Il plut toute la nuit et le ciel était encore menaçant le lendemain matin, quand Nicholas quitta l’auberge à cheval, pour rendre les diverses visites nécessaires à son enquête. A midi, il avait rencontré l’adjoint du shérif et le pasteur, qui ne lui avaient rien appris qu’il ne sût déjà. Estimant qu’on réfléchissait mieux le ventre plein, il acheta un pâté chaud et délicieusement odorant à un étal de la populeuse rue des Esses. Tout en mangeant, il se dirigea vers la rivière. Les pluies de la nuit en avaient rendu le cours boueux et opaque. Un pont de pierre à pile centrale permettait de rejoindre l’autre rive, longue plaine verdoyante jonchée des ruines d’une vieille abbaye bénédictine.
A présent, il n’avait plus guère le choix. Si la sorcière n’avait pas les réponses voire la preuve dont il avait besoin, il devrait faire en sorte d’entrer dans le château et d’y trouver des indices suffisamment révélateurs pour justifier une prise de corps. Une entreprise dangereuse et délicate qu’il préférait s’épargner, s’il le pouvait. Quoi qu’il se passât réellement derrière les remparts de la forteresse, il ne tenait pas à en être victime. L’adjoint du shérif s’était révélé très disert sur les détails sanglants, à défaut d’en évoquer les causes.
Son encas avalé, Nicholas engagea sa monture sur le pont, en direction de l’abbaye. A mi-chemin, la pluie se remit à tomber dru, clapotant bruyamment sur les pavés et le parapet de l’édifice. Une fois de l’autre côté, la progression ne fut guère aisée. Le chemin de terre qui menait au sanctuaire désaffecté semblait vouloir le retenir et son cheval était obligé de lui arracher ses sabots dans de grands bruits de succion.
Finalement, le commissaire alla s’abriter, frissonnant, dans un bâtiment qui avait encore un semblant de toit, d’anciennes étables ou écuries, peut-être. Un court chemin menait au corps même de l’abbaye. Les lieux étaient dans un état de délabrement presque douloureux à regarder. La plupart des constructions avaient servi, et servaient peut-être encore, de carrières de pierres. Même l’église n’avait pas été épargnée. Son toit avait entièrement disparu, de même que les vitraux. Quant au clocher, il n’était plus guère qu’un souvenir. La plupart des voûtes s’étaient effondrées, de sorte que les piliers semblaient de grands bras, implorant le ciel en vain. Le tout était envahi de mauvaises herbes et de broussailles qui avaient poussé dans les interstices des pierres. Sous la pluie, l’ensemble formait un tableau d’une tristesse à pleurer.
Où donc avait pu se réfugier cette sorcière ? A peine s’était-il posé la question que le jeune homme aperçut une lumière dans l’église. Il plissa les yeux. Oui, il n’avait pas rêvé. Il fit passer son pistolet de ses fontes à sa ceinture, puis laissant son cheval, Nicholas se dirigea rapidement dans cette direction.
Une lanterne avait été posée sur le rebord démonté d’une haute fenêtre. Un regard alentours lui en fit apercevoir une autre de même forme, posée sur une marche menant à l’une des petites chapelles de l’abside. Quelqu’un avait-il prévenu la sorcière de sa venue ? Où ces flammes brûlaient-elles à longueur de journée pour guider les visiteurs ? Difficile à dire. Quoi qu’il en fût, le chemin était tout tracé. Une troisième lanterne était suspendue à un gros clou planté dans l’un des piliers du chœur. Il s’y rendit, enjambant les gravats. Là, une grande dalle de pierre avait été soulevée, dévoilant un escalier de pierre qui s’enfonçait en colimaçon dans les entrailles du sanctuaire. Il y faisait noir comme dans un four.
Nicholas prit la lanterne au-dessus de sa tête et commença la descente. L’humidité et les relents de moisissure prenaient à la gorge. Mais en-dessous, il perçut une autre odeur qu’il ne parvint pas à définir et qui avait quelque chose d’inquiétant. Les marches étaient glissantes. Pour se stabiliser, il posa une main contre le mur. En bas de l’escalier, une porte de bois entrouverte laissait passer un rai de lumière.
Le jeune homme leva le poing pour frapper mais il n’eut pas le temps de s’exécuter.
« Entrez et refermez la porte derrière vous. »
La voix était douce, grave et tentatrice. Nicholas tira le battant vers lui et entra.
Il ne s’était pas exactement attendu à cela.
C’était une crypte. La voûte basse aux arêtes saillantes reposait sur quatre gros piliers aux chapiteaux ornés de créatures monstrueuses. Mais c’était tout ce qui rappelait le passé religieux de l’endroit. Un feu chauffait un petit chaudron sur un âtre improvisé, là où avait dû se trouver autrefois un autel. Des rideaux bariolés séparaient des espaces distincts et s’appliquaient directement contre les murs pour isoler la pièce de la froideur des murs. Le mobilier s’entassait sans ordre, ici et là. Une chaise, une table, un coffre, un escabeau, une chaise, une armoire, une chaise, des entassements de paniers. Il y avait des bougies un peu partout, mais cela n’empêchait pas la pièce de baigner dans une semi-pénombre rougeâtre. Des herbes brûlaient dans un brasero et Nicholas reconnut l’odeur qu’il avait perçue dans les escaliers, âcre, lourde et musquée. Dans la crypte, elle était entêtante et noyait toutes les autres. Contre un mur, une multitude d’étagères branlantes supportait une collection de bocaux, fioles et vases de verre coloré. Tous étaient emplis de substances étranges, mouvantes parfois. Il y avait même un têtard nageant tranquillement dans un bocal.
« Ma demeure vous plaît ? »
Nicholas sursauta. Il n’avait pas vu ni entendu la femme se glisser derrière lui. Un peu honteux et agacé de s’être laissé surprendre, il se retourna pour faire face à la sorcière. Et force était de constater qu’elle n’avait rien d’une « vieille peau », comme l’avait si obligeamment désignée l’aubergiste. La peau en question était on ne peut plus lisse, fraîche et éclatante. Mais cela s’effaça de son esprit quand il croisa son regard. Il n’avait jamais vu de tels yeux. L’un était noir comme la nuit, l’autre d’un bleu si pâle qu’il en était presque blanc. C’était… dérangeant.
Comme il ne répondait, la sorcière haussa un sourcil au-dessus de son œil noir.
« Faudra-t-il que je parle à votre place ? Cela risque de compliquer les choses. »
Nicholas cligna des yeux et secoua la tête pour se remettre les idées en place.
« Non. Bien sûr que non. J’ai juste été… surpris.
— Eh bien, si vous êtes remis de votre surprise, prenez donc un siège. »
La sorcière lui tourna le dos et s’éloigna d’une démarche féline pour touiller la mixture qui bouillonnait dans le chaudron. Le lin brun de sa jupe frissonnait quand elle marchait.
Le jeune homme posa sur un bout d’étagère la lanterne désormais inutile qu’il tenait toujours à la main. Puis, il entreprit de retirer les tresses d’aromates, livres et bols sales qui encombraient une chaise afin de s’y asseoir. Se faisant, il étudia son hôtesse du coin de l’œil. Hormis son regard étrange et ses cheveux noirs coupés scandaleusement courts au-dessus de ses épaules rondes, rien ne la distinguait comme sorcière. Son profil au nez pointu, aux pommettes osseuses et aux longs cils sombres se détachait clairement à la lumière chaude du feu. D’une main longue, blanche et souple, elle cueillit trois feuilles dentelées dans un bouquet qui séchait au-dessus du feu et les émietta au-dessus du chaudron.
« Vous me regardez beaucoup », commenta-t-elle sans interrompre sa tâche.
Nicholas fut de nouveau pris au dépourvu. Cette femme était décidément déconcertante. Il décida de ne pas en tenir compte. Il voyait clair dans son jeu. Elle essayait de le désarçonner pour mieux étendre son emprise sur lui. Eh bien, ça ne fonctionnerait pas.
« J’aime savoir à qui j’ai affaire », répondit-il.
Une drôle de petite exclamation amusée échappa à la sorcière.
« Et vous pensez le découvrir en me regardant ? Le monde serait encore plus laid, si l’on pouvait voir une âme sur un visage. Vous devriez vous méfier de vos yeux. Il est facile de tricher avec les apparences.
— Et c’est ce que vous faites ? Tricher avec les apparences ? »
Son œil blanc se tourna vers lui et un sourire étrange étira la commissure de ses lèvres.
« Oui. »
Voilà qui expliquait l’incohérence des descriptions qu’on lui avait fournies à son sujet. Si elle se grimait pour recevoir ses visiteurs, cela devenait très clair. Mais cela posait la question de savoir pourquoi elle ne s’était pas déguisée pour lui… Peut-être aimait-elle seulement entretenir l’incertitude. C’était sûrement une bonne chose pour une supposée sorcière.
La jeune femme se releva dans un froissement de tissu et alla s’asseoir en face de lui.
« Alors, un étranger comme vous ne serait pas venu me voir pour le seul plaisir de ma charmante compagnie. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Une jeune fille se refuse à vous ? Vous voulez nouer l’aiguillette d’un rival ? Toucher un héritage avec un peu d’avance ? »
Nicholas leva les yeux au ciel. Il n’aimait pas qu’on se moquât de lui.
« Je veux savoir ce qui se passe de l’autre côté de la rivière. Je veux savoir ce qui se passe au château quand la nuit tombe. Je veux savoir ce que fait le baron Thornton et pourquoi. »
Pendant un instant, la sorcière le dévisagea en silence, les yeux plissés.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle en détachant clairement chaque mot.
Les avis de l’aubergiste tintaient encore à ses oreilles. Il ne pouvait pas lui faire confiance. Du reste, sa première impression allait plutôt dans ce sens. D’autant qu’une vraie sorcière aurait dû avoir les moyens de répondre à cette question par elle-même.
« Un homme soucieux du bien commun. Je ne peux pas concevoir que de tels crimes restent impunis. Et je dois admettre que je suis intrigué. Toutes ces histoires de sorcellerie… Est-ce seulement vrai ? »
Elle pencha la tête sur le côté, l’étudiant d’un regard qui le mit mal à l’aise.
« Maintenant, c’est vous qui me regardez beaucoup », remarqua-t-il pour se donner une contenance.
La sorcière l’ignora.
« Thornton est un être vil et malfaisant, répondit-elle. La vie d’autrui n’a aucune importance à ses yeux, du moment qu’il peut obtenir ce qu’il veut.
— Et que veut-il ?
— Le pouvoir, l’immortalité, le simple plaisir de faire le mal, que sais-je ? Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles un homme est prêt à faire appel à la magie du sang et de la mort. Aucune n’est bonne et toutes mènent à la perdition. »
Il y avait quelque chose dans sa voix qui fit frissonner le jeune homme. Dans le silence qui s’étirait, le feu sembla crépiter plus fort, le parfum du brasero se faire plus entêtant. La lumière fluctuante faisait onduler les corps monstrueux sculptés sur les piliers.
« Avez-vous une preuve de cela ? » demanda Nicholas d’une voix qui se voulait ferme.
La sorcière lui retourna un regard dédaigneux.
« Bien sûr que non. Thornton est intelligent. Il faut l’être pour maîtriser ce genre de magie. Vous croyez qu’un tel homme laisse traîner des éléments qui pourraient le compromettre ?
— Et pourtant, tout le monde semble savoir qu’il est responsable, objecta-t-il.
— Il est le seigneur de ce lieu, haut-justicier sur ses terres. Personne ne se risquerait à le mettre en cause. Vous vous amuseriez à le provoquer, vous, si vous saviez que le moindre mal qu’il puisse vous infliger, c’est de vous faire pendre à un arbre ? »
Nicholas ne répondit pas, mais il lui fallait bien admettre, en son for intérieur, qu’elle avait raison. Les gens étaient terrifiés et la peur les murait dans le silence et l’impuissance. Ils ne feraient rien pour l’aider directement. Or, il lui fallait présenter des résultats rapidement à Londres. Il n’avait que peu de temps devant lui. Il n’avait plus le choix. Il devait entrer au château.
« Vous voulez l’arrêter », devina la sorcière.
Le commissaire hocha la tête.
« Je vous aiderai », déclara-t-elle après un court instant de réflexion.
Nicholas écarquilla les yeux, sincèrement surpris, tandis qu’elle se levait pour mélanger de nouveau le contenu du chaudron.
« Pourquoi cela ?
— Parce que vous êtes déterminé, plutôt intelligent et que je vous aime bien. Vous comptez entrer dans le château, dès aujourd’hui, si vous le pouvez. Or, ce soir, c’est la nouvelle lune. Il va y avoir un rituel, c’est toujours ainsi que Thornton procède. Si je ne vous accompagne pas, vous risquez d’y laisser votre peau. »
Le jeune homme se força à garder une certaine réserve.
« Et qui vous dit que j’ai besoin de vous ?
— Le bon sens, répondit-elle aussitôt. Vous ignorez de quoi Thornton est capable. Pas moi. Et je ne suis pas sans ressources. Contre nous deux, il n’a aucune chance. Mais allez-y, dites que vous n’avez pas besoin de moi. Je vous promets d’aller récupérer les morceaux pour les enterrer dignement. S’il reste des morceaux à enterrer, évidemment. Thornton a beaucoup d’imagination. »
Ignorant le sarcasme, Nicholas réfléchit un instant. Il ne lui faisait pas confiance, c’était certain. Mais elle disait vrai. Escroqueuse ou pas, elle pouvait l’aider. Et il sentait qu’elle était de ceux qu’il valait mieux avoir avec soi que contre soi. Du moins, pour le moment.
« Soit. Je m’appelle Nicholas Asher Coleman. Puisque nous sommes amenés à collaborer... »
La sorcière eut un sourire en coin.
« Veia. »
Le commissaire haussa un sourcil.
« C’est votre vrai nom ?
— Non. »
Elle ne semblait pas prête à développer et Nicholas n’insista pas. Ce n’était pas un nom qui changerait quoi que ce fût. Du reste, cela ne faisait que donner raison à son instinct qui l’exhortait à la méfiance.
A présent, il fallait établir un plan de bataille. La jeune femme semblait sûre d’elle, mais trop d’assurance n’était pas nécessairement une bonne chose. Et il n’était pas prêt du tout à se reposer sur ses supposés dons de sorcellerie.
« Vous ne croyez pas en moi, n’est-ce pas ? Vous ne croyez pas à mes pouvoirs magiques. »
Nicholas leva les yeux. Les bras croisés, Veia le dévisageait de son regard si troublant. Il émanait d’elle une nonchalance calculée et en même temps, une espèce d’inflexibilité inquiétante. Que sa remarque eût si bien coïncidé avec le cours de ses pensées n’était sans doute qu’un hasard. Mais puisqu’ils étaient amenés à travailler ensemble, autant être sincère, sur ce point à tout le moins.
« Pas vraiment », admit-il.
Des fourmis dans les jambes, il se leva et désigna d’un ample mouvement de bras l’ensemble de la crypte, son bric-à-brac abstrus baignant dans une lumière infernale.
« Tout ça, c’est… c’est de la poudre aux yeux. C’est impressionnant, certes, mais je suis persuadé que la magie, si tant est qu’elle existe, ce n’est pas ça.
— C’est vrai », convint-elle.
Nicholas haussa un sourcil surpris. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle admît si facilement qu’elle dupait son monde. Il n’aurait sans doute pas dû l’être. Après tout, elle avait elle-même reconnu tricher avec les apparences. A partir de là, tout était permis.
« Et pour certains, cela suffit, continua-t-elle. Mais la vraie magie est une réalité. »
La jeune femme avança vers lui, sans le lâcher des yeux. L’air lui-même sembla s’épaissir autour d’eux.
« Elle est partout en ce monde. Subtile. Invisible. Elle influe sur les éléments et sur les êtres, même s’ils ne le savent pas, même s’ils ne le sentent pas. Et ne vous méprenez pas, je fais partie de ceux qui savent la percevoir et l’utiliser. »
Elle s’arrêta si près de lui qu’il pouvait sentir la chaleur émaner de son corps et son souffle balayer sa peau. Elle était légèrement plus petite que lui, mais sa présence était écrasante.
« La magie est une force puissante, dangereuse, qui s’infuse dans l’âme et ne la quitte jamais. Elle peut tout donner ou tout reprendre, mais quoi que l’on fasse, elle n’est jamais sans conséquence. A sa manière, elle est aussi impitoyable que le destin. »
Nicholas sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque, saisi malgré lui par l’intensité du regard de la sorcière et la conviction qu’il y avait dans sa voix.
« Je ne crois pas au destin », réussit-il à objecter.
Elle eut un sourire en coin.
« Vous devriez. Il est souvent nébuleux, mais il a beaucoup de choses à dire.
— Et qu’est-ce qu’il vous a dit, à vous ? »
Il avait voulu sa question ironique, mais elle résonna pitoyablement à ses oreilles. Veia dut l’entendre de la même manière, car il vit de l’amusement dans son regard.
« Qu’un homme allait mourir, cette nuit », répondit-elle.
Un frisson courut dans le dos du commissaire.
« Thornton, j’espère », ajouta-t-elle en se détournant.
Il fut soulagé de ne plus avoir à supporter le poids de son regard.
« Admettons, déclara-t-il, l’esprit un peu plus clair. Et comment fait-on pour entrer dans son château. »
Elle haussa les épaules.
« Par la grande porte, bien sûr. Vous avez faim ? Je meurs de faim. »
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