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tome 1, Chapitre 6 tome 1, Chapitre 6

Le soir où il arriva en retard, c’était le jour anniversaire de notre première rencontre. Je le vis débarquer avec un petit paquet, l’air plus guilleret que jamais. Il me faisait souvent son hop, je suis là – ou l’inverse, en partant –, mais ce soir-là je il apparut au loin, marchant d’un pas souple sur un trottoir soudain déserté, comme nimbé d’une lumière dorée qui n’était pas celle des réverbères. Il n’était pas seul. Je m’en aperçus presque au dernier moment.

L’accompagnait sa copie quasi conforme, mais au féminin. Hormis un sympathique surplus de poitrine, les différences étaient mineures. Le visage était plus fin, avec des yeux d’un bleu intense, et des cheveux presque noirs. Elle était à peine plus grande que lui. Très mignonne, songeai-je.

« N’y compte même pas », dit Raphaël.

Elle sourit. Ainsi, il se permettait de lire dans mes pensées. C’était du propre. Je l’engueulai en silence, sachant qu’il m’entendait parfaitement. Elle se mit à rire, et son rire à elle me fit penser à un scintillement.

— On y va ? », demanda-t-il, un peu bougon.

Je hochai la tête et ils s’évaporèrent aussitôt.

Bon, qu’est-ce que je faisais, moi, maintenant ?

J’entendis un nouveau petit rire, comme un scintillement, qui venait de loin, et une musique. Je la reconnaissais. Elle m’évoquait un faux lierre. Je savais où me rendre. Mais pas comment pour y être rapidement.

Puis, sans vraiment m’en rendre compte, et sans rien comprendre, j’y fus.

Ils étaient déjà attablés. Même recoin qu’il y avait un an.

« Est-ce que ce n’est pas un bon choix, pour un anniversaire ? » demanda un Raphaël narquois.

Je m’assis.

« Pas mal, mais je préfère quand il y a un truc qui se mange. »

Il me tendit son petit paquet.

« Tiens, justement, c’est pour toi.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose comme la boîte de Pandore. Avec un gâteau au chocolat dedans. »

J’ai grimacé. La fille s’est penchée vers moi, m’embrassa sur la joue, et je ressentis un picotement délicieux.

« Tu as le choix, dit-elle. Tu peux désormais être complètement des nôtres. Tu sais ce que ça signifie ?

— À part que le petit stagiaire est en passe d’être titularisé, non, je ne vois pas. »

C’était presque un euphémisme. Mais demander de plus amples explications ne serait peut-être encore une fois pas bienvenu. J’avais pourtant besoin d’en savoir un petit peu plus sur cette possible promotion.

« Si tu peux éclairer ma lanterne, ce serait pas mal », suggérai-je.

Elle hocha la tête et eut un sourire grave.

« Tu pourras être le bras droit de Raphaël, sans restrictions. Tu en sais maintenant bien assez pour lui être vraiment utile. Mais nous te laisserons le temps de te décider. Nous n’attendons pas une réponse immédiate. »

Raphaël regardait ailleurs, avec une mine que je trouvai soudain légèrement inquiète. Il se tourna enfin vers moi.

« Ce soir, surtout, rentre à pied. N’allume pas en arrivant. Même pas dans la cage d’escalier. Tu y verras assez clair. Ça, c’est mon principal cadeau. Surtout, si tu croises quelqu’un, ne lui parle pas, il ne faut pas risquer qu’on puisse t’influencer, et à cette nuit tu serais trop vulnérable. Une fois chez toi, tu pourras réfléchir autant que tu voudras. Pendant une seconde ou dix ans, peu importe, mais n’ouvre la boîte que lorsque tu auras fait ton choix. Sans oublier de m’inviter… »

La fille continua.

« Tu vas avoir de la visite. Essaie de rester courtois. Ce ne sera peut-être pas très agréable. »

Ils saisirent leurs verres pour trinquer.

« Bon, franchement, qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? », fis-je en la secouant un peu.

— Un gâteau d’anniversaire, voyons ! »

Je levai mon verre et le fis tinter contre les leurs. Je me demandais quel genre de visite je pourrais recevoir, mais c’était sans doute aussi une de ces questions à ne pas poser. J’avalai une gorgée de champagne. Lorsque la coupe fut loin des lèvres, je remarquai qu’ils s’étaient évaporés. Normal. Je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils sortent par la porte. Toutefois, la politesse aurait commandé qu’ils daignent au moins me dire au revoir.

*

Ils avaient réglé l’addition. C’était déjà ça. Je sortis pour constater qu’il pleuvait à verse. Avec du vent. Pas assez pour mon goût personnel, mais trop pour quelqu’un qui, d’une part, se devait de se transporter à pied jusque chez lui et, d’autre part, était dépourvu de parapluie. Je me suis hâté jusqu’aux arcades de la rue de Rivoli. Pour quelques minutes, au moins, je serais à l’abri.

Comment s’appelait donc la fille ? Question idiote. Mettons qu’elle s’appelle Raphaëlle, et puis zut. Raphaël et Raphaëlle. Et d’où sortait-elle donc ? Autre question idiote. J’étais arrêté devant la vitrine d’une librairie anglaise où, jadis, je m’étais fourni en James Joyce. Une lubie m’avait traversé : lire Finnegan’s Wake dans le texte. Je n’avais pas dépassé les cinq premières pages. Je regardai sans m’y attarder les ouvrages dont la couverture s’offrait aux passants. Mon regard s’arrêta sur mon reflet, derrière lequel se profilait une affiche avec un diable particulièrement répugnant. Il me ressemblait. Un peu. Pas tant que ça. Bof, pas du tout, voyons.

Il pleuvait toujours et je commençais à me refroidir. C’était bien le moment d’attraper un rhume. La boîte dans ma main était légère, à croire qu’elle était vide. Les bourrasques se faisaient à chaque instant plus violentes. Ceci accompagnait l’approche d’un individu, habillé de vêtements sobres et ternes, neutres, passe-partout, aux cheveux assez longs – peut-être trop à mon goût – encadrant une petite gueule que certaines ou certains auraient qualifiée de fort plaisante.

« Vous avez du feu ? »

Par réflexe, j’eus la tentation de répondre. Nous étions seuls, la rue était silencieuse, les arcades s’étiraient à l’infini sans qu’un quidam en vînt troubler la régulière perspective. Ne pas répondre était d’une impolitesse qui m’était peu coutumière, mais j’avais eu mes ordres.

« Ne pas parler à quiconque, et rentrer à pied, et toutes les stupidités du même style. Franchement, vous croyez vraiment que ne pas ouvrir le bec pourrait changer quelque chose ? »

Il se tenait devant moi, l’air goguenard. Un Raphaël bis. Ce devait être fait exprès pour me mettre dans un embarras certain. Ou me troubler. D’ailleurs, qu’est-ce qui pouvait m’assurer que ce n’était pas lui, venu m’éprouver ? Douteux, tout de même. Celui-ci était plus grand et ses yeux tendaient plutôt vers le turquoise. Mais ça ne voulait rien dire.

« J’aurais dû vous attendre au sec, mais j’ai pensé que je pourrais vous raccompagner. J’espère que vous n’y verrez pas d’inconvénient. Nous avons quelques points à discuter. Savez-vous seulement où vous allez mettre les pieds ? Notez, vous les y avez déjà mis, mais vous avez encore la possibilité de vous en sortir, disons, honorablement. »

Je me tenais indéfectiblement coi, visage fermé. Son ton et sa façon de s’exprimer me déplaisaient. Il rit un peu.

« Vous pouvez parler. Ils avaient tort, ça ne risque rien. En tout cas avec moi. Mais si vous préférez, je peux venir chez vous un peu plus tard. »

Je hochai tristement la tête.

« Très bien, poursuivit-il. Puisque je devine que vous préférez vous retrouver en un lieu plus sûr, mettons que je vous laisse le temps de rentrer, et d’ici, voyons, deux petites heures, je sonnerai. Vous saurez avoir la courtoisie d’ouvrir. Après tout, nous avons convenu de notre rendez-vous. Mais entre temps, posez-vous une question, une seule. Dans quel camp êtes-vous ? Dans quel camp voulez-vous être ? »

Ça faisait deux questions, mais je ne pouvais même pas lui en faire la remarque. Il s’inclina légèrement et fit demi-tour. Je le vis s’éloigner un peu, puis il s’arrêta, se retourna et claqua des doigts. La pluie décrut aussitôt puis cessa.

« Je ne voudrais pas que vous attrapiez froid. Maintenant, rentrez vite. Nous avons des tas de choses à nous dire. »

Il repartit et je le regardai disparaître au loin. Dans quel camp ? Jusque là, j’avais estimé que tout était très clair. Peut-être trop, après tout. Trop clair, trop simple, trop plein d’une évidence à la portée d’un cerveau aussi moyen que le mien. En vérité je ne m’étais jamais posé de questions, ou plus précisément aucune qui fût cruciale. Raphaël œuvrait pour le bien – avec ou sans majuscule, au choix. Ça ne voulait pas dire qu’il était du bon côté. Et il y avait l’incident préoccupant autant que troublant de ce fougueux baiser en pleine rue.

Je demeurai méditatif. Puis m’éloignai à grands pas. Les questions qui ne pouvaient être posées à Raphaël, peut-être pourrais-je les adresser à ce Raphaël bis. Les nuages s’étaient écartés et je réussis même à apercevoir la Voie lactée. En cette nuit, curieusement, j’y voyais comme en plein jour. J’eus ainsi l’occasion de découvrir des amoureux fort occupés dans des renfoncements de portes d’immeubles, certains d’être cachés par l’obscurité. J’en fus tout de même gêné. Être capable d’observer une demoiselle jouer du pipeau sur le coup des deux heures du matin ne m’apportait vraiment aucune satisfaction.


Texte publié par JC Heckers, 16 mai 2017 à 10h10
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