Incompétente. Pas assez motivée. Lente. Toujours fatiguée. Renfermée. Sans conviction. Sans volonté.
C’est à peu près tout ce que j’entends sur moi, autour de moi, autant sur le plan professionnel que personnel. Cette fois, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et je n’ai plus assez de forces pour lutter. Ni pour pardonner. Je viens d’essuyer une violente dispute avec mon compagnon. Il m’a quittée. Cette dispute était de trop et c’est encore moi qui prends. C’est à croire que j’incarne l’imperfection même et que lui n’a aucun défaut. Si nous nous sommes séparés, c’est à cause de moi. Si nous nous sommes disputés, c’est à cause de moi. Si le repas a été raté, c’est à cause de moi. Si le serveur du restaurant était de mauvaise humeur, là encore c’est à cause de moi. Et si mon chat l’a griffé, c’est bien évidemment ma faute ! Comment aurait-il pu en être autrement ?
Je renifle bruyamment et, les mains tremblantes, fouille nerveusement à l’intérieur de mon sac pour en sortir les clés. Il me faut attendre quelques secondes pour que je puisse tenter de voir quelque chose à travers le brouillard que forment mes larmes. Finalement, je parviens à insérer la clé dans la serrure et la tourne. Un cliquetis retentit et j’entre. Je vis dans un petit appartement en location et je prévoyais d’emménager l’année prochaine avec mon compagnon. Nous avions des projets, mais tout ça est désormais derrière moi. Il n’a pas même tenté de me retenir. Il n’a pas montré le moindre signe de tristesse. Il ne s’est pas non plus énervé contre ma décision. En fait, c’est à peine s’il a paru content et soulagé. C’est blessant. Horriblement blessant.
J’ai l’impression de ne rien valoir à ses yeux. À quoi cela lui a-t-il donc servi de se mettre en couple avec moi ? Qu’est-ce que je lui ai apporté ?
Je retire mes chaussures à talons que je laisse traîner dans l’entrée et referme le verrou derrière moi, puis me traîne jusqu’à la salle de bain. Lorsque mon reflet apparaît dans le miroir, j’étouffe un sanglot. Je ne ressemble à rien. J’ai une mine affreuse. Un teint trop pâle, même avec du fond de teint. À peine maquillée, comme toujours, car je suis incapable de mieux faire que ça. Et une simple queue-de-cheval pour couronner le tout. J’ignore comment coiffer correctement cette longue tignasse rousse désordonnée. De toute manière, inutile désormais que je m’acharne à vouloir être belle, tout est fini. Et je ne veux plus jouer de mes « charmes », si tant est que j’en possède, pour qu’une nouvelle histoire se termine de manière aussi lamentable.
Je ne suis pas coquette.
Voilà ce qu’il me rabâchait souvent. Pourtant, depuis le début de notre relation, j’ai fait d’incroyables efforts ! J’ai dépensé beaucoup d’argent en vêtements, maquillage et produits de soin. La robe que je porte ce soir est une nouvelle acquisition et elle est véritablement belle ! Elle met en valeur mes formes. Elle m’embellit. Elle me rend plus éblouissante. Avec une coiffure et un maquillage plus appropriés, je crois que j’aurais pu attirer nombre de regards sur moi, mais ce n’est pas le cas. Pourtant, malgré tout, je suis jolie. Je suis féminine. Mais ça ne lui a pas convenu.
Oh, et s’il n’y avait que cela.
J’essuie rapidement les larmes qui coulent sur mes joues, rapides et silencieuses, et entreprends de défaire ma queue-de-cheval puis de me démaquiller. Une fois fait, je retire ma robe pour enfiler une chemise de nuit.
Jamais plus je ne serai capable de la porter. Je la brûlerai peut-être, avec toutes ses affaires. Qu’il aille au diable ! Si je ne lui conviens pas comme je suis, alors il peut tout aussi bien moisir en Enfer !
Je retiens les nouvelles larmes qui menacent de couler et je vais trouver un peu de réconfort dans le frigo, duquel j’en sors un énorme pot de glace. Un chagrin d’amour dit forcément glace et kleenex.
Je passe le restant de la soirée devant un film à l’eau de rose, à renifler, pleurer, et me gaver de glace à coups d’énormes cuillères à soupe. D’ailleurs, elle me suffit à peine, une grue aurait été plus appropriée à ce moment-là.
Finalement, c’est tard dans la soirée que je décide d’abandonner ma seule véritable amie : la télévision. Je me rends dans la chambre et me glisse dans les draps de mon lit. Ils sont froids. Je frissonne et me tourne, puis ferme les yeux.
Quelques secondes s’écoulent. Puis quelques minutes. Je suis incapable de trouver le sommeil. Trop de pensées négatives hantent mon esprit, je suis impuissante à les ignorer. J’ai passé une mauvaise journée au travail. Mon contrat s’est terminé, mais j’ai entendu dire de mauvaises choses à mon sujet alors que je m’échine à donner le meilleur de moi-même pour plaire à mon employeur. Ce n’est pas la première fois que ça arrive, mais à force je commence à sérieusement me décourager et me remettre en question. Pourtant, je n’ai pas d’autre alternative. Aucun diplôme en poche. Aucune autre expérience. C’est le seul travail que je suis capable d’exercer. Et je n’ai pas assez confiance en moi ni assez d’argent pour entreprendre autre chose.
Et puis il y a eu cette soirée désastreuse qui m’a achevée. Encore et toujours des reproches. Finalement, mon existence ne vaut pas grand-chose à en juger par le comportement et les paroles des autres. La terre tournerait bien mieux sans moi. Après tout, qu’est-ce que j’apporte à ce monde ? En quoi ma vie est-elle réellement utile ? Quel but a mon existence ? Je ne suis qu’une carcasse creuse qui se traîne lamentablement. Autrement dit, je ne sers à rien. Et si, finalement, tout le problème vient de là ? Et si la solution se trouve quelque part, là ?
Tout me paraît tout à coup tellement plus clair, tellement évident ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il y a bien longtemps déjà que j’aurais dû réaliser tout ça !
Je rejette vivement mes couvertures et saute hors de mon lit, tout à coup revigorée par un nouvel espoir. Oh, ce n’est pas très gai comme pensée, et ce n’est pas très normal non plus d’éprouver autant de joie à cela, mais je ne suis pas une fille commune. Loin de là. Et mon compagnon a tenté à plusieurs reprises de me le faire comprendre.
Sois rassuré, Léo, j’ai compris.
J’ai compris ce que tu attends de moi. Ça y est.
Je traverse la chambre en quelques enjambées à peine et ouvre violemment la porte, prête à bondir dans le couloir, mais je me fige.
Il y a quelque chose d’anormal. D’étrange, en fait. En face de moi se dresse un voile transparent vaporeux qui occupe tout l’encadrement de la porte et à l’intérieur duquel brille une centaine de petites étoiles bleues et violettes. À travers le voile, je peux discerner les contours hasardeux de la porte de la salle de bain en face de moi, ce malgré la pénombre. Le voile bouge lentement et produit un faible son de carillon.
Il me faut quelques secondes avant que je ne me reprenne et mon cœur s’emballe. Je ne comprends pas ce qui se passe, ni même ce que c’est. De quoi s’agit-il ? Je déglutis difficilement et lutte pour résister à la tentation de toucher le voile. Plusieurs questions et inquiétudes se bousculent dans ma tête. Et si c’est dangereux ? Mais si je m’attarde de trop, si j’hésite trop longtemps, est-ce que ça disparaîtra ? J’ignore ce à quoi je fais face. J’ai peur.
Finalement, je referme la porte et la rouvre immédiatement. Il n’y a plus rien. Un maigre sourire flotte sur mes lèvres, mais j’éprouve pourtant du regret. Je suis stupide. Encore une mauvaise décision. J’aurais dû prendre mon courage à deux mains et toucher ce truc !
— Quelle conne je fais, je murmure.
J’espère m’être trompée ou alors que tout ça n’appartienne qu’à mon imagination. Si, pour une fois dans ma vie, je pouvais prendre au moins une foutue bonne décision !
Ébranlée, j’en ai complètement oublié la raison pour laquelle je me suis extirpée du lit. Finalement, j’y retourne et me couche. Curieusement, le sommeil vient à moi tout de suite et je dors d’un trait jusqu’au lendemain matin. Cette nuit-là, je ne rêve pas.
Quand l’alarme de mon réveil retentit, j’ouvre les yeux avec un sursaut et ma main s’abat violemment dessus. Je ne me souviens plus l’avoir enclenché. Tant pis, maintenant le mal est fait. Je suis incapable de pouvoir me rendormir. Je soupire et rejette les couvertures de mon lit, puis me lève. Je me sens lasse, fatiguée, courbaturée. Je n’ai pas envie de m’habiller, encore moins de manger, ranger ma chambre, nettoyer la cuisine. Rien. Je n’ai plus le cœur à rien, je me sens complètement abattue. Alors je me rends au salon et me laisse tomber sur le canapé, puis allume la télévision.
J’ignore combien de temps s’écoule jusqu’à ce que mon téléphone sonne et me fasse sortir de ma torpeur léthargique, mais je le cherche avec désespoir jusqu’à le dénicher. C’est lui. Léo. Mon cœur bondit de joie et je m’empresse de décrocher, un sourire aux lèvres.
— Allô ?
— Amanda, c’est moi.
— Léo…
— Je suis désolé pour hier soir. Je n’aurais pas dû, je suis allé trop loin. Tu crois que tu peux me pardonner ?
— Oui, bien sûr !
Bien sûr que non ! Mon cœur hurle de désespoir et se déchire, mais je suis incapable de dire non. Ce mot-là ne fait pas parti de mon lexique. Je l’ai définitivement rayé de ma vie. Jamais je ne réussis à le prononcer, c’est au-delà de mes forces. Pas même au travail, quand mes employeurs me demandent de faire des heures supplémentaires ou de changer mon jour de repos même si ça ne m’arrange pas. Je ne peux pas refuser. C’est comme ça. Le mot « non » n’existe pas dans ma vie. Il n’a jamais existé. À quelques exceptions près, surtout concernant Léo. Et j’ai conscience d’agir stupidement. Je sais que je le regretterai amèrement, mais comment lui dire non sans l’attrister ? Je pense avant tout à lui. Je pense avant tout aux autres, mais les autres pensent-ils seulement à moi ?
— Tu es un amour, ma petite Amanda.
Ce n’est pas ce que tu disais hier. Je me souviens encore de tes paroles blessantes, cinglantes, tranchantes. Je m’en souviens, oui.
Mes lèvres tremblent.
— Est-ce que ça te dirait de se voir ce midi ?
— Je suis un peu fatiguée et je ne suis même pas habillée…
— Ah.
Quand mes yeux se posent sur l’horloge murale, je retiens un hoquet de surprise. Il est presque midi déjà ! Je n’ai pas vu le temps passer.
— Je suis au bas de l’immeuble, je t’attends.
— Léo, tu es bien gentil mais… Je ne me sens pas très bien. Je n’ai pas faim, je n’ai pas envie de sortir.
— Mouais. Tu es fatiguée, comme d’habitude. Tu n’as jamais envie de sortir, tu ne fais jamais le moindre effort.
— Léo, nous en avons discuté hier.
— Amanda, sérieusement je veux que notre couple dure, mais si tu n’y mets pas du tien comment veux-tu que ça fonctionne entre nous deux, hein ? C’est toujours moi qui fais le premier pas. Jamais tu ne me proposes une sortie, jamais tu ne m’invites chez toi, tes sms se font plutôt rares et je ne te parle même pas de tes appels !
— Tu ne comprends pas…
— Est-ce que tu m’aimes ?
— Bien sûr que oui !
— Alors pourquoi tu ne me le montres pas ?
— J’essaie de te le montrer !
Mais c’est un peu compliqué. Non, en vérité c’est très compliqué. J’ai envie de tout lui expliquer, mais je ne suis pas certaine qu’il puisse comprendre, ou même qu’il veuille comprendre.
— Amanda, ça fait plusieurs semaines, et même plusieurs mois que ça dure. Je commence à être fatigué.
— Je suis désolée.
— Tu es toujours désolée !
Je sens mon cœur se serrer comme dans un étau et me mords la lèvre pour ne pas laisser échapper un hoquet. Ça recommence.
— Je n’ai pas envie de me disputer comme hier soir. De toute manière, je commence à en avoir plein le dos de ton comportement de gamine. Je laisse tomber. Quand tu seras décidée, pense à m’appeler, Ok ? En attendant, je me casse !
— Non, attends, Léo ! Léo ?
Mais il a déjà raccroché et j’entends, au-dehors, les pneus d’une voiture crisser puis le vrombissement d’un moteur.
Tout est fini. Encore.
Je sens des larmes couler sur mes joues. Abattue et refroidie, je jette mon téléphone sur le canapé puis me rends jusqu’à la salle de bain. J’y étudie attentivement mon reflet, puis mon poing s’abat sur la glace et la brise. Je grimace de douleur et aperçois un filet de sang couler le long de mon bras, mais je ne considère pas utile de soigner la blessure. À quoi est-ce que ça aurait servi, de toute manière ?
— Je ne suis qu’une idiote, je grommelle entre mes dents serrées. Une idiote, idiote, idiote, idiote !
J’éclate en sanglots, appuyée sur le lavabo, et serre mes mains sur le rebord de celui-ci. La douleur qui m’élance dans ma main et mon poignet remonte jusque dans mon bras et je grimace. Et merde. C’est douloureux. J’ai mal.
Il faut que je soigne ça malgré tout. Je me redresse et aperçois un éclat du coin de l’œil. Je me retourne alors, en direction du couloir.
Il est encore là. Ce voile transparent et brillant que j’ai vu la veille. J’ai cru qu’il ne s’agissait que d’une hallucination ou d’un rêve, mais il est encore là. Ou alors je deviens folle. Ou peut-être s’agit-il d’une illusion d’optique. Je m’avance lentement vers lui et m’immobilise en face, à quelques centimètres seulement. J’inspire profondément et l’effleure du bout des doigts.
Rien.
Je ne sens rien. Aucune texture, aucun changement de température, aucune sensation. Rien. Je prends alors mon courage à deux mains et ma main traverse le voile. Elle ne franchit jamais la porte de la salle de bain. Elle a disparu. Je vois très bien le couloir, j’aurais dû voir ma main par conséquent, mais elle a complètement disparu. Je la retire vivement, le cœur battant à tout rompre.
Qu’est-ce que c’est ? De la magie ? La magie n’existe pourtant pas ! Je sens un sentiment de peur et d’excitation m’envahir lentement. J’ai envie de sauter le pas, d’être audacieuse et de franchir ce voile, voir ce qu’il y a de l’autre côté. Pourtant, je suis terrifiée. Et s’il n’y a rien ? Si je ne peux pas revenir en arrière ? Et si la mort m’attend de l’autre côté ?
Je déglutis difficilement. Craintive. Ce mot effleure mon esprit. Je l’ai déjà entendu quelque part à mon sujet. Qu’est-ce que la vie a à m’offrir dans ce monde, ici-bas ? Je n’attends plus rien, je suis totalement découragée. Pourquoi ne pas tenter le tout pour le tout ?
Advienne que pourra.
Je prends une grande inspiration, ferme les yeux et franchis le voile, le cœur gonflé de nouveaux espoirs.
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