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tome 1, Chapitre 12 tome 1, Chapitre 12

J’eus autant de mal à me réveiller que j’en avais eu à m’endormir. Le réveil hurlait à la mort depuis un bon quart d’heure lorsque je parvins à décoller une première paupière. Je dus de toute urgence nourrir un chat rendu furieux par une gamelle vide, avant d’expédier un petit-déjeuner succinct qui ne calmerait pas un estomac béant. Puis je me ruai vers mon destin bureaucratique, réussissant en chemin à faire provision de croissants.

À mon arrivée, deux messages m’attendaient sur l’ordinateur. L’un de Véronique qui me rappelait son invitation, l’autre de l’Asperge qui m’enjoignait de ne surtout pas me défiler au dernier moment. L’idée m’avait traversé l’esprit un peu avant l’aube, au milieu de méditations sombres et amères, juste avant que Morphée réussisse enfin à me prendre au piège. Mais elle n’avait fait que traverser, et sur la pointe des pieds. D’ailleurs Gaëlle m’avait rappelé que je ne pouvais pas me soustraire aux réjouissances.

Je demeurai préoccupé jusqu’à la fin de la journée. Brasser des papiers pour faire croire que je travaillais n’était pas d’un grand secours. J’avais tout à fait l’air du type qui n’est pas à ce qu’il fait. Lorsque Véronique vint me chercher, je me composai aussitôt une allure affable, enjouée et ravie d’une aussi mignonne compagnie. Nous descendîmes rapidement, suivis par des regards de jalousie assassine qui nous accompagnèrent jusqu’en bas des escaliers.

À peine à l’air libre, elle se mit à exprimer en long, en large, en travers, et dans la plupart des dimensions connues, tout le mal des gens que nous venions de croiser, me révélant des détails intimes que pour la plupart j’aurais préféré ignorer. Je cherchai un moyen pour que ce flot de venin ne fasse que m’effleurer, mais elle réussissait je ne sais comment à ce que mon attention demeurât soutenue. Une surdité subite eût presque été un soulagement.

M’efforçant de conserver un air affable, enjoué et ravi, je longeai la Seine en sa soudain silencieuse compagnie, les yeux fixés sur l’asphalte, lui abandonnant le côté fleuve. Elle marchait décidément trop lentement à mon goût, mais en me tournant vers elle, je la surpris en pleine contemplation du jeu doré des derniers rayons de soleil dans les remous laissés par un bateau-mouche. Qu’était-elle vraiment ? Pointe d’asperge, ou pas ? J’eus moins de doutes quand je vis qu’elle semblait se délecter du spectacle d’un pigeon agonisant dans le ruisselet sale d’un caniveau. Air affable, enjoué et ravi eut aussitôt du plomb dans l’aile. Je commençais doucement à crisper mes mandibules. Il deviendrait vite difficile de faire passer une mine maussade pour une expression de satisfaction.

Absorbé par de funestes pensées, je ne me rendis que trop tard compte que nous étions entrés en territoire ennemi. L’Arc de triomphe du Carrousel se profilait et ça commençait à sentir le roussi. Au sens propre comme au figuré. Il flottait par là une vague odeur de brûlé.

Puis Véronique poussa un petit cri de surprise, s’accrocha à mon bras et me propulsa en avant. Vers l’Asperge qui, surgi de nulle part, venait à notre rencontre.

« Le voilà ! » minauda-t-elle avant de se tourner vers moi. « Mon frère. Tristan. Je t’en avais parlé ? Je vais te présenter. »

Outre qu’il manquait un le dans la phrase, elle l’avait déjà mentionné une bonne centaine de fois durant le trajet : un être merveilleux, si généreux, toujours très galant. Et un de ces succès auprès des filles… Elle avait l’œil brillant et le museau frémissant. J’avais de nouveau envie de vomir. Son frère ? Quelle blague…

« Tristan… commença-t-elle.

— Nous avons déjà fait connaissance », dit-il avec douceur en tendant sa main pour que je la serre, geste que j’ignorai ostensiblement, et en grimaçant il remballa son appendice.

« Que le monde est petit », conclut-elle avec affectation, même si j’aurais parié qu’elle savait que j’avais déjà eu affaire à lui, et s’était bien moquée de moi.

D’un ample geste, il désigna un banc.

« Vous êtes en avance. Tant mieux. Je préfère. Asseyons-nous pour causer un moment, tout à l’heure ce sera plus difficile. »

Je jetai alentour un œil désespéré. D’autres asperges traînaient dans le coin. La clique du Tristan. Tristan, drôle de nom pour une asperge. En tout cas, ses comparses étaient partout. J’en voyais même jouer aux touristes, avec appareil photo et casquettes à tour Eiffel. Ou alors c’étaient de vrais touristes. Mais c’était sans importance.

« Vous ne préférez pas marcher ? émis-je d’une voix blanche.

— Mais avec joie ! »

À croire qu’il n’attendait que ça.

Je le laissai nous mener. J’aurais pu suggérer de descendre dans la galerie des boutiques, mais me retrouver déjà en lieu clos en sa compagnie était au-dessus de mes forces. Et puis, pour quoi faire ? M’acheter un livre, une boussole, ou du papier à lettres orné du Petit Prince ? Nous gravîmes quelques marches. Au milieu d’un disque de gazon ceint de haies maladives, une statue intitulée Île-de-France semblait prête à danser.

« Du Maillol, dit l’Asperge avec délectation. Splendide, non ? Cette cambrure, cet élan… une belle féminité énergique, tout à fait ce que j’aime. »

Il s’approcha et commença à caresser le bronze. À y passer légèrement ses ongles sales, plutôt. Je vis apparaître des stries, comme des griffures. Puis du sang. Je restai pétrifié, dans un vague écœurement, tandis que Véronique s’éloignait à pas lents. L’Asperge se pencha et se mit à lécher. Ce qui stagnait dans mon estomac commençait à émettre le souhait de gagner la sortie par en haut. L’Asperge avalait, avec un air de volupté infinie et goulue, le sang d’une statue qui ne pouvait pas saigner.

« Je n’aime pas trop vos mises en scène », dis-je en redescendant l’escalier.

Un feulement discret se fit entendre sur ma droite. La Porte des Lions était bien gardée. Deux fauves de métal descendus de leurs socles se promenaient de long en large dans l’allée sous l’œil réprobateur des statues de la façade. Ils me jetèrent un regard intéressé jusqu’à ce que l’Asperge me rejoigne, et se concentrèrent alors sur un vol de pigeons.

« Vous ne savez pas vous amuser. Or nous sommes là pour ça. Vous comme moi. » Un ricanement. Puis un sourire écœurant divisa son visage et il poussa un soupir d’aise. « Plutôt mignonne, ma petite succube, hein ? Une stagiaire. Un peu comme vous, en somme. Elle apprend très vite.

— Je m’en doutais déjà.

— Heureusement, vous n’êtes que la moitié d’un imbécile, pas un imbécile complet. J’espérais bien que vous comprendriez avant que j’aie besoin de vous le dire. Nonobstant, je vous le confirme. Elle est avec nous. Et je regrette de ne vous avoir à nos côtés.

— Regrettez, et foutez-moi la paix !

— J’attends encore d’entendre votre non. Ce moment sera doux à mon cœur. Ensuite, je vous laisserai tranquille. C’est promis. »

Je n’eus pas le temps de lui répondre que pour ça, il pourrait toujours attendre la prochaine ère glaciaire : Véronique avait surgi d’une brèche dans la haie, arborant une figure particulièrement réjouie. Elle s’essuya les lèvres et me fit un clin d’œil appuyé. Sur son mouchoir restait une petite traînée rougeâtre. Je me demandai ce qu’elle avait bien pu fabriquer. Bouffer un rat ou deux, pourquoi pas. Il regarda sa montre. Un modèle à aiguilles avec un petit diablotin qui secouait la tête cent-vingt fois par minute.

« Bien, dit-il. Allons-y, il est l’heure. Que la fête commence ! Vous allez vous éclater, je ne vous dis que ça. »

L’affirmation était audacieuse, surtout concernant quelqu’un dont l’humeur était tout sauf propice au divertissement. C’est alors que je vis la broche au revers du manteau. Une pin-up montée sur patins à roulettes m’y tirait la langue. En dessous, je pouvais lire Have Fun !

L’Asperge avait vraiment des goûts détestables. C’était à pleurer. Voilà qui promettait, pour sa petite fête.

*

Un auvent pourpre avait soudain poussé en haut des escaliers, et l’on avait déroulé un tapis de même couleur. Deux patibulaires armoires à glace gardaient l’accès. À dire vrai, ça ne se bousculait pas au portillon. Les autres asperges avaient déjà dû descendre, puisqu’on ne les voyait plus rôder.

Je commençais à avoir plus qu’envie de prononcer le oui attendu par Raphaël, mais je n’y étais pas encore autorisé. D’ailleurs, un brin de curiosité malsaine et particulièrement déplacée m’en aurait dissuadé, et j’avais aussi besoin de savoir ce qui se passerait lorsque je signifierais mon acquiescement. Je craignais surtout pour mes proches, ou ce qu’il en restait. Hormis ma mère, Thibaut et une sœur qui cavalait d’un continent à l’autre pour photographier à peu près tout et n’importe quoi, il n’y avait pas grand monde. Les amis du temps de la fac s’étaient pour la plupart dissous dans leurs carrières, qu’il fallait croire exaltantes puisqu’ils ne donnaient presque plus signe de vie.

L’Asperge me poussa vers le bas. Véronique avait déjà franchi les portes vitrées. Je protestai mollement et il me bouscula encore une fois. Un sourire mauvais le gagnait. Je fermai les yeux le temps de parvenir en haut du grand escalier dont le jumeau, loin devant moi, était noyé d’une pénombre roussâtre.

Quelque chose clochait. Je n’arrivai pas tout de suite à savoir quoi. Le lieu avait quelque chose de changé. Non : il se métamorphosait à mesure que nous descendions. Les murs noircissaient et prenaient un aspect de basalte. La lumière virait au rouge orangé. Je me retournai. Plus de palier, plus de portes vitrées, mais un escalier qui grimpait à l’infini et se perdait dans une obscurité épaisse, quasiment palpable.

« Ce soir, ceci est mon royaume, dit l’Asperge. En attendant mieux. J’ai tout arrangé pour que ça vous plaise. Et ça en jette, non ? »

Il me poussa encore.

En bas, plus rien n’était reconnaissable. Fini les vestiges des anciens fossés, les restaurants, les boutiques et l’accès au musée. J’avais face à moi un abîme que je devinais peuplé d’individus louches, attendant le clou de la soirée. Du Marilyn Manson résonnait de partout. Je repensai aux lamentables préférences de l’Asperge en matière de divertissement, et à son plus grand plaisir : les mises en scène aussi vomitives que kitsch.

Dans l’abîme, on dansait. Appeler ces mouvements désordonnés danse était sans doute y accorder trop d’importance, ou une qualité qu’ils n’avaient pas. C’était un grouillement, qui s’écarta pour nous laisser arriver jusqu’à une estrade dressée au milieu de la foule. Des chaises en fer forgé y étaient disséminées autour de ce qui ressemblait à s’y méprendre à un fauteuil de dentiste.

« Vous pouvez bien appeler vos copains, ils ne viendront pas. Mais ça, vous le savez. »

Puis il me jeta sans égards sur l’estrade, m’y traîna par le bras sur quelques mètres et me balança sur le fauteuil qui émit un déchirant grincement de protestation. Avant de se pavaner comme un catcheur et de se mettre à rugir à l’attention de l’assistance qui cessa de grouiller. À mon grand soulagement, il n’y avait plus de musique.

« Je vous ai amené le petit écrivaillon qui m’empêche de m’amuser comme il convient. Regardez-le, il n’a pas l’air si fier que ça, hein ? Maintenant nous allons lui expliquer combien il perd à nous faire des misères. »

J’entendis rire.

« Ses petits amis s’occupent de lui, là-haut. Puisqu’il nous honore de sa présence, nous allons le chouchouter un peu. Bientôt, je suis sûr qu’il dansera parmi vous, et qu’il en sera même ravi ! »

Nouveaux rires et applaudissements. Véronique nous avait rejoints et frottait son genou contre le mien en me faisant des clins d’œil salaces. Il leva lentement le bras et une sorte d’aurore boréale surgie de nulle part flotta vers nous depuis les hauteurs en palpitant.

« Que le spectacle commence ! dit l’Asperge d’une voix rauque et tendue par une sorte d’excitation. Vous allez m’en dire des nouvelles, c’est du grand art. »

Des tourbillons bleuâtres commençaient à éclore, qui se contorsionnaient en formant des nœuds. Toute l’assistance s’était immobilisée et certains visages trahissaient une stupeur extasiée. J’avais moi-même quelques difficultés à détourner les yeux. Les tourbillons se fondirent en un seul qui passa par diverses couleurs, devenant un arc-en-ciel torturé de plus en plus brillant mais aussi un peu flou. Il se ramassa bientôt en une sphère qui fit mine d’éclater comme une bulle de savon, se rétracta pendant quelques secondes tandis que je me laissais presque gagner par une sorte de torpeur, puis bondit et me happa.


Texte publié par JC Heckers, 2 juin 2017 à 11h20
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