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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

J’étais à peine chez moi que depuis le salon retentissait le hululement délicat du téléphone. J’enjambai le chat qui s’était étalé dans le couloir et répondis d’une voix éteinte mais un tantinet anxieuse. Dieu merci, ce n’était que Thibaut.

« Merci pour la copie des manuscrits, mais évite de faire encore exploser ma boîte aux lettres, je t’en voudrais à mort.

— De rien », grognai-je en me demandant qui avait effectué la livraison.

Il y eut un bruit de papiers froissés à l’autre bout de la ligne, suivi d’un vague murmure.

« Alain te salue. Bon, je ne te demande pas ton avis, mais nous allons te cueillir et t’embarquer pour une soirée époustouflante. J’ai des potes qui font un petit concert sur une vieille péniche, et il faut que tu viennes. Alain insiste beaucoup.

— J’aurais préféré me coucher tôt. Je ne suis pas très en forme.

— Mets tes excuses bidon au clou. On vient te chercher, et tu as intérêt à ne pas être en tenue légère quand nous arriverons. »

Le chat me narguait en faisant ses griffes sur le canapé, hors de portée. L’heure de son dîner était à peine dépassée qu’il en venait déjà aux représailles. Je pointai un index sévère dans sa direction, ce qui l’incita doublement à labourer le tissu. Son manège me fit penser que, moi aussi, j’avais tout de même un peu les crocs.

« Bon, très bien. Laissez-moi juste le temps d’avaler un truc et de me rafraîchir.

— C’est la moindre des choses. Ah ! au fait, nous serons cinq.

— S’il y a dans le lot une célibataire, ne lui laisse aucun espoir.

— Je savais bien que tu avais trouvé quelqu’un… N’oublie pas de soumettre cette personne à mon verdict, pour une fois.

— Il n’y a personne, et je ne suis pas pressé.

— Mon œil. Mais ça ne fait rien. Nous reparlerons de tout ça une autre fois. En attendant, je te laisse pile une heure. Ciao, bello.

— Va bene. À plus tard. »

Je raccrochai et pointai derechef un doigt autoritaire en direction d’un matou manifestement d’humeur à me tenir tête. Il trottina jusqu'à la cuisine et se posa à proximité du frigo. Le message était clair. Il le compléta d’un miaulement déchirant. En retour, je maugréai vaguement et entrepris de venir remplir son assiette avant de me lancer dans la confection d’un casse-croûte au vieux poulet et au pain rassis. Il était évident que le repas du fauve serait meilleur. J’aurais peut-être dû lui piquer une sardine pour agrémenter le mien.

Nous mastiquâmes de concert tandis que la radio soliloquait en crachouillant, puis je troquai mon accoutrement de bureau contre une défroque de sortie nettement plus adaptée, me tirai la langue devant la glace et me recoiffai à toute vitesse. J’avais des cernes de raton laveur et un teint de lavabo. Thibaut ne manquerait pas de me faire des remarques sur la nécessité d’une vie bien réglée, avec huit heures de sommeil et des repas équilibrés. Mais, pour une fois, je pourrais lui reprocher de rajouter à mon délabrement.

Le chat considéra cette activité inhabituelle avec une suspicion légitime puis alla inspecter la chambre et finit par s’installer au milieu du lit, avec un air de défi arrogant. Pour une fois, je décidai de ne pas le chasser. Je manquais de temps pour le convaincre que son fauteuil était plus confortable. Il me fallait d’abord mettre la main sur mes clés, que j’avais manifestement dû poser n’importe où sans faire attention. Quand Thibaut sonna, je les avais à peine retrouvées, abandonnées dans le congélateur. Je me demandai quelles autres surprises absurdes je m’étais réservées, enfilai ma veste et bondis dans l’escalier.

*

Raphaël faisait les cent pas au rez-de-chaussée. Je ne m’attendais vraiment pas à ça et faillit manquer les dernières marches. Agrippé à la rampe, je lui décochai un regard noir qui exigeait des explications, avant de me radoucir. Après tout, j’étais vraiment content de le voir.

« Pas pu attendre, balbutia-t-il.

— Ce serait bien la première fois que je manque autant à quelqu’un. Tu n’avais pas dit que tu t’effacerais en attendant ma réponse ? »

Il se mordilla longuement les lèvres avec une mine de labrador désespéré qui finit par m’attendrir. Je posai sur son avant-bras une main pleine de commisération et reçus en retour une décharge de détresse la plus absolue.

L’instant d’après, je voyais ce que lui voyait.

Alentour, des ombres tourbillonnaient, se précipitaient sur lui, repartaient, comme si une nuée de corbeaux fantomatiques le pourchassait. Ce n’étaient pas vraiment des ombres. Plutôt des espaces où la couleur se perdait, vagues trouées de noir et blanc qui voltigeaient frénétiquement, s’éloignant dans la cage d’escalier pour mieux revenir le harceler. Je clignai des yeux et il se dégagea, recula un peu et baissa la tête. Les ombres avaient disparu.

« Je suis désolé, murmura-t-il. Je n’aurais pas dû venir. Tu n’aurais jamais dû voir ça.

— Non, tu as bien fait. Sincèrement. »

Il tenta de sourire et n’y parvint qu’à moitié.

« Gaëlle va t’accompagner. Moi, je ne peux pas rester plus longtemps. J’ai déjà à peine le droit d’être ici.

— Ils t’en veulent spécialement pour avoir osé te montrer ?

— Oh ! non… Eux, c’est permanent. Ils ne me laissent pas de répit. Heureusement, Gaëlle m’aide beaucoup. Sinon, j’aurais du mal à supporter tous ces démons de dernier ordre. »

Il demeura silencieux et son regard se perdit au loin, puis il se secoua.

« Allons-y. Je prends congé et je te laisse entre ses mains. »

J’eus du mal à cacher ma déception de le voir s’éclipser si tôt mais réussis à me taire. Il était évident qu’il savourerait difficilement une sortie récréative. Nous sortîmes. J’embrassai Thibaut, serrai la main à Alain qui trouva cela fort amusant – il s’apprêtait lui aussi à me faire la bise –, Raphaël signifia qu’il se sentait mal et préférait rentrer, déclina une invitation à être raccompagné, et s’éloigna non sans m’avoir gratifié d’un sourire triste.

« Elle est en retard », dit Alain. Il me regarda longuement. « Une très vieille copine. Je suis sûr qu’elle aura tout pour te plaire. »

Thibaut l’interrompit.

« Il ne l’avouera pas, mais il est casé. Tu n’as qu’à voir comment il se rase bien, ces temps-ci. Chez lui c’est un signe qui ne trompe pas.

— Pas du tout. Je reste parfaitement célibataire.

— Je n’en crois pas un mot.

— Dommage que son frangin ne soit pas resté, poursuivit Alain comme si de rien n’était. Il est à croquer. »

Un coup d’œil pour voir si Thibaut réagissait. Lequel haussa les épaules. Alain se tourna vers moi.

« Tu ne le trouves pas mignon tout plein ?

— Ne lui pose pas ce genre de questions », grogna Thibaut avant de me fixer. « Et puis, je suis sûr que la réponse serait : oui. Et au fait, quand vas-tu te décider à nous présenter ta dernière conquête ? »

J’évitai de répondre. La question pouvait m’amener sur des terrains glissants, et je ne voulais pas faire de gaffe. Du bout de la rue, une Gaëlle essoufflée se précipitait vers nous. Réellement essoufflée ou pas, son mode d’apparition me fit un effet bizarre. J’aurais trouvé moins curieux de la voir se matérialiser sans crier gare. Nous nous engouffrâmes dans la guimbarde de Thibaut. Je me retrouvai coincé à l’arrière contre Gaëlle qui peinait à reprendre une respiration normale.

« Il va bien, me souffla-t-elle. Ne t’inquiète pas.

— Je m’inquiète quand même. »

Thibaut se retourna.

« Est-ce qu’on pourrait profiter de vos messes basses ? »

Alain lui donna un léger coup de poing à l’épaule.

« Tu vois bien : il n’est pas casé, puisqu’il commence déjà à draguer.

— Pas sûr, mec. D’ailleurs j’ai mon idée là-dessus, parce que ce n’est pas le genre à cacher ses copines. »

Il me regarda en coin, l’œil pétillant. Je me tassai un peu contre la portière et arborai l’air le plus dégagé possible, mais ça ne réussit pas à le convaincre.

« Alors, cher cousin, tu nous réserves une petite surprise, c’est ça ? »

Je grimaçai discrètement tandis que la voiture s’insérait à grand-peine entre deux autobus. Que diable pouvait-il bien s’imaginer ? Gaëlle souriait. Elle avait ce sourire adorable et léger qu’avait parfois Raphaël. Un peu plus tard, elle se pencha de nouveau vers moi.

« La prochaine à droite. »

Je scrutai le carrefour. Planqué derrière un lampadaire, Raphaël nous regarda passer, m’adressa un petit geste de la main et s’évapora.

Il avait l’air d’aller un tout petit peu mieux, mais ça ne me rassurait pas vraiment. Je me mordis les lèvres. Vraiment, j’aurais préféré rester avec lui. Je saisis la main de Gaëlle pour la remercier. Le geste n’échappa pas à Alain, qui s’était retourné au même moment.

« S’il est casé, je m’appelle Berthe.

— Tais-toi, Berthe », répondit sèchement Thibaut.

Gaëlle eut son petit rire scintillant. Sensiblement irrité, je me mis à fredonner une chanson paillarde destinée à faire diversion. Quelques instants plus tard, un quatuor entonnait une version délurée d’Au Clair de la Lune. Ce qui me parut inquiétant, c’était que Gaëlle la connût aussi, et la chantât si bien. Mais après tout, je n’étais plus à ça près.


Texte publié par JC Heckers, 23 mai 2017 à 13h45
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