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La nuit du Malär

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La chasse avait été bonne malgré la bruine.

Fier de ses prises du jour, Cyrëon se dirigea vers sa hutte. Sa momäe devait l’attendre avec impatience, autant pour remplir le garde-manger que pour bénéficier de sa présence. Depuis le décès de son podäe, la peur l’entravait. Elle craignait de le perdre, ainsi que l’intégralité de ses possessions. Maintenant qu’il était le seul homme de la maison, s’il venait à mourir et que personne ne se décidait à prendre soin d’elle, elle finirait paria. Chaque nouvelle sortie de sa part en était un cruel rappel.

Cyrëon ne pouvait hélas pas se permettre de rester à ses côtés jour après jour. Il n’était plus un petit garçon, son physique en témoignait. Qui plus est, il avait des obligations envers son village. Il n’était pas devenu chasseur uniquement pour la liberté que le statut lui apportait : les habitants avaient besoin de lui et de ses pairs afin de survivre à l’hiver, rude dans la région.

Sa botte gauche s’enfonça dans la boue et émit un son de succion lorsqu’il l’en retira. Un juron lui échappa ; qu’il pleuve un jour de plus et certains chemins seraient impraticables. Il était déjà presque inconcevable de se déplacer sans bruit – un véritable fléau quand on exerçait son activité.

Le campement apparut et arracha un sourire à Cyrëon. D’ici deux ou trois minutes, il déposerait le lourd gibier, puis se réchaufferait face au feu. La perspective lui laissa oublier le mauvais temps. Ses pas s’en trouvèrent allégés. Il gagna sa demeure plus vite qu’il ne l’aurait imaginé.

Le jeune homme perçut le bruit d’une conversation à l’intérieur et s’en étonna. Sa momäe ne recevait que peu de monde. Curieux, il tendit l’oreille… avant de lâcher son fardeau et de se précipiter dans l’habitation.

Son ouïe ne l’avait pas trompé, il avait bien deviné l’identité de leur visiteuse : la sorcière était sous son toit. Ses poings se serrèrent. Sa simple présence suffisait à l’agacer. Il exécrait cette colporteuse de mythes.

N’en était sa cécité, elle remarqua son arrivée plus vite que sa propre mère.

— Chasseur Cyrëon, le salua-t-elle.

Sa voix était aussi fluette que son allure. Tout en lui rendant ses politesses, Cyrëon se demanda comment il était possible qu’un être si menu ne se soit pas encore fait mettre en pièces.

— Tu es rentré ! s’écria sa momäe.

— Et pas les mains vides. J’ai manqué quelque chose ?

Si leur invitée n’avait été aveugle, nul doute qu’elle aurait été outrée par la façon dont il la désignait du doigt et la dévisageait. D’un geste, sa momäe lui signifia qu’il exagérait ; néanmoins, il ne montra aucun signe de repentir.

— Enöra nous a apporté notre amulette.

Il grimaça. Il ne croyait pas aux soi-disant charmes et enchantements de la drôlesse.

— Une amulette ?

— Demain aura lieu la nuit du Malär, chasseur Cyrëon. L’amulette vous préservera, vous et votre momäe, du mauvais sort. Quand le grand Malärosh nous rendra visite, elle vous assurera de ne pas être enlevé en paiement des terres qu’il nous autorise à fouler. Seules les bêtes seront touchées, telle est la nature de l’accord fondé par nos ancêtres.

— Je connais l’histoire, sorcière. J’ai grandi ici.

Sans lui offrir l’occasion de rétorquer quoi que ce soit, Cyrëon se tourna vers sa momäe.

— Accrocheras-tu réellement une bricole pareille dans notre hutte ?

— Il le faut ! N’as-tu pas entendu Enöra ? Je ne tiens pas à ce que Malärosh t’emporte.

Il grogna.

— Ces légendes sont d’un autre âge… Nous n’avons pas à être « protégés » de prétendus Esprits, ils sont pures inventions. Tu serais avisée de ne pas écouter les propos d’une diablesse. Elle t’emplit la tête de sottises !

— Cyrëon !

— Ce n’est rien, Armëla, intervint Enöra. Je vous ai remis votre amulette, mon travail ici est terminé. Je vais rentrer chez moi, puisque ma présence déplaît au chasseur Cyrëon.

Bien qu’elle ne soit pas en mesure de le voir, elle le regarda droit dans les yeux. Elle soutenait ses convictions avec tant de condescendance à son égard que son attitude le rebuta. Cette femme était un poison : elle entretenait les traditions avec plus de férocité que les plus vieux de leurs chefs !

Cyrëon contracta sa mâchoire. Il lui paraissait chaque jour plus essentiel que son village entre dans une nouvelle ère, loin des peurs des mœurs anciennes.

— Retrouverez-vous la sortie ou avez-vous besoin qu’on vous le montre, sorcière ? siffla-t-il.

L’allusion à sa condition était si flagrante que la jeune femme perdit le sang-froid qu’elle avait jusque-là conservé.

— La privation de ma vue n’est pas un handicap, chasseur Cyrëon. Elle est le juste prix que je paye depuis ma naissance afin de visualiser ces « prétendus Esprits ». J’espère d’ailleurs qu’ils n’ont pas entendu vos propos, car nombre d’entre eux sont susceptibles. Si par malheur c’est le cas, rassurez-vous. Ma porte sera toujours ouverte envers qui cherchera mon aide, même s’il s’agit d’êtres aussi désagréables que vous.

Le sang de Cyrëon bouillit dans ses veines. Il grinça des dents, mais la sorcière n’attendit guère sa réponse pour quitter sa demeure.

— Vraiment ! souffla sa momäe. Étais-tu obligé de te montrer si grossier ? Enöra est une gentille fille : elle nous protège. Tu devrais lui en être reconnaissant.

— Au diable les superstitions, rétorqua-t-il alors qu’il attrapait la fameuse l’amulette. J’ai envie de jeter cette aberration afin de te prouver qu’il n’y a pas d’Esprit.

Sa parente pâlit.

— Si tu m’aimes un peu, tu t’en abstiendras.

Il soupira avant de se radoucir.

— En effet. Je te laisserai l’accrocher à notre entrée, puisque tu y tiens tant. Cependant, je ne perds pas espoir. Un jour, les croyances évolueront. Nous ne sommes plus à l’ère de l’obscurantisme : nous savons désormais qu’il n’y a rien à redouter hormis les dangers réels, telles que les tempêtes et les bêtes sauvages. Contre eux, Enöra ne peut rien.

Sa momäe se contenta de grommeler et il devina qu’il n’obtiendrait pas de concession d’elle, pas si près de la nuit du Malär. Elle appréhendait trop Malärosh.

*

Cyrëon jeta un œil à l’extérieur de son foyer, puis grimaça. Les habitants se terraient chez eux, nul feu ne venait égayer la pâleur offerte par la lune. Certains hommes avaient beau clamer qu’il fallait que les pensées se modifient, qu’on ne les surprendrait pas à craindre Malärosh, force lui était de constater que nul n’osait sortir.

Un léger souffle lui échappa ; combien d’années demanderaient un réel changement ? Il pivota vers sa momäe, en train attiser les flammes dans le but d’éloigner les Esprits, et songea qu’il en faudrait beaucoup, probablement des dizaines.

Gagné par l’amertume, il épongea son front moite de sueur à l’aide de sa paume. La chaleur devenait étouffante, toutefois il se refusait à bouger. Pas assez fatigué pour aller se coucher, il répugnait à se déplacer sous l’entrée, où l’amulette de la sorcière trônait – malgré ses efforts, elle était accrochée pile en son centre. Le simple fait de l’observer lui donnait la nausée. Enöra se gaussait de la naïveté des résidents !

— Cesse donc de te contorsionner pour apercevoir l’extérieur, l’apostropha sa momäe. Tu vas nous attirer l’ire du grand Malärosh !

Il ricana :

— Je pensais que la sorcière nous protégeait.

— Arrête de te moquer de cette pauvre fille, sa vie est vouée au village autant que la tienne. Au lieu de dénigrer notre culture, les sceptiques et toi seriez plus sages d’apprendre le respect des Esprits. Ils sont source de tout.

— Je n’y crois pas.

— Cela t’empêche-t-il de rester courtois ? Tu as expulsé Enöra sous la pluie, hier. Elle est si seule… Un peu de compassion n’a jamais tué quiconque.

Cyrëon se mordit la langue.

— Elle serait moins esseulée sans la folie qui l’entoure.

Sa momäe leva les yeux au ciel. Il nota à quel point leur discussion la minait et s’en voulut aussitôt. Que lui prenait-il d’évoquer la jeune femme un soir où l’angoisse étreignait son cœur ?

— Tu es un homme formidable, fils. Brave et courageux, tu es aussi attentionné et juste. Hélas, dès qu’il s’agit de magie et des Esprits, tu te comportes comme le plus grand benêt que l’humanité ait porté !

Le reproche adoucit sa hargne.

— Je ne souhaitais pas te blesser, s’excusa-t-il. Si tu voyais les choses à ma façon… tu comprendrais que les pouvoirs d’Enöra ne sont que de savantes manipulations et de belles paroles. Elle est étrange, je le concède, et s’il n’y avait la pâleur de son regard, on ne la jugerait pas aveugle tant elle est douée avec ses autres sens. Mais il en faut plus pour la transformer en magicienne. Elle se sert de nos convictions dans le but d’assurer sa survie et son autorité ! Qui a déjà osé la défier ?

— Personne. Parce que nous avons conscience qu’elle est notre meilleure protection. J’aimerais t’accorder du crédit, fils, mais j’accepterai l’existence des Esprits jusqu’à ce qu’on m’apporte une preuve de leur absence dans notre monde. Tu es jeune, ne méprises pas ce que tu n’es pas apte à saisir.

Cyrëon ne retint qu’une information de son discours.

— Si c’est de preuves que tu souhaites, alors je t’en fournirai. D’ici l’aube, il ne sera plus question d’Esprits dans notre hutte !

Décidé à montrer que Malärosh n’était qu’une invention des anciens, il sortit à pas précipités. Nonobstant la météo, il était prêt à rester dehors toute la nuit afin d’y parvenir !

Les supplications de sa momäe se tarirent à mesure que croissait sa propre détermination. Les superstitions ne dicteraient plus la vie des siens, il s’y refusait.

Durant quelques minutes, il déambula dans le campement sans destination précise, priant afin que ses confrères le remarquent et avisent dès le lendemain qu’aucun Esprit n’était venu l’arracher à sa mère en tribut d’un prétendu pacte.

Cyrëon souffla. Déjà enfant, il exécrait la légende de Malärosh, qui était à son sens une insulte à l’intelligence humaine. Bon sang, même si une telle créature existait, il aurait fallu être fou pour s’installer sur son territoire – ce que leurs histoires affirmaient. Et fou, il fallait l’être davantage pour lui offrir plusieurs âmes par année dans l’espoir d’apaiser son courroux. Encore que lui était né à la bonne époque, après le pacte créé par les sorcières, qui interdisait à l’Esprit de s’en prendre aux habitants qu’elles protégeaient…

Dire que chaque village possédait aujourd’hui sa drôlesse affublée du don de clairvoyance – invention si pratique ! Le giboyeur n’ignorait pas que certaines femmes s’étaient crevé les yeux dans l’optique « d’obtenir » le fameux don. Pire, il arrivait que ce soit leurs propres parents qui s’en chargent, car le statut qu’une sorcière et ses proches obtenaient était important, tout comme les privilèges qui l’accompagnaient.

N’en était l’interdiction de demeurer aux côtés des siens, l’élue ne manquait de rien. Le campement s’occupait d’elle et de son entretien, sa vie se partageait entre charmes et transes – un phénomène qu’il était bizarrement tabou de contempler…

Cyrëon chassa ses réflexions avant de s’énerver, puis se concentra sur son environnement. Il avisa le puits et sa poulie grinçante, se rendit compte qu’il gagnait l’orée du hameau. Il soupira et se laissa choir contre la paroi de la réserve d’eau.

Ses paupières se fermèrent. La fraîcheur était supportable, mais il devinait que cela ne durerait pas. La nuit promettait d’être longue. Le contact de la terre meuble et humide était désagréable ; toutefois, il ne se releva pas… jusqu’à ce que les premières gouttes de pluie commencent à tomber – attraper froid serait idiot. D’une démarche lourde, il s’avança jusqu’à la forêt proche, dans laquelle il pénétra.

Les branches des pins lui assurèrent un manteau contre l’averse. Il se délecta de son odeur, puis s’adossa au tronc d’un arbre. Ses pensées dérivèrent malgré lui vers sa momäe. Sa colère contre la sorcière se substitua à la culpabilité de l’avoir abandonnée avec ses appréhensions. À l’heure actuelle, elle priait probablement les Esprits pour son salut.

Un instant, il fut tenté de rebrousser chemin et de la rassurer. Pourtant, il s’en empêcha. Aussi cruelle que soit son initiative, le résultat serait bénéfique. Sa parente serait réconfortée et les consciences évolueraient.

Cyrëon étouffa un bâillement. La quiétude du lieu l’assoupissait, si bien qu’il eut besoin d’un moment pour réaliser que l’ambiance était trop calme... Nul son autre que la pluie ne lui caressait les oreilles. Pas de vent, de craquements, de cris animaliers. Rien.

Intrigué, il reprit sa progression : d’ordinaire, la nature était loin d’être silencieuse. Peu à peu, il se sentit opprimé ; son corps entier semblait lui hurler qu’un danger le menaçait. Il choisit de balayer la désagréable sensation. Il n’y avait pas le moindre élément tangible à son ressenti, il refusait de céder à la paranoïa. Y succomber revenait à se montrer pire que les superstitieux !

L’impression d’être observé le titilla soudain…

Les sens en alerte, Cyrëon se figea. Il campa ses pieds dans le sol, scruta les alentours puis le ciel.

Un hoquet lui échappa. Là ! Tout en haut sur une branche ! Quelle était cette forme étrange ?

Il plaça sa main en visière, mais ne réussit pas à mieux la distinguer. Il n’était persuadé que de trois faits : la chose était grosse, munie d’un bec, et elle le fixait… Sa bouche se tordit en un ersatz de grimace. Il était impossible qu’elle appartienne à la famille des oiseaux ! Pas un dans la région n’était si imposant et sombre.

Cyrëon jura halluciner. Il n’arrivait pas à déterminer si la noirceur qui la composait provenait de son plumage – pelage ? – ou de l’aura qu’elle dégageait. Son estomac se contracta. Elle n’esquissait pas de mouvement ; malgré tout, il pressentait qu’il était en danger.

Les avertissements de sa momäe sur la nuit du Malär lui revinrent en mémoire. Il se morigéna – si une simple rencontre suffisait à ébranler ses convictions, il n’était pas près d’être l’homme qui changerait les mentalités !

Son corps aspirait à reculer, cependant il s’en empêcha. Son métier lui avait appris à quel point une bonne connaissance de la nature était importante : l’unique moyen de ne plus craindre la créature était de saisir ce qu’elle était.

À pas nerveux, il se rapprocha du sapin dans lequel elle était perchée. Ses yeux le suivirent dans son déplacement et l’impression d’être la proie et non le traqueur le chatouilla. Il se refusa néanmoins à s’arrêter.

L’animal se tassa, puis pencha la tête en avant… Il le jugeait, l’évaluait.

Le constat raidit les membres de Cyrëon. Il aurait parié qu’il cherchait ses faiblesses, qu’il désirait le pousser à fuir afin de fondre sur son dos, de lui démontrer qu’il n’avait aucune chance face à lui.

Le courage le déserta peu à peu, et il en éprouva une honte immense. Il se répéta que la nuit était ordinaire, qu’il ne renoncerait pas à ses principes au premier imprévu, puis il darda son regard dans celui de son « adversaire », décidé à le défier.

La distance entre l’être et lui se réduisit comme si leur échange visuel les avait rapprochés. Cyrëon se crispa, mais ne le rompit pas. Les pupilles qui le dévisageaient étaient sombres, profondes. Elles cherchèrent à le noyer et lui ouvrirent la porte du monde des Esprits…

Une multitude de visions l’assaillirent, violentes et soudaines. Incapable de les comprendre, il vacilla ; ce qu’il distinguait ne représentait rien de connu. Il ne pouvait pas s’y raccrocher !

Cyrëon pâlit au fur et à mesure que les images devenaient plus nombreuses et rapides. Il n’était même plus apte à les différencier. Elles se mêlaient entre elles, lui offraient un spectacle flou et lui interdisaient de s’y soustraire.

Effrayé par le phénomène, il ne remarqua pas que la distance entre le monstre et lui s’amenuisait sur le plan physique. Il profitait de son trouble pour s’élancer vers lui, ses grandes ailes déployées.

Un choc fit basculer le chasseur, qui s’écrasa dans la terre meuble. Du coin de l’œil, il aperçut la masse sombre de son assaillant atterrir là où il se situait une seconde plus tôt. La panique le gagna, ses muscles se paralysèrent. Il ne parvint pas à tourner la nuque pour remercier son sauveur et peinait à admettre la vérité. Malärosh s’en était pris à lui… et il s’apprêtait à récidiver !

Sa peur s’accentua tandis que ses croyances s’effondraient.

— Tire-toi ! Qu’est-ce que tu attends !?

La voix le sortit de sa léthargie. La sorcière ! Elle se tenait devant la créature, un collier d’amulettes bariolées brandi dans sa paume ! Sa tunique entière en était recouverte.

Malgré son allure loufoque, Cyrëon entrevit une guerrière en elle, une guerrière beaucoup plus efficace que le pauvre giboyeur orgueilleux qu’il était.

Son attaquant était d’un avis similaire. Toujours au sol, il détaillait Enöra d’un air incertain, hésitant.

— Fous le camp ! lui répéta-t-elle celle-ci.

Cyrëon ne tenta pas davantage sa chance. D’un bond, il se releva, puis détala.

Malärosh prit sa fuite pour un signal, voire un défi. Il contourna la jeune femme et se lança à ses trousses. Cyrëon n’eut pas le temps de l’entendre. En revanche, il sentit ses griffes s’enfoncer dans sa chair ; la douleur fut si intense que sa vision se voila.

Les ténèbres le cueillirent avant que son crâne ne percute le sol.

*

Cyrëon papillonna des paupières, puis les referma lorsqu’un mal sourd s’empara de sa tête. Il grimaça sous la sensation, réalisa qu’il était allongé sur le ventre et s’échina à se redresser. En vain hélas : son dos le brûlait, chaque mouvement lui arrachait un gémissement.

Il soupira, puis se risqua à ouvrir un œil ; il reposait sur une couchette solide, à l’intérieur d’une hutte. Incrédule, n’avisant nul repère familier, il fouilla sa mémoire…

Les souvenirs l’envahirent un à un, aussi douloureux qu’humiliants. Il souffla un juron. Il ne s’était encore jamais jugé si stupide ! Son arrogance lui donnait la nausée. Dire que sans Enöra…

La sorcière ! Où était-elle ? La créature l’avait-elle épargnée ?

Cyrëon se contraignit à sortir de sa léthargie. Il essaya de basculer sur le côté pour se redresser, mais l’effort lui arracha un cri.

— Bienvenue parmi les vivants, chasseur Cyrëon. Si j’étais vous, je n’esquisserais pas de gestes brusques. Vos chairs ont souffert.

Malgré le ton froid sur lequel le conseil était prodigué, il sourit. Enöra avait survécu, il n’était pas responsable d’un autre malheur que le sien.

Le soulagement l’envahit, mais n’effaça pas sa honte. Son affrontement avec Malärosh le hantait. Il n’avait que trop conscience d’avoir failli perdre la vie à cause de son scepticisme, celui-ci l’avait tellement aveuglé qu’il avait manqué de respect envers sa momäe. Oh, comme il s’en voulait désormais !

Penaud, il se racla la gorge :

— Je… Merci, Enöra. Merci d’être venue m’aider. Sans votre intervention… j’étais mort.

Le reconnaître était douloureux. Cependant, il n’était pas en mesure d’y couper. Elle méritait des excuses.

— Ainsi, je ne suis plus « la sorcière » à vos yeux ? s’amusa-t-elle.

Il accepta la moquerie sans broncher.

— J’ai eu tort, je l’admets. Je vous dois la vie.

Enöra s’approcha.

— Vous la devez à votre momäe. Je suis sortie pour elle, vous êtes son unique famille.

Cyrëon pivota afin de la dévisager et grinça des dents face à la souffrance.

— Vu la façon dont je vous ai traitée, je conçois que vous ne m’ayez pas aidé pour moi.

— Dans ce monde, chasseur Cyrëon, acquiesça-t-elle, tout un chacun mérite le respect. À commencer par les Esprits.

Il baissa le regard. Recevoir un sermon n’était plus de son âge ; pourtant, sur l’instant il se jugea moins homme que petit garçon.

Enöra s’éloigna vers une étagère, y attrapa un flacon, puis le lui tendit.

— Un baume. Au moins une fois par jour si vous souhaitez ne garder que de légères traces de vos blessures. Surtout, n’oubliez pas : du repos et des mouvements lents dans un premier temps. Je vous recommande également de ne plus défier les Esprits.

— Merci.

Cyrëon n’ajouta rien, et le silence s’installa entre eux. Tout à sa confusion, il se releva malgré la douleur. Il avait assez abusé de l’hospitalité de sa sauveuse, il était l’heure de rentrer, de rassurer sa momäe et lui présenter des excuses – il osait à peine imaginer l’inquiétude qu’il lui avait causée.

— Retrouverez-vous la sortie ou avez-vous besoin qu’on vous la montre ? lui demanda Enöra.

Il s’autorisa un sourire amusé. Le ton n’était ni mordant ni sec, juste moqueur. Il récoltait ce qu’il avait semé.

— Je me débrouillerai, affirma-t-il avec douceur.

Il tituba ensuite jusqu’à l’entrée de l’habitation.

— Je n’oublierai pas. Je vous suis redevable, Enöra.

Il n’attendit pas de réponse et se faufila hors de la hutte, confus mais certain d’une chose : on ne le reprendrait plus à défier les Esprits !


Texte publié par Rose P. Katell, 19 mai 2017 à 12h17
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