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tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

Je ne réussis pas à dormir. Comment faire, quand une montagne de réflexions diverses et désagréables vous assaille ? Au petit jour, je n’étais plus très frais ni aussi sûr qu’accepter m’éviterait de graves contrariétés. Le chat semblait également ne pas trop bien se porter. Malgré un temps atroce, je me rendis au bureau à pied pour y subir les diverses avanies quotidiennes. D’ordinaire, je les supportais assez bien, mais la fatigue m’avait rendu irascible au dernier degré. En moins d’une heure, je parvins à me fâcher avec la moitié du service. Par solidarité, l’ordinateur plongea dans un coma profond, suivi par la photocopieuse dont c’était la préoccupation habituelle. Moins malmené, le télécopieur hésita un peu avant de se joindre au mouvement. Vers midi, je bouillonnais. Le soir, je tenais tout sourire pour une agression caractérisée.

Je rentrai en vitesse. Thibaut m’avait laissé un petit mot dans la boîte aux lettres : il y avait eu un inexplicable début d’incendie chez eux et mes manuscrits étaient hors d’état d’être lus. Je chus dans le fauteuil et entamai une bouteille de tequila dont j’ignorais comment elle avait pu échouer là. Mauvaise idée pour quelqu’un d’habitude plutôt sobre.

Dans le coin de la pièce, le répondeur clignotait frénétiquement. L’ayant considéré de travers, j’allai bientôt lui flanquer une bonne baffe qui suffit à lui faire cracher ses messages. Claire m’annonçait qu’elle partait s’installer en Bolivie – mais elle pouvait déménager où bon lui semblait, ce m’était bien indifférent. Mon banquier avait besoin de me voir d’urgence. Isabelle aussi, pour des raisons obscures, mais elle du moins n’avait pas un ton déplaisant. Ma mère m’informait brièvement qu’elle plaquait tout pour suivre un pianiste de jazz. Une de mes meilleures amies était à l’hôpital, victime d’un pistolet à clous qui l’avait prise pour une planche. Enfin, une voix qui ne m’était pas tout à fait inconnue m’informait que ça ne faisait que commencer, qu’on en était à peine aux amuse-gueule.

Je voulais bien croire que la destruction de mes manuscrits n’était pas innocente. De même que l’injonction glaciale du gestionnaire de mon compte à passer le voir dès que possible. Le reste pouvait n’avoir aucun rapport. Quand même, on ne savait jamais. Je me sentis soudain faiblir.

Jambes flageolantes, j’entonnai le Dies Irae et allai ouvrir à Raphaël bis qui faisait déjà grincer le parquet du palier. Pas la peine de perdre de temps en salutations.

« Et si je dis non à Raphaël, il se passera quoi ?

— Bonne question. Mais vous devriez deviner qu’on ne vous laissera plus trop le choix. Tout aurait été plus simple si vous aviez eu comme proposition de vendre votre âme au Diable, pour m’exprimer de façon simpliste.

— Et si je proposais justement de la lui vendre ? »

Un grand soupir.

« D’abord, vous n’en avez pas envie. Ensuite, il est trop tard. Il n’y a plus rien à négocier. Vous avez été mis hors du coup, vous saisissez ce que ça veut dire ? On vous aurait demandé votre avis au tout début, peut-être qu’alors… mais enfin tant mieux. En gros, votre âme ne peut plus être… disons, mise sur le marché.

— Je peux quand même décliner son offre.

— Si ça vous chante ! Mais alors, votre vie va devenir un tantinet compliquée. Une fois que vous aurez refusé, vous ne vous en sortirez plus. Jusqu’au jour où vous n’aurez plus qu’une envie, vous flanquer par la fenêtre. En attendant, ces chers démons vont vous donner un peu de fil à retordre, juste pour vous dissuader de nous dire oui. Tout en vous laissant croire qu’un non serait la fin des petites calamités qu’ils vous réservent.

— Joyeuse perspective.

— Comme vous dites. Si je peux vous rassurer, ils vont se contenter pendant quelque temps de vous prodiguer des pressions amicales. À moins qu’ils n’aient soudain envie de vous brusquer. Là, ce serait une autre paire de manches. Il vous reste du Cointreau ? »

J’allai chercher une bouteille et des verres.

« Quel est le programme des festivités à venir ?

— Tout dépend de vous.

— Vous savez, j’ai quand même besoin d’un peu de temps. »

C’était parfaitement faux. Je mettais dans mon refus de répondre tout de suite un goût de défi malvenu, alors que j’avais plutôt la tentation d’accepter. Le genre d’attitude qui ne pouvait que m’apporter la poisse.

« D’ici quelques jours, vous penserez le contraire. Avec d’infinis regrets. » Il se leva. « Pourquoi l’avez-vous baptisé Raphaël ?

— Un peu par hasard. J’ai trouvé que ça sonnait bien.

— Intéressant. Bon. À la vérité, Raphaël semble avoir besoin de vous plus que vous de lui. Nous avons besoin de Raphaël, nous ne voulons surtout pas le perdre. Par conséquent, nous avons plus besoin de vous qu’il devrait l’être permis. »

Une petite pause pour se gratter le sommet du crâne. Il hésita entre rester debout et se rasseoir, mais pour finir préféra la station verticale et poursuivit.

« Par nature, nous disposons d’une certaine liberté. Très limitée, en fait. Mais ça ne nous dérange absolument pas. Parfois, certains comme Raphaël viennent à en désirer un peu plus. C’est ce qui arrive, à trop traîner par ici. Nous en avons tout à fait le droit, mais il y a une contrepartie. Plus on s’octroie de libertés, plus on perd de son pouvoir. En quelque sorte. Les subtilités de la chose vous échapperaient… Plus de liberté signifie aussi, naturellement, plus de risques de faire de mauvais choix.

— Vous voulez me dire que Raphaël… »

Hochement de tête.

« Rassurez-vous, il n’a pas encore trop fait de bêtises. À mon avis, vous impliquer dans nos affaires en est une des pires, mais passons. Il s’est simplement octroyé beaucoup trop d’indépendance, et il n’est plus certain que s’il venait à trébucher, il saurait se remettre sur pieds sans aide. Or en face ils n’attendent que ça, et nous n’avons hélas plus le droit d’intervenir depuis qu’il vous a fait sa proposition. Ils savent donc qu’en insistant un peu il pourrait bientôt tomber entre leurs mains aussi facilement que vous êtes tombé entre les siennes, et l’espèrent sans encore trop oser le pousser. Maintenant, c’est à vous de voir. Si vous dites non, il bascule à coup sûr, parce que vous seul le retenez encore un peu et qu’il n’aura plus de raisons de résister aux tentations qu’ils vont glisser sur son chemin. Pour vous, ce sera le début des vrais problèmes. Ils vous feront payer très cher votre importance soudaine, pas forcément imprévue mais fort indélicate, qui aura compromis leurs perspectives. Quant à ce qui va alors se passer pour nous, je n’ose même pas y penser. »

J’eus soudain une idée qui l’espace d’un instant me parut lumineuse.

« Est-ce que Raphaël ne serait pas au courant de certains de leurs projets ? Je veux dire, est-ce qu’il n’aurait pas pu m’utiliser pour leur faire perdre du temps, et vous pousser à réagir ? »

Nouveau hochement de tête.

« Peut-être que oui, peut-être que non. Il a toujours su rester très discret. Mais il n’est pas impossible qu’il ait découvert certaines choses et qu’il ait tenté de les contrer. Certaines choses qui nous auraient échappé. Nous ne sommes quand même pas infaillibles. »

Je le raccompagnai jusqu’à la porte. Il me restait un grief à formuler. Je ne m’en privai pas.

« Vos histoires, là, ça me fait penser à du très mauvais roman de gare.

— Ne dites pas que vous n’aimez pas. Et pensez bien que si vous n’aimiez pas, elles vous apparaîtraient d’une autre façon. Une façon qui vous convienne mieux. Nous nous efforçons toujours de nous mettre au niveau requis. Même si ça doit nous déplaire au dernier degré. Mais les choses ne sont pas si simples. Encore une fois, je vais schématiser, pour que vous compreniez bien. Le monde doit conserver un certain équilibre. Nous œuvrons tous en ce sens. Il y a déjà longtemps, certains d’entre nous ont cru qu’il fallait changer de méthodes. Celles qu’ils proposaient étaient inadéquates, mais ils n’ont jamais voulu en démordre. Comme ils tenaient à avoir raison, ils en sont venus à des conduites, si je peux user d’un euphémisme, malsaines. Ce qui n’arrangeait rien, bien entendu. Et le problème est que… » Il hésita, puis haussa les épaules. « Le problème est que ceux qui sont restés fidèles à leurs principes sont désormais en légère minorité.

— En minorité, répétai-je en me sentant tout bête.

— Tout à fait. Ce n’est pas encore très grave, mais ça pourrait le devenir. Vous comprenez pourquoi nous ne pouvons pas permettre une défection de Raphaël. Surtout que ce n’est pas le dernier des derniers…

— Je comprends, dis-je d’une voix coassante, sans savoir si je comprenais réellement ou non, mais sans doute plutôt non.

— Pendant que j’y suis, appelez-moi Emmanuel. Et elle, vous n’oublierez pas qu’elle se prénomme Gaëlle. Tout ceci étant arbitraire, je vous l’accorde. Nos noms véritables doivent vous rester secrets, mais surtout, ils sont imprononçables. »

Il eut un petit sourire et sortit. Je restai longuement dans l’entrée, persuadé que quand j’entrerais dans le salon j’y trouverais l’Asperge prêt à me faire de nouveau sa propagande pour le non au référendum à électeur unique. Au lieu de ça, il y avait une sorte de Père Noël qui grattouillait le dos d’un chat en pleine extase.

« Pour la banque, pas de problème. C’est réglé. Votre mère a changé d’avis. Votre amie, rien de grave. »

Pas d’autre commentaire. Il se courba pour me saluer et prit la porte sans que j’eusse osé dire un seul mot. J’étais estomaqué. D’où sortait-il, celui-là ? Je n’étais pas en état de répondre. En tout cas, le chat l’appréciait. Conclusion qui s’imposait : il ne faisait pas partie du camp adverse. Je voulus ranger verres et bouteille, mais c’était déjà fait. Et puis quoi, encore ? Il avait aussi fait le ménage dans la chambre ?

Eh bien, c’était le cas.


Texte publié par JC Heckers, 17 mai 2017 à 08h40
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