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tome 1, Chapitre 13 tome 1, Chapitre 13

Je me retrouvai sur une plage. Le fait était aussi indubitable qu’incongru. J’étais allongé sur un sable fin, raisonnablement chaud, et les langues du vent me chatouillaient de manière exquise. C’était le soir. Un soleil énorme se coulait derrière une masse de rochers et de cocotiers qui, sur ma gauche, se balançaient doucement. Je remarquai que les rochers aussi se balançaient, ce qui paraissait tout à fait déraisonnable. De la part de l’Asperge, je me serais attendu à pire. Quelque chose d’un peu médiéval, sans doute, comme un suave écartèlement accompagné de brûlures au fer rouge. Tout, sauf ça. Je me redressai en regardant autour de moi, incrédule, et Raphaël roula sur moi.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Il pressa un doigt sur mes lèvres. Sa peau avait une odeur légère de sueur salée. Elle était chaude et incroyablement douce.

« Qu’est-ce que tu fais là ? répétai-je un peu plus bas.

— J’ai envie de toi. »

Oh, non, songeai-je.

« Envie…

— De toi. »

Il se cabra et me regarda dans les yeux.

« Je sais que tu me désires », ajouta-t-il avec un petit rire.

Oh, non, songeai-je derechef alors qu’un petit oh, oui faisait toc-toc au fond de mon crâne.

« Je t’ai posé une question. »

L’espoir de détourner ainsi mon attention de ce qu’il me proposait là était faible, mais je souhaitais tout de même avoir une réponse à mon interrogation initiale.

« Nous sommes à l’abri. Tu sais, l’enfer, ce n’est pas ce que tu crois. C’est aussi bien que le paradis, par certains côtés. Tu n’as qu’à regarder autour de toi. »

Je regardai. C’était effectivement un endroit adorable. Derrière moi, un luxuriant bout de forêt s’élançait à l’assaut d’un gentil petit pic d’apparence volcanique, et un torrent cristallin venait se précipiter dans la mer à quelques dizaines de mètres de nous. Des oiseaux bigarrés échangeaient des cris flûtés depuis les frondaisons les plus proches. Enfin, la présence de vilains anthropophages semblait exclue : bref, le rêve pour tout aspirant Robinson. La bizarrerie majeure était que le soleil n’en finissait pas de se coucher.

Il me caressa le visage.

« Ici, il y a tout ce que tu désires. Tout ce dont tu as besoin. Ils nous offrent l’île. Pour tous les deux. Je t’avais fait une proposition. En voici une autre. Tu verras, celle-ci est plus… »

Une hésitation. Il sourit et laissa sa phrase en suspens, puis roula sur le côté et se leva avant de me tendre la main. Je me mis debout en me passant de son aide. Un mot traversa mon esprit. Factice.

« Dis-m’en un peu plus, réclamai-je doucement.

— Tu croyais qu’ils te voulaient du mal ? Bien sûr que non. On essayait de t’intimider, mais c’était naturel. Ils avaient un peu peur. Je te jure qu’ils ne t’auraient rien fait. Les autres, je ne dis pas. Ils n’ont pas beaucoup intérêt à ce que tu acceptes, même s’ils disent le contraire. Un oui leur déplairait au plus haut point. »

Remonté d’un cran, le soleil repartit sans hâte tâter la ligne d’horizon.

Une main sur la hanche, il s’éloigna un peu en direction de l’eau, et je le suivis prudemment. J’eus l’impression qu’il me mimait la scène finale de Mort à Venise, jouant un Tadzio bronzé, version naturiste et tropicale. Ses explications hâtives et succinctes ne me satisfaisaient pas. J’avais du mal à les admettre, et tout autant de difficulté à avaler le fait que j’étais bien là et que c’était bien Raphaël. Il s’assit au milieu de vagues paresseuses et me fit signe d’approcher. J’obtempérai de mauvaise grâce et m’installai à mon tour dans une eau un peu trop tiède et un poil trop verte.

« Il n’y a ni enfer ni paradis, chantonna-t-il presque. Ce sont des fictions inventées pour des raisons qu’il ne m’appartient pas d’évoquer, d’ailleurs ce serait un peu long. Il y a des anges, bons ou mauvais selon le point de vue adopté. Mais les anges ne sont pas ce que tu crois. Nous avons appris à feindre d’être autres que ce que nous sommes, tout bonnement parce que nous devions être crédibles auprès de créatures naïves comme vous. Dernier détail, Dieu n’est même pas une certitude pour nous. Ce qui veut dire que Dieu ne nous a pas envoyés. »

Je laissai de côté le problème des anges qui n’en étaient pas, et fis comme si ce discours ne me paraissait vraiment pas bizarre.

« Qui d’autre, alors ? »

Un silence. Il ne répondrait pas. Ce qui était sans importance : je n’avais pas envie de le croire.

« Nous sommes nombreux, et nos missions ont des buts parfois… divergents », acheva-t-il avant de se mettre sur le ventre.

Le soleil était facétieux. Il plongea soudain et réapparut immédiatement à l'orient pour nous gratifier d’un lever splendide. Des manchots Adélie émergèrent joyeusement des vagues et se dandinèrent vers moi. Des manchots, dans un endroit pareil ? Je demeurai interloqué. « Accepte ! », dirent-ils. « Prends du bon temps ! » Puis ils filèrent se chamailler sur la plage.

« Écoute, je veux bien croire tout ce que l’on voudra, mais là c’est un peu gros, non ? dis-je en les désignant. On m’exhorte à dire oui, ou à dire non, je ne sais même pas au juste pourquoi et ce que ça va m’apporter.

— La vie ou la mort.

— Imagine bien que je n’ai pas du tout envie de goûter aux charmes du trépas. »

Il éclata de rire.

« Je vais te dire la vérité. Personne ne te tuera. Ce sont des menaces en l’air. Personne, parce que ça n’arrangerait pas nos affaires. Ni aux uns ni aux autres. Par contre, tu as le choix. Être éternellement heureux ici, avec moi, ou malheureux là-bas, jusqu’au trépas, et seul. Ils ne te laisseront jamais Raphaël… »

La gaffe était splendide. J’eus la tentation d’applaudir, avant de penser que ce n'en était pas une, et que la phrase avait été soigneusement préparée.

« Vous pouvez me dire qui vous êtes, maintenant. »

Mon abrupt passage au vouvoiement lui tira une grimace dépitée.

« Si tu n’es pas trop idiot, tu dois déjà le savoir. »

L’Asperge ?

« Tu vois, dit-il, ce n’était pas bien compliqué.

— Bravo pour le déguisement.

— Raphaël aussi est un déguisement. Ton rêve. Ton idéal masculin. Même si, franchement, on pourrait trouver plus viril.

— Et vous moins repoussant.

— Le choix du déguisement se fait en fonction des besoins. Il eût peut-être été judicieux que je sois d’une beauté à couper le souffle. Ça aurait aidé à te faire comprendre que nous ne sommes pas si mauvais que ça. Mais ce n’est pas moi qui ai décidé de la façon de m’y prendre.

— Bientôt, vous allez tenter de me faire croire que vos coups tordus, ce n’était rien. Inutile de vous donner cette peine, ça ne marchera jamais. »

Le soleil traversa subitement le ciel et reprit son activité initiale : se fondre derrière la végétation et l’océan.

« Je jouais un rôle. Celui que vous attendiez tous. Surtout toi.

— Pas terrible. Vous manquez singulièrement d’imagination.

— Je ne suis qu’un modeste exécutant.

— Même pas fichu de respecter son texte.

— Qui te dit que je ne l’ai pas fait exprès ? »

Il se leva. D’un seul coup, il quitta le déguisement Raphaël pour emprunter celui d’une petite frappe musclée, tatouée et au crâne rasé.

« Pas terrible.

— Moi, j’aime bien. Ça vaut toujours mieux que de se dire qu’on a été façonné à partir d’un Giacometti.

— Et maintenant ?

— Maintenant, tu dis non. »

Je regardai passer la poignée de manchots qui poursuivaient un ballon, puis à l’horizon le soleil qui rebondissait mollement.

« Pas question. »

Des tentacules de sable mouillé commencèrent à grimper le long de mes jambes. J’étais immobilisé.

« Dommage pour toi. Maintenant, regarde. »

Un mur d’eau arrivait du fond de l’horizon. Un des manchots eut un sifflement admiratif et toute la bande se précipita vers le large, traînant de petites planches de surf.

« Franchement, insistai-je, pas question ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que vous êtes dans la scène finale d’un navet de série Z, et que vous allez avoir le dessus ? Eh bien ! Laissez tomber !

— Tu te crois malin, mais réfléchis bien. Tu n’as plus beaucoup de temps. Ou alors préfères-tu la mort ? Ça risque d’être moins brutal que tu crois. En fait, ce sera long et extrêmement douloureux.

— Rangez les manchots et le reste, je ne céderai pas.

— C’est toi qui vois… Pour ma part, je n’aimerais pas. Ce n’est pas l’idée que je me fais d’une bonne mort. Sais-tu que ton immeuble est en flammes ? Un court-circuit dans la cave. Je ne sais pas quel idiot a laissé tous ces bidons d’essence, mais ce n’était pas une très bonne idée. J’imagine donc que ça ne va pas tarder à exploser. Et comme il y avait une petite teuf chez les étudiants du troisième… ça fait du monde. Une belle brochette de jeunes crétins. »

Un silence évocateur. J’épelai silencieusement le mot tsunami. Le ciel vira au pourpre et le soleil au vert fade, la mer disparut, cédant la place à un désert. Très loin, mais se rapprochant de façon inquiétante, une sorte de tempête faisait pleuvoir des rochers. Un fragment de silex tomba à quelques pas.

« Intéressant comme changement de décor », dis-je.

L’Asperge avait disparu. Un manchot empereur se dandinait dans ma direction.

« Ça va ? demanda-t-il.

— On ne peut mieux. Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je veille au grain.

— Faut pas rester là, je crois que l’endroit va devenir invivable. »

Il secoua la tête et claqua du bec plusieurs fois.

« Beau spectacle, nasilla-t-il sur un ton que je trouvai vaguement ironique. Vous tenez vraiment le coup ?

— J’ai un mot qui me trotte dans la tête depuis un moment : factice. Alors je ne m’en fais pas. Enfin… le moins possible. »

Le manchot hocha la tête puis s’éloigna un peu, et il y eut un bruit de bouchon de champagne qui saute au moment où il disparut.

Précédant le nuage de poussières, de silex et de rochers qui était désormais assez proche pour que le sol tremble de façon inquiétante, filaient d’énormes serpents jaunes. Je commençais à recevoir de petits cailloux tournoyants qui faisaient horriblement mal. La situation était peut-être moins idéale que je voulais l’espérer.

« Non ! criai-je dans un subit accès de désespoir.

— Non quoi ? demanda l’Asperge soudain réapparu.

— Pas celui que vous attendez. »

De nouveau la plage et l’Asperge déguisé en Raphaël. Il me sauta dessus et me renversa dans le sable.

« Est-ce que tu réalises bien ce que tu fais ? Ils sont en train de flamber. Et tant que j’y pense, ta mère a décidé de faire des frites. Qu’est-ce que tu en dis ? Qu’est-ce que ça t’évoque ?

— Pas grand-chose. Que vous êtes un sale menteur et un sale enfoiré, mais à part ça rien. »

Ses mains serraient mes bras de plus en plus fort et il me clouait au sol sans que je puisse bouger, comme s’il pesait soudain des tonnes. Pendant quelques secondes il demeura immobile puis relâcha un instant son étreinte. Je crus alors qu’il allait me transformer en sculpture abstraite, mais apercevant le manchot empereur réapparu à côté de moi qui le considérait avec sévérité, il se retint et d’un seul coup nous nous retrouvâmes sur l’estrade, moi dans le fauteuil et lui penché sur moi. Je notai que mes vêtements avaient disparu, et qu’il avait repris son apparence habituelle.

« Tu l’auras voulu, chuchota-t-il. J’aurai essayé. Dommage que tu sois si borné. » Il pressa ses lèvres rêches contre les miennes et je détournai la tête avec dégoût. « Maintenant, un dernier petit cadeau pour toi, bébé. Après, je ne réponds plus de rien en ce qui te concerne », murmura-t-il avant de reculer.

J’entendis un ridicule roulement de tambours. On fit monter les filles. Elles étaient nombreuses. Il en venait de partout. L’Asperge sourit avec délectation en me secouant l’épaule.

« Chères succubes, il est à vous ! »

Clameur de la salle. Il y avait des applaudissements, des hululements, des cris, des sifflets. Comme pour un bon concert rock.

Ensuite, je fermai les yeux tandis qu’elles se ruaient sur moi et commençaient à me lécher ou mordiller de la tête aux pieds, avant de me mordre plus franchement. Je ne ressentais aucune douleur et des sensations de plus en plus vertigineuses me secouaient, mais dans un sursaut je me fixai sur l’image des pingouins jouant au foot, et réussis à ne pas succomber au plaisir durant un temps. Avant de m’évanouir pour de bon, malgré tout vaincu par la volupté.


Texte publié par JC Heckers, 2 juin 2017 à 11h27
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