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tome 1, Chapitre 15 tome 1, Chapitre 15

Il faisait beau. Nous étions à la terrasse d’un café. Raphaël d’un côté, Emmanuel de l’autre, Gaëlle devant moi. Le patron avait un air de déjà vu : le Père Noël s’était juste laissé pousser les cheveux et avait rasé la barbe, ne gardant qu’une rude moustache de Gaulois.

La transition avait été un peu raide, mais après les soixante-douze dernières heures, j’étais bien capable de supporter le fait de me retrouver soudain sur le boulevard Saint-Michel en train de siroter une bière pas dégueulasse. Tout semblait aller pour le mieux. La petite bande des chevelus paraissait parfaitement détendue. J’avais prononcé mon oui et il fallait bien croire que ça n’avait pas provoqué de grosse colère fatale côté asperges.

En regardant vers le haut, je découvris que les feuilles poussaient au bout des branches. Dommage quand même, j’aurais bien voulu voir craquer les bourgeons. Incapable de me formaliser de cette privation d’une bonne partie de l’année, qui me faisait sauter de l’automne au printemps, j’avalai une gorgée et me laissai envelopper par la tiédeur ambiante. Le verre était orné d’un manchot empereur. Je tiquai légèrement. Ça m’évoquait quelque chose. Rien de très agréable. Je regroupai mes souvenirs en me demandant ce qu’était venu faire le manchot dans tout ce foutoir. Il devait y avoir une explication, mais je laissai mes réflexions de côté pour plus tard.

Raphaël essayait parfois de me prendre la main lorsqu’elle traînait sous la table. J’étais gêné et la ramenais aussitôt en arrière. Il souriait alors, vaguement amusé. Emmanuel nous examinait et avait l’air pleinement satisfait de ce qu’il voyait.

Gaëlle tenait un paquet. Je le reconnaissais. Il m’avait été donné, me semblait-il, quelques jours auparavant. Ou dans une autre vie. Elle et Raphaël se sont levés.

« Le gâteau réclame un frigidaire, dit-elle. On y va. À tout à l’heure. Et comme nous devons fêter ça dignement, j’ai encore quelques courses à faire. Il faut aussi que j’aille chercher Thibaut et Alain. »

Un sourire. Elle donna un coup de coude à Raphaël alors qu’il allait dire quelque chose et ils s’éloignèrent.

Fêter ça. Il y avait dans son ton quelque chose qui me disait que ce n’était pas tout à fait mon oui qui était à célébrer.

Je me retrouvai seul avec Emmanuel et le fixai sans faiblir jusqu’à ce qu’il me donne des explications.

« Un accord dont je ne peux pas te dire grand-chose, avec deux clauses qui vous concernent directement.

— Je vois. Je me suis fait avoir, c’est ça ?

— Non. Ou oui. Qu’est-ce que ta sœur avait dit, un jour, sur ton célibat forcené ?

— Je ne saisis pas ce que vous voulez dire.

— Un peu de tutoiement, merci. Maintenant nous faisons partie de la même famille, en quelque sorte. Et puis tu vois parfaitement. »

Je secouai mon verre, un peu agacé. Je ne voyais sincèrement pas où il voulait en venir, ou ne voulais pas voir.

« Bon, ces clauses. Alors ?

— Primo, vos fantasmes secrets ou non sont réalisés, Raphaël et toi êtes donc désormais liés… j’oserais dire jusqu’à la mort, mais on ne va peut-être pas espérer autant.

— Je ne comprends pas.

— Oh, mais bien sûr que si. Arrête un peu de jouer les idiots ! »

Raphaël essayait de prendre ma main dans la sienne.

« Dis-moi que ce n’est pas possible. S’il te plaît, dis-moi que ce n’est pas possible.

— Bien sûr que si !

— Je suis pur jus hétéro.

— Que tu crois ! Il me semble me souvenir que tu avais aimé, quand il t’avait embrassé, non ? Sans parler de ce que tu as ressenti sur la plage. Même si ce n’était pas réellement lui. »

Silence.

« Il était au courant depuis longtemps, pour ce petit arrangement ? demandai-je enfin avec une légère amertume.

— Oh, bien sûr que oui. J’avais deviné qu’au fond, il voulait que tu choisisses entre lui ou elles, et que tout le reste lui était devenu indifférent. Il n’a pas démenti… Ceci étant entendu, je suis intervenu pour rétablir la situation. Nous avons passé un accord avec la partie adverse, qui portait essentiellement sur ces deux clauses, que tu ne devais découvrir qu’après avoir donné ta réponse. Tu aurais pu refuser, et là, ils gagnaient sur tous les tableaux… à cause d’une partie de l’accord qui vous aurait livrés tout cru, et nous obligeait à céder énormément de terrain. C’était ce qu’ils espéraient, malgré tout. Mais l’air de rien, nous t’avons discrètement aiguillé dans la direction qui convenait, tout en manœuvrant pour limiter les dégâts… comment dire… collatéraux. Raphaël savait ce que nous vous réservions, et ce qu’ils vous réservaient. »

Je bougonnai un peu.

« Vous avez un peu manœuvré, hein ? Et tu vas me dire que c’était pour la bonne cause. Non, surtout ne réponds pas. Bref, j’étais censé être roulé dans la farine, sans avoir le droit de broncher.

— Tu es furieux, mais je ne t’en veux pas. Vous serez très heureux.

— Je l’espère pour toi, sinon je change de camp. » Il fronça les sourcils. « Non, je blague. Et Gaëlle ? Au fait, elle ne m’a jamais vraiment dit d’où elle sortait.

— C’est un peu compliqué, alors considère juste qu’elle est sa sœur, comme elle te l’a dit. Pour le reste, elle est aussi liée à la deuxième clause. Celle qui, soit dit en passant, était valable quelle que soit ta réponse. Bref, celle qui disait, en quelque sorte, Et ils perdront leurs ailes. Elle est promise à un bel avenir, par ici. Cette fille a un sacré coup de pinceau. » Il sourit et hocha la tête. « Bien entendu, ces dispositions signifient que les propositions initiales de Raphaël tombent à l’eau, mais ça ne doit pas te surprendre. »

Je demeurai silencieux. Tout ça pour ça, alors ? C’était d’un ridicule achevé.

« Et maintenant ?

— Nous rentrons. Chez vous deux. Une trouvaille de Raphaël. Calme, lumineux, spacieux, et vraiment pas cher. Nous allons pendre la crémaillère et fêter la publication de ton dernier bouquin. Le gros polar ténébreux. J’espère que tu ne l’avais pas oublié, celui-là. Il risque de bien se vendre. »

Je demeurai circonspect. Je n’avais laissé qu’une copie à Thibaut. Le manuscrit ne pouvait pas être déjà publié, d’ailleurs je n’avais même pas eu le temps de désirer qu’il le fût. D’autre part, est-ce que j’avais envie de me mettre à la colle avec un Raphaël ? Évidemment que non.

Ou évidemment que si.

Il m’avait quand même bien manqué, ces derniers jours, si je ne tenais pas compte de sa fugace apparition. Trucs et astuces ou pas. Je ne m’étais pas rendu compte que, dès le début, il s’était mis à me draguer. Si ç’avait été le cas, je l’aurais sans doute envoyé promener. Peut-être que ç’aurait été dommage. Le seul véritable reproche à lui faire, c’était qu’il s’y était pris d’une façon bien trop tordue.

Oui, mais si elle ne l’avait pas été, nous n’en serions pas là, et je devais bien reconnaître que, tout bien pesé, la situation ne me déplaisait guère.

Je réglai l’addition et nous nous levâmes.

Il me restait quatre dernières questions à poser à Emmanuel.

« Si je sifflote le Dies Irae, ça marchera toujours ?

— J’ai le téléphone. Mon numéro de portable, tu te souviens ? Tu peux le demander à Raphaël. »

Premier point. Ça me soulageait un peu, en même temps que ça me décevait. Le Dies Irae me convenait parfaitement.

« L’Asperge ?

— Tu ne risques plus rien de lui. Je crains qu’on n’ait pas vraiment apprécié sa façon de rater une opération qui aurait dû être de routine. Il n’en a fait qu’à sa guise, autant dire qu’il a fait n’importe quoi. Mais j’ai mon idée. Il était jaloux et il voulait… disons pouvoir te garder sous la main. »

Je le regardai de travers. Jaloux de quoi, de qui ? Mais je ne le lui demandai pas. Puis, désignant du menton le Père Noël qui nous surveillait du coin de l’œil :

« Et lui ?

— Aucune information. De notre camp, mais je n’en sais pas plus.

— Tu parles ! Rien à voir avec un manchot empereur ? »

Il me regarda en souriant vaguement et haussa les épaules. C’était un peu mince, mais je n’avais pas trop envie d’approfondir, même si j’étais certain qu’il en savait bien plus qu’il ne voulait l’avouer. Comme pour tant d’autres choses : la plage, par exemple. C’était tout de même curieux qu’il soit au courant. Sauf si un palmipède antarctique lui en avait soufflé mot.

« Il y a bien des choses que tu ignores ou ne comprends pas, et il vaut mieux que tu les ignores et surtout ne les comprennes jamais », déclara sentencieusement Emmanuel avant de sourire de toutes ses dents.

Il ne me restait plus qu’à acquiescer avec un semblant de résignation. Sans doute s’était-on joué de moi, ou avait-on joué avec moi, mais je n’en concevais qu’une très légère amertume. Tout ce que je souhaitais, c’était ne plus avoir à participer à leurs perverses parties d’échecs où je n’avais été qu’un pion rajouté par tricherie. Et qui n’avait pas triché, dans toute cette affaire ? Raphaël ? Même pas, surtout pas lui. Mais, comme de juste, j’étais tout disposé à lui pardonner.

Ma dernière inquiétude était plus prosaïque. J’allais, en quelque sorte, avoir bientôt droit à une nuit de noces, mais j’étais moins préoccupé par cette délicate perspective que par autre chose… Quelque chose qui risquait de me manquer cruellement désormais. Son absence pourrait me couper les moyens, et me laisser encore une fois à sec, alors que j’avais furieusement envie de retrouver le contact du papier et le désagrément des doigts pleins d’encre, de me perdre dans les méandres d’histoires louches, un peu perverses et à la trame torturée, tandis que mon existence reprendrait le cours inexorablement languide qui l’avait autrefois caractérisée. Ce n’était pourtant qu’un détail, mais quand on prend certaines habitudes, on n’arrive plus à s’en défaire. Ensuite, j’estimais l’avoir amplement mérité. Mais surtout, c’était un cadeau de Raphaël.

Emmanuel attendait que je pose ma question. Ça devait se voir à ma tête qu’un très gros point d’interrogation était sur le point de se montrer.

Je soupirai puis, après avoir longuement hésité, demandai d’une toute petite voix :

« Bon, pour finir… Tu ne pourrais pas me rendre mon stylo ?

***


Texte publié par JC Heckers, 2 juin 2017 à 11h36
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