Le roman fut enfin accepté par une maison discrète du sud de la France, si discrète que je ne pourrais espérer ni richesse ni célébrité, mais c’était déjà ça, et je fêtai avec grande dignité la signature du contrat avec Thibaut et Alain dans une crêperie tenue par une vieille fille revêche. Début janvier, j’avais réintégré un bureau confortable, dans lequel je passais mes journées à attendre le coucher du soleil et la fin de la semaine. J’y abattais les besognes quotidiennes sans beaucoup d’états d’âme et surtout sans me poser la moindre question à leur sujet. C’était de toute façon inutile tant elles étaient routinières. J’avais d’ailleurs bien d’autres préoccupations en tête, à mes yeux plus dignes de respect, comme le menu de la cantine et le rangement de mes tiroirs.
Chaque soir, je retrouvais Raphaël – il m’avait laissé le soin de le baptiser à ma guise – en quelque endroit imprévu, où nous nous tenions des discussions décousues sur n’importe quel sujet. Au sein de ces bavardages se glissait mon apprentissage, au fur et à mesure duquel m’étaient révélés arcanes et mystères de toutes sortes. Sa façon de procéder m’était souvent un tantinet obscure, et j’acquérais sans jamais m’en apercevoir des dons de plus en plus intéressants, dont il m’était expressément recommandé de ne faire qu’un salutaire usage. Ainsi, préserver d’un accident mortel un gamin potentiellement futur prix Nobel de la paix serait des plus bienvenus. Avec pour seule réserve qu’il convenait que ça ne se remarque pas.
J’évitai ainsi à un écrivain alcoolique dans une mauvaise passe de sauter sous un métro. Le pauvre était sur le point ou de se faire la peau, ou d’écrire un chef-d’œuvre. Au bon endroit et au bon moment, je ne lui laissai guère le choix et, l’ayant par hasard bousculé avec force – il trouva le mur peu à son goût –, l’invitai indirectement à se remettre à la tâche. Dans sa fureur, il m’avait traité de tous les noms, avant de rentrer chez lui, toujours empli de rage, se défouler sur d’innocentes pages blanches, oubliant du même coup ses velléités suicidaires. Participer ainsi au développement de la littérature française m’occasionna un plaisir sans précédent.
De mon côté, je m’étais remis à écrire avec entrain. Le stylo de Raphaël faisait des merveilles. C’était presque à croire qu’il rédigeait tout seul. La moindre minute que j’aurais pu gâcher à ne rien faire se convertissait en phrases délicieuses. Recopier sur l’ordinateur n’était désormais plus un problème : après tout, il suffisait de l’allumer et de se concentrer un peu. Adieu les fautes de frappe ! Un soir, je fus tout de même pris d’anxiété en considérant la pile de papier accumulée en quelques malheureuses petites semaines. Deux courts romans et une pelletée de nouvelles. C’était un peu trop rapide. Mon rythme moyen annuel ne dépassait pas la soixantaine de feuillets, le tout souvent pour des textes inachevés.
C’est très timidement que, à la mi-février, je soumis ma production à Thibaut. Je savais que son cher et tendre en profiterait pour lire aussi, perspective qui m’était à peine désagréable. Après tout, le drôle avait un goût assez sûr en matière littéraire, et m’avait bien soutenu, à sa manière délicate, lorsque j’avais sombré dans mon idiote déprime après la rupture avec Isabelle. Il avait donc bien le droit, lui aussi, de jeter un œil sur mes brouillons. Lorsque je lui en confiai la pile, Thibaut eut un rictus nerveux et me regarda avec une sorte de désespoir.
« Prends ton temps, je ne suis absolument pas pressé. »
J’avais adopté un ton enjoué qui ne sembla pas l’apaiser.
« Amoureux ? » demanda-t-il, comme s’il n’y avait que ça qui fût en mesure de me pousser à écrire autant, alors que d’habitude c’étaient plutôt les déceptions sentimentales qui me motivaient.
Je me contentai de hausser les épaules. Ça faisait un sacré bail que j’avais eu ne fût-ce que la velléité de draguer quelque jolie demoiselle. Désormais, ma vie se divisait principalement en trois : le bureau, l’écriture, Raphaël. Duquel je ne disais ni ne dirais rien à quiconque. Et auquel j’avais encore un nombre incalculable de questions à poser, même s’il était tacitement convenu que les réponses viendraient d’elles-mêmes. Je saurais. Un jour. Petit à petit. Je ne devais rien demander, où je n’obtiendrais qu’un silence réprobateur.
Le plus souvent, lorsqu’il voulait parfaire mon éducation, Raphaël m’effleurait le bras et attirait mon attention sur une scène que j’aurais été bien incapable de remarquer. Quelque chose allait se produire, et nous devions l’empêcher. Peu importait qu’il s’agisse même d’une feuille morte un peu traître qui risquait de mettre en péril la stabilité d’un passant. Aussitôt en arrêt, je savais soudain quoi faire, et d’habitude devinais comment sans qu’il ait besoin d’intervenir. Pour une feuille morte, c’était facile : un léger toussotement suffisait à la déplacer jusqu’au caniveau, même si j’en étais éloigné d’une vingtaine de mètres. Il convenait en revanche de ne pas me laisser aller à un éternuement qui la propulserait dans les airs et la plaquerait contre un visage surpris. Dans d’autres cas, il fallait être plus convaincant, et par exemple murmurer des ordres aux bacs à fleurs presque en déséquilibre pour les décider à reprendre une assise stable.
C’étaient là de simples exercices. Il m’était alors permis de faire des erreurs stupides qui avaient l’art de divertir mon mentor. D’autres situations étaient plus délicates, et il veillait à ce que mes maladresses ne causent aucun dégât superflu. Quand il s’était agi de freiner la course d’une automobile pour empêcher que la future mère d’un prodige du piano ne se retrouve sur son capot fatal, j’étais intervenu si brutalement que son conducteur s’était écrasé le nez sur le volant, sans comprendre pourquoi il venait de stopper au milieu du carrefour. La foule avait pesté contre l’automobiliste, Raphaël avait eu une petite moue amusée, mais du moins l’accident était évité.
Pendant le reste de la soirée, il s’était moqué de mes incompétences en matière de conduite, et j’avais grogné à plusieurs reprises jusqu’au moment où j’avais réussi à faire diverger les trajectoires d’un cycliste imprudent et d’un livreur de pizza qui allaient entrer en collision. Suggérer conjointement à l’un de mettre pied à terre pour se débarrasser d’une crampe et à l’autre de ne pas couper le virage n’avait pas été un mince exploit, et j’en avais été applaudi, même s’il n’avait pas manqué de remarquer qu’il vaudrait mieux éviter les interventions simultanées. J’aurais pu sans le vouloir intervertir mes actions, et qui sait ce qu’il serait advenu alors – mais il n’aurait sans doute pas laissé se produire une catastrophe.
Il lui suffisait donc de m’effleurer pour que la connaissance s'insinue en moi. J’avais fini par m’y habituer, et ne cherchais plus trop à comprendre comment cela se passait. Un soir, il m’était tout de même arrivé de vouloir mettre un point d’interrogation au bout d’une phrase, parce que j’avais besoin d’un léger éclaircissement. Il ne m’avait pas laissé finir et, sans prévenir, m’avait saisi par le col pour me rouler une pelle magistrale au beau milieu du trottoir, après quoi j’avais oublié ma question et n’étais plus en mesure de parler. L’expérience était inédite et finalement guère déplaisante. Pour le patin, il était plus doué qu’Isabelle, déjà un sommet de compétence en la matière. Heureusement, personne n’avait rien remarqué. Ou alors c’était un tas d’hypocrites. En tout cas j’avais fait mine de n’être en rien offusqué, alors que je l’étais tout de même un peu. D’autant qu’il semblait que ça lui ait plu. Il avait une flamme suspecte dans l’œil. J’aurais peut-être intérêt à me méfier.
Un peu plus loin, une octogénaire s’apprêtait à offrir le spectacle d’un malaise fatal. Je l’avais attrapée par le coude en lui demandant si elle se sentait bien. « Beaucoup mieux », avait-elle répondu et, comme si de rien n’était, elle était repartie en trottinant joyeusement. « Belle diversion », avait remarqué Raphaël d’un ton sec. Je lui avais balancé un plutôt rogue « Toi, la ferme » que j’avais aussitôt regretté. C’était la première fois que je m’irritais en sa présence, or je n’en avais pas plus envie que ça.
Je confiai donc mes œuvres à Thibaut et Alain, mais évitai de signaler qu’un nouveau roman était sur le point d’être achevé. Un polar, pour changer. Ils me promirent d’avoir tout lu pour le début de l’été, espérant sans doute que je protesterais, puisque c'était tout de même encore bien loin. Mais j’estimais que le délai était parfait. Thibaut me jeta un regard noir et déposa la liasse sur le coin de son bureau. Je repartis de chez lui en sifflotant le finale de la troisième de Prokofiev*, et rejoignis un Raphaël en lévitation au-dessus d’un banc, place Dauphine.
« Tu devrais éviter ce genre de plaisanteries. »
Il éclata d’un de ses rires plus doux que du miel.
« Personne n’a rien vu.
— Si tu le dis. Programme du jour ?
— Concert rock. »
Je le regardai, un peu incrédule.
« Tu m’auras tout fait. »
Nouveau petit rire.
« Oh ! Pas encore… »
Je ne savais pas trop comment le prendre.
* Cette symphonie reprend quelques thèmes de son (démoniaque) opéra L’Ange de Feu.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2836 histoires publiées 1285 membres inscrits Notre membre le plus récent est Fred37 |