Nos gens ont toujours eu des rapports particuliers, et le plus souvent belliqueux, avec le peuple des Pointes Maudites. Le royaume de Dörth emprisonnant les habitants du désert entre l'étendue infinie de l'océan et ses propres terres, il ne pouvait en être autrement. A l'époque de cette histoire, mon histoire, notre famille renouait tout juste avec le pouvoir. Nos terres avaient longtemps été une simple province du grand empire de celle que tous nomment à présent "Talyä la Furie". Il est amusant de voir tout un chacun user de ce nom quand personne n'aurait songé jusque-là à prononcer autre chose qu'un révérencieux et craintif "Seigneur des Pointes". Il est d'ailleurs d'autant plus ironique de voir Père s'enorgueillir d'un titre qu'il porte, d'après ses dires, depuis sa naissance quand l'on sait que ma sœur et moi avons grandi dans une ferme. Nous avons dû nous cacher, à travers les générations, d'une menace qui, finalement, s'est envolée sans jamais s'abattre sur nous. Me voici à présent condamnée à jouer les princesses alors que la vie simple que nous menions me convenait parfaitement. Une chance que mon aînée se soit tout à fait adaptée à notre nouvelle vie, puisque ce sera sur elle que reposera tout le poids de la succession.
Toutefois, ce ne sont pas les péripéties de ma famille qui seront narrées. La seule histoire qui mérite d'être contée est celle de notre amour. La seule qui mérite d'être pleurée est celle de notre enfant...
A l'instant même de sa chute, la nouvelle de la mort de notre terrible seigneur se répandit à travers les Sept-Royaumes, portée par des Aînés victorieux. Dès lors, le continent tout entier s'embrasa pour se libérer du joug de l'armée maudite. Pour ma part, je n'ai jamais compris en quoi troquer une paix sous l'égide des Pointes contre une guerre rampant jusqu'aux confins de nos campagnes était une bonne chose. Les anciens rapportaient des histoires horribles sur l'Armée d'Obsidienne mais, en réalité, la première fois que je croisais un soldat fut une fois les révoltes débutées. Et quand bien même, cet homme d'arme, tout vêtu de noir qu'il était, n'avait rien d'effrayant, bien au contraire.
Ce jour-là, j'avais fait fi de l'avis de mes parents pour aller me baigner au lac. Parvenue aux abords de l'étendue d'eau, je m'étais retrouvée face à un jeune homme à l'air soucieux qui laissait sa monture s'abreuver tandis qu'il scrutait les environs, sur ses gardes. A peine avais-je franchi les derniers fourrés qu'il tira son épée pour la pointer vers moi. La couleur de sa tenue indiquait clairement qu'il s'agissait d'un soldat du désert pourtant il rengaina son arme aussi vite qu'il l'avait sortie de son fourreau. Pour ma part, la peur se résuma à un éclair fugace qui se transforma en curiosité. Le jeune soldat avait perdu son chemin en poursuivant les agresseurs de ses hommes. Sans la moindre hésitation, je le guidais à travers ces bois pour le remettre sur le droit chemin.
Amethor, puisque c'est ainsi qu'il s'appelait, revint me voir au bord du lac à plusieurs reprises, d'abord sous prétexte de s'être à nouveau égaré, puis clairement pour passer du temps en ma compagnie. Quant à moi, une fois la belle saison achevée et l'excuse d'un bain frais plus d'actualité, je me glissai secrètement hors du domaine pour le rejoindre. Rapidement après le rétablissement du trône de Dörth, nos rapports avec les Pointes Maudites s'étaient terriblement dégradés et Père aurait certainement été fou de rage s'il avait su que je fréquentais l'un de ces hommes. Et quel homme !
A son armure, son maintien, son éducation, j'avais rapidement saisi qu'Amethor n'était pas un simple soldat, néanmoins je l'avais pris pour un capitaine. Jusqu'au jour où un soldat était apparu précipitamment et avait planté genou à terre devant le jeune homme pour lui porter un message en lui donnant du "Chevalier". Amethor était donc un Chevalier d'Obsidienne, un de ces terribles avatars de leur sombre seigneur, une relique vivante du pouvoir de Talyä la Furie. Pourtant, même lorsqu'il avoua être le Huitième, l'héritier du Général, cela ne changea rien. Amethor était un gentilhomme bien trop charmant pour revêtir l'image de monstre que l'on tentait de m'inculquer.
Avec le temps et la multiplication de nos rendez-vous, mes sentiments pour le Chevalier s'ancrèrent, se développèrent. Et un jour, Amethor scella ces émotions en m'avouant son amour. Nous savions parfaitement que les choses ne seraient pas faciles, cependant nous étions prêts à tout. Nous nous appliquâmes donc à convaincre nos familles respectives, lui en soufflant à son père l'idée d'une alliance avec le royaume de Dörth pour apaiser les tensions, moi en tâchant de convaincre Père de l'intérêt d'un tel projet. Mais les adultes peuvent se montrer terriblement timorés et si la situation évoluait progressivement, elle le faisait bien trop lentement pour la fougue qui nous habitait. Toute vertueuse qu'ait été notre éducation, nous succombâmes au feu de la passion. Et ce plus d'une fois, je le crains...
Malheureusement pour nous, ce fut Mère qui saisit la première les changements qui s'étaient amorcés en moi et la vie devint tout à coup beaucoup plus compliquée. J'attendais un enfant, notre enfant, alors que ma famille n'avait approuvé aucun époux pour moi. Le doute subsista quelques temps, juste ce qu'il fallut à mon ventre pour s'arrondir. Et durant ces longs jours, ces interminables mois, la surveillance se fit plus grande autour de ma personne et je ne pus trouver aucune occasion de rejoindre mon tendre Amethor.
Lorsque la question de mon état fut clairement confirmée, on m'envoya dans le plus grand secret chez une tante vivant à l'autre bout du continent. Un voyage long et éreintant qui m'éloignait toujours plus du père de mon enfant. La toute jeune cour de Dörth ne pouvait tolérer la présence d'une princesse enceinte. Toutefois, ce qui acheva de me briser le cœur fut d'apprendre, de la bouche même de ma parente, la version officielle de mon histoire : j'avais été victime, lors d'une innocente promenade autour du domaine, d'un odieux viol perpétré par un de ces monstrueux soldats d'obsidienne. Un immonde mensonge qui mettait en lumière une affreuse vérité : jamais on ne me laisserait rentrer avec notre enfant. Je conservais toutefois un espoir, celui que ma tante garderait auprès d'elle le fruit de notre amour. Alors je pourrais m'en retourner auprès de ma famille et tout faire pour officialiser mon union avec Amethor au plus vite. Ainsi, notre petit nous serait rendu et il grandirait entouré de l'amour de ses parents.
Le soir de sa naissance, on emporta mon enfant avant même que je puisse entendre son premier pleur. Pourtant j'insistai tant et si bien, allant jusqu'à me débattre avec ma tante, qu'on me laissa le prendre un moment dans mes bras. Un garçon. Un magnifique garçon qui portait les cheveux noirs de son père et les yeux verts de sa mère. Un être minuscule qui d'un simple sourire gonfla mon cœur d'un amour inconditionnel. Bien trop vite à mon goût, on me le reprit et je me retrouvai seule, ma parente ayant refusé de poser un seul regard sur mon fils. Le bonheur de cette rencontre envolé avec le départ de mon petit, je réalisai seulement alors ce qu'impliquait le comportement de ma tante : comment pourrait-elle élever un enfant dont la simple vue la rebutait ? Quel avenir avait été prévu pour cet être innocent ?
Prise d'un doute, je m'élançai vers la porte de ma chambre à peine celle-ci claquée. Une affreuse certitude m'étreignait le cœur : si je perdais de vue mon fils, jamais plus je ne le serrerais dans mes bras. Trois mots me frappèrent alors que je faisais irruption dans le couloir : adorable, enfant, tuer. Les deux domestiques qui s'éloignaient avec mon petit tournèrent vers moi un regard d'abord surpris, puis compatissant lorsqu'ils comprirent que je les avais entendus. Je m'avançai vers eux mais celui qui avait les mains libres s'interposa.
- Altesse, vous devez garder le lit...
Je ne l'écoutai pas et les suppliai d'épargner mon enfant, de veiller sur lui jusqu'à ce que je puisse le reprendre à mes côtés. Je leur offris terres et richesses pour qu'ils acceptent, cependant ils refusèrent tout paiement. En revanche, mes suppliques vinrent noyer le peu de volonté qu'ils avaient à remplir leurs ordres et s'ils ne pouvaient garder le petit sur le domaine, ils m'assurèrent qu'ils trouveraient une personne pour s'en occuper. Mais pas à la cité, pour que mon fils ne risque pas de croiser le regard de ma tante. Il pourrait être mené ailleurs, par un ami marchand qui devait reprendre la route au matin. Mon enfant vivrait mais à quel prix ? Mes chances de la retrouver seraient inexistantes. Il grandirait, sans rien connaître de ses parents, de l'amour que je lui portais déjà. Je le serrai une dernière fois sur mon cœur et luttai contre mon désespoir pour lui offrir un ultime aperçu du visage souriant de sa mère. Et avant qu'on ne l'emporte au loin, qu'on ne me prive pour toujours de ses grands yeux brillants, de son sourire innocent, de ses petits doigts avides de mon contact, je lui donnai un nom, seul et unique cadeau qu'il recevrait de ses parents. Puis on me l'enleva.
Je retrouvai la cour de Dörth le cœur vide et les yeux asséchés d'avoir tant pleuré. Pourtant, le destin me réservait encore un dernier coup de poignard. En mon absence, l'alliance entre notre royaume et celui du désert avait finalement abouti à un mariage qui serait bientôt célébré. Mais il ne s'agissait pas du mien. La cadette n'était pas une valeur suffisante pour assurer l'immunité de Dörth face à l'Armée d'Obsidienne. Ce serait donc les épousailles de ma sœur que l'on organiserait bientôt. Ma sœur... et Amethor. A elle donc l'amour de ma vie et le père de l'enfant qu'on avait arraché à mes bras. A moi, la succession de notre royaume. Je ne serais jamais que la porte d'entrée qui mènerait au trône de Dörth. J'avais goûté la vie comme un nectar sucré et je découvrais à présent à quel point elle était amère. Il me faudrait sourire, élever des enfants qui ne seraient aucunement le fruit de mon amour, vivre en femme comblée alors que l'on m'avait tout pris. Il me faudrait simuler le bonheur, privée du seul homme que j'aimerai et de mon fils.
Mon tendre Amethor... Mon pauvre Dënorh...
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