J’obtempère pourtant et m’allonge, le souffle court. Je cligne plusieurs fois des yeux. J’ai l’impression d’entendre un bourdonnement et que ma tête va exploser. J’ai mal.

Ma vue s’éclaircit et je peux enfin étudier attentivement l’endroit dans lequel je me trouve. C’est une chambre. Une très grande chambre, en vérité. Elle est claire, lumineuse, et très sobre. Le lit dans lequel je suis allongée me paraît incroyablement grand. Sous mes doigts, l’étoffe que je crois deviner est de la soie. Je me sens gênée. Je ne suis pas à ma place, ici. Tout est trop spacieux, trop « riche ». Je n’ai pas l’habitude.

Mes yeux se posent alors sur l’inconnu qui, assis sur le lit, m’observe attentivement. Je reconnais l’intensité de son regard. C’est lui qui m’a achetée, lui qui m’a rattrapée. Je me souviens alors de ma chute, les écorchures, et je lève mes mains jusqu’à hauteur de mes yeux. Mes blessures ont été pansées. Un bandage entoure mes deux mains. C’est à peine si je sens encore la douleur.

Il commence à parler, mais je ne comprends rien. Exaspérée, je soupire.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Je… Quelle langue est-ce que vous parlez ? Français ? English ? Spanish ?

Il arque un sourcil, secoue la tête, se lève et quitte la pièce. Je crois que communiquer va représenter un réel problème. Comment diable vais-je pouvoir lui expliquer que je veux rentrer chez moi ? J’ai des responsabilités ! Mon chat m’attend, je dois payer des factures et trouver un travail. Je me redresse et tapote les oreillers derrière moi, puis jette quelques regards furtifs alentours. J’ai envie de me lever, visiter un peu la pièce, fouiller, regarder par la fenêtre.

Poussée par la curiosité, je repousse les couvertures et me lève, mais je suis aussitôt prise d’un vertige et la douleur à la tête m’élance. Finalement, je me rassois au moment où la porte s’ouvre. Il est revenu, cette fois accompagné par une jeune femme. Elfe. Créature. Je ne sais pas trop de quoi il s’agit en fait. Je m’accorderais à dire que ce sont des elfes au vu de leur physique, mais portent-ils réellement ce nom-là ? Sont-ce véritablement des elfes ? Et qu’est-ce que je peux prétendre connaître des elfes ? Car après tout, personne ne soupçonnait l’existence d’un autre monde.

La jeune femme s’avance vers moi et pose sa main sur sa poitrine en me fixant avec insistance.

— Toriel.

Puis elle désigne son compagnon.

— Elya.

Et elle me désigne, moi, les sourcils haussés. Si je comprends bien, elle fait les présentations. À défaut, c’est un excellent début.

— Amanda.

— Amanda ?

Toriel et moi nous tournons vers Elya, lequel venait de prononcer mon prénom avec une pointe de surprise dans la voix. Ils engagent une conversation entre eux, le ton monte et ils se disputent sous mes yeux à voix basse, Elya avec un calme qui me laisse perplexe et Toriel en faisant de grands gestes un peu trop théâtraux.

— Je suis là !

Ils se taisent tous les deux et leur regard me met mal-à-l’aise. J’aurais aimé comprendre leur langue pour savoir ce qu’ils disent. Peut-être s’interrogent-ils sur ce qu’ils vont faire de moi. Je suis probablement de trop ici.

Elya reprend la parole et Toriel enchaîne, fulmine, puis lève les yeux au ciel et secoue la tête avec un air exaspéré. Ok, il y a clairement quelque chose qui ne va pas. Finalement, elle se tourne à nouveau vers moi.

— Selphydien ?

— Selphyquoi ?

Ma réponse ne lui convient clairement pas. Et moi, je ne sais pas de quoi elle parle. Pourtant, elle s’acharne :

— Selphiade ?

Je la regarde avec un air inquiet puis les dévisage à tour de rôle en espérant qu’ils éclairent ma lanterne, mais nous sommes incapables de nous comprendre mutuellement. Elya perd patience, crie, soupire et s’en va sous le regard méprisant de Toriel.

Une fois Elya parti, son regard se radoucit et elle vient prendre place près de moi. Dans ses yeux, son regard, ses gestes, je peux parfaitement y lire qu’elle cherche un moyen de communiquer avec moi. En vain. Nous ne parlons pas la même langue, comment pourrions-nous nous comprendre ? Et je ne suis pas particulièrement douée dans la maîtrise d’autres langues que la mienne. D’ailleurs, je n’ai jamais été particulièrement douée dans aucun domaine que ce soit. Je suis une quiche.

Elle me parle. Inlassablement. Sans jamais s’arrêter. Et moi, je me contente de la regarder avec de grands yeux écarquillés. J’entends. J’écoute. En revanche, je ne saisis pas un traître mot de ce qu’elle dit. Je lui fais signe d’arrêter, elle cligne des yeux, étonnée, et puis reprends.

Non, mais… Non, stop ! Ce n’est pas la peine d’insister ! Je suis incapable de décoder, ce langage ne fait pas parti de mon lexique ! Je continue de lui faire de grands gestes, mais elle poursuit.

— Je ne comprends rien ! je finis par lui dire, exaspérée.

Elle s’arrête alors et met sa main à hauteur de ses lèvres, puis gesticule. Le signe qu’elle fait est étrange. Essaie-t-elle de me dire qu’elle va vomir ? Ou… Oh, non ! Elle m’incite à parler ! Pourquoi ? Je l’ignore, mais si c’est ce qu’elle veut.

— Je dois parler, c’est ça ? Et qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Que j’ai vécu la pire journée de ma vie hier ? Que mon compagnon m’a quittée ? Que je suis apparemment une incompétente au travail ? Enfin, je ne suis pas assez rapide aux yeux de mon employeur, il n’a pas voulu renouveler mon contrat alors qu’il avait besoin de personnel. Et puis hier soir j’ai vu ce truc bizarre. Un voile. Un mur transparent. Je ne sais pas trop comment définir ça, c’était étrange. Il est réapparu ce matin, alors je l’ai franchi et j’ai atterri ici. Où sommes-nous ?

Tout le long de mon monologue elle s’est contentée de hocher d’un signe affirmatif de la tête, un peu comme ces figurines que l’on trouve et qui bougent la tête. Elle doit probablement tenter de déchiffrer ce que j’essaie de lui dire.

Finalement, elle tapote le lit et dit un mot que je ne saisis pas.

— Quoi ? Le lit ?

— Lit ?

— Oui, lit.

— Lit.

Ok. Je crois qu’elle essaie d’apprendre ma langue. Oh, bon Dieu, je vais en avoir pour des heures. Je me sens déjà épuisée rien qu’à la seule idée de lui apprendre ma langue. Je ne suis déjà pas douée pour en apprendre une moi-même, mais alors l’enseigner…

Finalement, elle se lève et tout ce qu’elle trouve à portée d’elle, elle le touche et je lui dis aussitôt le nom de l’objet en question. Nous passons environ une heure ainsi, à communiquer du mieux que nous le pouvons, mais bientôt, j’entends mon estomac crier famine et pose mes mains dessus comme si ce geste était capable de le faire taire. Je crois que ça a éveillé l’intérêt de Toriel, car elle traverse la chambre en quelques enjambées à peine, désigne mon ventre et me pose la même question que j’entends depuis plusieurs minutes :

— Faim, je lui dis. J’ai faim.

— Faim.

Puis elle fait le geste de manger.

— Je veux manger. Man-ger, j’articule.

— Manger.

Elle acquiesce puis sors de la chambre. Aïe. Je crois qu’elle n’a pas tout à fait saisi. Moi, en attendant, j’ai faim. Je crève la dalle. Je meurs de faim. Je suis affamée. Je pourrais lui sortir tous les synonymes s’il le fallait, mais je doute que ça serve réellement à quelque chose. Elle ne comprendrait pas. Je pourrais tout aussi bien parler l’anglais, l’espagnol, le turc, l’arabe ou que sais-je encore que ça n’y changerait pas grand-chose.

Ah, quelle galère !

Je me laisse retomber sur l’oreiller et soupire. Je crois que je me suis fichue dans le pétrin jusqu’au cou. J’espère que ma disparition va être signalée pour que mon chat soit remis entre de bonnes mains. C’est la seule chose qui compte véritablement dans ma vie, en vérité.

Tout le reste…

Le travail, ce n’est pas pour moi. En amour, je suis une déception. Et côté famille, eh bien… Je n’ai plus vraiment de contacts avec mes proches. Il y a eu des soucis, des embrouilles, des problèmes… Avec tout ça, le problème, c’est que personne ne va remarquer ma disparition. Sauf, peut-être, ma voisine.

Quel merdier.

Je ne sais plus si je dois rire ou pleurer, être heureuse ou attristée, bénir ou maudire ma pauvre existence de simple mortelle.

La porte se rouvre et Toriel entre, un plateau de nourriture entre les mains. Dieu la bénisse ! Mais quand elle dépose le plateau sur mes jambes, je déchante rapidement. Je ne connais pas ces aliments curieux. Il y a, dans l’assiette, des sortes de haricots rouges, accompagnés par des… des filaments aqueux qui trempent dans une sauce jaunâtre. Je n’arrive pas à définir si j’apprécie l’odeur ou non. Il y a du pain. Plat. Et un verre avec de l’eau, peut-être la seule chose que je connaisse. Bien que… Je préfère renifler le contenu et goûter du bout de la langue. Oui, c’est bien de l’eau. Toriel ne m’a pas quittée des yeux. Elle reprend la parole et à en juger par l’intonation de sa voix, elle me pose une question. Elle doit probablement me demander pourquoi je n’ai pas encore commencé à manger.

Je pique la fourchette dans un haricot rouge et le porte jusqu’à ma bouche, dubitative. Tout à coup, je n’ai plus faim. Je préférerais manger de l’herbe et de la terre. Je ferme les yeux, prends mon courage à deux mains et fourre le haricot dans ma bouche.

Mon estomac manque de se soulever et je grimace.

C’est amer ! Mais comment peuvent-ils manger un truc aussi infect ? Toriel m’interroge, mais je suis incapable de lui répondre. Pas si je ne connais pas la question. Je secoue la tête et décide de tester l’autre truc visqueux. J’appréhende déjà. Mon estomac aussi appréhende. J’ai quelques haut-le-cœur.

J’inspire et enfourne une bouchée dans ma bouche en grimaçant d’avance. Et là, c’est la grande surprise. C’est une explosion de douceur et de saveur sur mon palais, un goût exquis et raffiné, tout à la fois légèrement épicé et sucré. C’est sensationnel. Divin. Je n’ai jamais mangé quelque chose d’aussi bon de toute ma vie ! Et pourtant, à regarder ce plat, il n’y a là rien d’alléchant. Je le termine rapidement en laissant les haricots rouges de côté, mange le pain et bois d’un trait le verre.

J’ai encore faim.

Il n’y a même pas de viande. Ce ne sont que des légumes. Je crois. Mais j’ai faim.

Toriel me sourit, parle encore. Je crois deviner qu’elle me demande si j’ai bien mangé, mais je hausse les épaules et frotte mon estomac en disant :

— Faim.

J’ai l’impression d’agir comme une enfant, de réclamer, et je déteste ça, mais comment puis-je faire autrement pour m’exprimer en voulant qu’elle me comprenne ? Finalement, elle repart avec le plateau dans les mains, mais son retour tarde tellement que je me laisse emporter par le sommeil.


Texte publié par Nephelem, 6 juillet 2017 à 13h37
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