Ce fut une nuit tranquille. Je me réveillai malgré tout plusieurs fois, comme si le plafond allait subitement m’aplatir, mais tout était calme. Pas d’Asperge tenté de m’occire, pas de Père Noël pour l’en empêcher et passer le balai, rien que le chat faisant et refaisant sa toilette avec une féline méticulosité.
Je retournai au bureau en proie à la plus vive inquiétude. Mais photocopieur, télécopieur, ordinateur et collègues semblaient n’avoir aucun souvenir de mes explosions de la veille. Je soupirai d’aise. Midi survint alors que je pensais n’être là que depuis quelques minutes et j’allai gaillardement m’emplir la panse en compagnie d’une accorte stagiaire dotée d’un prénom de fleur. À la caisse de la cantine, nous fûmes accueillis par le Père Noël qui me fit un clin d’œil appuyé. Un tressautement nerveux de la joue gauche ne me lâcha pas durant tout le repas.
Véronique était intéressée par certaines questions théologiques. Entre deux bouchées, elle se fit un devoir de m’énumérer les soixante-douze anges de la tradition cabalistique. J’écoutai patiemment, mais sans enthousiasme, le regard plongeant dans son tentant petit décolleté. Ensuite, je prétextai avoir une course à faire pour échapper au détail des catégories angéliques*. Je l’invitai à aller boire un petit verre dès qu’elle le souhaiterait et me propulsai jusqu’aux bords de Seine où je me permis enfin de respirer.
Une nausée guettait. Je la sentais venir depuis de nombreuses minutes, mais elle était sur le point d’arriver à ses fins. Soit la conférence de la jolie demoiselle avait été trop copieuse et trop lourde, soit une sauce n’avait pas reçu l’agrément de mes entrailles. Le repas fit bientôt demi-tour. Incapable de convaincre mon estomac de ne pas se révulser, je vomis couscous, salade et tarte aux poires, puis cherchai des yeux une âme assez charitable pour m’offrir un mouchoir en papier qui me permettrait de ne pas me rendre compte que j’avais oublié d’en fourrer un dans ma poche. Mais les promeneurs s’étaient écartés et regardaient ce triste spectacle de bien plus loin. Une seconde série de spasmes manqua de faire atterrir le petit-déjeuner sur mes chaussures. Plié en deux, j’attendis que ça passe avant qu’une main de fer me relève.
L’Asperge.
Je me dégageai.
« Une petite indigestion ? Mon pauvre… Alors… ça vous a plu, le coup des manuscrits ? Voyons, c’était juste pour rire. Rien de bien méchant. J’espère que mon sens de l’humour ne vous déplaît pas trop… »
Je m’éloignai à pas rapides. L’essentiel était de me mettre hors de portée de cet individu. Hélas il marchait vite, lui aussi, et je ne réussis même pas à le distancer.
« Vous n’auriez pas un petit nom de baptême, pour moi ? Quelque chose d’un peu plus sympa que l’Asperge ? Je mérite quand même mieux que ça, non ? Mais je suis un type sympa, alors je vais vous donner quelques idées. »
Sa main s’agrippa à mon bras et me cloua sur place.
« Bien… Adonis ? Agathion ? Alastor ? Anamelech ? Barbatos ? Pourquoi pas, puisque je n’aime rien autant que la chasse à l’arc et les forêts impénétrables. Pas Belial, ce serait me faire trop d’honneur, mais que pensez-vous de Haborym ? Kelen ? Il est vrai que sous ce nom-là vous auriez peine à me reconnaître. Poursuivons. Maimon ? Non, hélas je lui suis inférieur. Mullin ? Je n’ai quand même vraiment rien d’un valet de chambre… Xaphan, Xezbeth ? Ou Zozo ? Que dites-vous de Zozo** ? »
Je ne répondais pas. J’avais toujours envie de vomir, et mon plus grand plaisir eût été de lui dégueuler dessus, mais je n’y parvenais pas.
« Nous sommes sept millions quatre cent cinquante et un mille neuf cent vingt-six diables, appartenant à mille cent onze légions, obéissant à soixante-douze princes infernaux. Vous voyez, il y a un petit parallèle avec vos comparses. C’est si drôle ! Je ne compte pas les troupes auxiliaires et les mercenaires, ça vous filerait une attaque. D’autres voient bien plus simplement six groupes de démons, mais je m’aperçois que je vous ennuie. Peut-être qu’en femme avec un peu de poitrine, vous m’écouteriez plus volontiers ? Je ne peux pas vous en vouloir. Vous auriez aimé que je sois votre succube*** ? Par manque de chance, ce n’est pas possible. Mais vous savez, chacun d’entre nous joue le rôle que vous autres avez bien voulu lui attribuer. À eux les belles robes immaculées, à nous la fange. Pourtant ils s’y roulent aussi, à l’occasion. Sans mentir… D’ailleurs, vous finirez bien par vous en rendre compte… Mais puisque nous avons le mauvais rôle, autant ne décevoir personne… Par ailleurs, vous savez ce qu’est l’enfer ? Une farce. Ça n’existe pas. Pareil pour le paradis. Qui pourrait croire qu’après la mort on voltigera béatement de nuage en nuage, dans une éternité de félicité ? Allons, il faut être raisonnable… »
Il lâcha prise.
« Demain soir, venez donc nous rejoindre, du côté du Louvre. J’y donne une petite fête. Vous serez un invité d’exception. Le clou de la soirée. Bon, c’est décidé, je compte sur vous. Votre absence me fâcherait vraiment. »
Que répondre ? Le ton était affable, mais son invitation ressemblait résolument à un ordre. À l’évidence, je ne pourrais y couper sans craindre de sérieuses contrariétés. J’en toucherais deux mots à Emmanuel.
Il s’éloignait. Son immonde manteau luisant dans le soleil le faisait ressembler moins à une asperge, pour une fois, qu’à un serpent. Vade retro, Satanas. Bah ! Asperge ou serpent, c’était toujours le même enquiquineur. Je m’essuyai la bouche avec une vieille serviette en papier retrouvée par miracle, et filai à mon tour sans demander mon reste.
Dans l’ascenseur, où par chance j’étais seul, je sifflai en vitesse la petite mélodie convenue et Emmanuel me rejoignit au deuxième étage. Je me sentais cotonneux. Il faudrait que je pense à grignoter quelque chose, pour remplacer les repas qui avaient pris la fuite. J’entrai directement dans le vif du sujet et il émit un soupir d’intense affliction.
« Pas moyen de vous dérober, hélas ! Vous devez y aller. C’est vous jeter dans la gueule du loup, mais vous n’avez pas le choix. D’ailleurs, je crois que vous saurez leur résister, même s’ils s’efforcent de vous convaincre que vous avez tout à gagner en leur tendant les bras. Vous savez ce qu’ils peuvent faire. Pour ce genre de démonstrations, ils sont très doués. Naturellement, vous n’avez pas tout vu. Mais pensez bien que ce ne seront que de petites démonstrations, tant que vous n’aurez pas donné de réponse satisfaisante et définitive. »
Un nouveau soupir. Je lui jetai un regard implorant.
« Je n’ai vraiment pas moyen de me défiler ?
— Non. »
Voilà qui avait le mérite d’être clair, concis et sans appel. Je le remerciai et il s’éclipsa au quatrième.
Sur mon bureau, la petite stagiaire avait laissé un mot. Réception demain soir au Carrousel. Mon frère m’a envoyé une invitation pour deux. Voudriez-vous m’accompagner ? Je fis une boulette du papier et décrochai le téléphone pour accepter. J’étais coincé. Et sans doute cerné. Avec son invitation sortie du chapeau au meilleur moment, il ne faisait aucun doute que Véronique – un prénom pourtant si innocent – marchait de concert avec l’Asperge. J’aurais intérêt à me tenir à carreau et à me méfier d’elle plus que de ma déjà bien perverse gardienne d’immeuble.
Puis, épuisé et certain que je ne serais pas en état d’avoir une quelconque activité cérébrale durant le reste de la journée, j’effectuai le vaste classement vertical prévu de longue date et toujours reporté sine die. Je ressortis de cette épreuve globalement satisfait d’avoir débarrassé une armoire de paperasses inutiles, formulaires désuets, et autres magazines et journaux périmés. J’en gardai certains pour savourer quelques articles avariés, m’en allai aux distributeurs prendre un café et des madeleines que je dégustai avec la lenteur requise, puis revins lire mes vieilleries.
À ma grande surprise, les unes des quelques revues que je m’étais réservées à des fins de délectation avaient toutes changé. Invariablement, en caractères agressifs barrant la photographie d’un visage reconnaissable entre mille, s’étalait sur les couvertures un « L’Asperge Te Regarde » qui me fit frissonner de dégoût. Après quelques instants d’intense désespoir, je flanquai le tout à la poubelle, décrétai que je ne me sentais vraiment pas bien, et rentrai avec la ferme intention de me coucher le plus vite possible.
* Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Puissances, Vertus, Principautés, Archanges, Anges. Pour de plus amples renseignements, consulter par exemple l’ouvrage de Jean-Marc Fombonne et Marie d’Assignies, Des Anges et des Hommes, Paris, Éditions du Chêne – Hachette Livre, 1996. On y trouvera (ô joie) la liste des 72 anges gardiens.
** Concernant les démons, on peut consulter le fort instructif site Stigma Diaboli. Notons que Zozo, « accompagné de Mimi et Crapoulet, posséda, en 1816, une jeune fille du bourg de Teilly en Picardie ». Je vous prierai de ne pas rire : l’affaire est extrêmement sérieuse.
*** Rappelons pour ceux qui l’ignoreraient ou l’auraient oublié que les incubes sont des démons fornicateurs mâles, tandis que les succubes sont des démons fornicateurs d’apparence féminine qui tentent de soutirer leur semence à de jeunes et vigoureux hommes, afin ensuite, sous forme d’incubes, de tenter auprès des femmes d’obtenir diabolique progéniture.
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