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tome 1, Chapitre 2 tome 1, Chapitre 2

Juché sur un cheval de poste qui avait largement eu son compte pour la journée, Nicholas Asher Coleman pénétra dans la charmante petite ville de Thorn. Lui aussi avait eu son compte pour la journée. La route avait été longue. Mais Sir Bedford lui avait recommandé la célérité et le jeune homme n’était pas enclin à ignorer ce genre d’avis.

Le crépuscule avançait à grands rayons flamboyants qui baignaient la ville de leur riche lumière automnale. Bâtie dans un large méandre de la Bramble, Thorn étalait ses pittoresques maisons à colombages et ses toits de tuile à l’ombre de l’antique château sis sur un éperon rocheux, planté là, juste au bord de la rivière, comme une épine sur une tige de ronce. C’était le siège immémorial de la famille Ingham, dont Reginald, baron Thornton était l’ultime représentant. Un homme puissant, s’il en était. Et c’était à lui que Nicholas aurait affaire sous peu.

L’ordre de mission signé de Bedford et contresigné de sir Paine, conseiller du roi, se trouvait dans une poche intérieure de son gilet. Il lui donnait pleine et entière autorité pour mener à bien cette obscure affaire et lui accordait même le droit de faire intervenir la garnison de Quilburn, si le besoin s’en faisait sentir. Disposer d’autant de pouvoir par la grâce d’un minuscule morceau de parchemin scellé à la cire avait quelque chose de grisant. Néanmoins, Nicholas se flattait d’être un homme prudent. Il savait qu’en toute chose, il fallait agir avec mesure et c’était bien ce qu’il comptait faire. Il ne doutait aucunement du bien que cette attitude ferait à sa carrière au sein des services d’enquête et de renseignements de sir Bedford.

Mais pour l’heure, les seules perspectives grisantes que le jeune homme voulait bien retenir étaient de dévorer un bon repas chaud, de prendre un bain et de se rouler dans des draps propres jusqu’à ce que le jour se lève. Aussi, après un petit moment passé à suivre un lacis labyrinthique de rues étroites, Nicholas se résolut-il à interroger un passant sur une auberge de bonne tenue où il pourrait se débarrasser de la fatigue et de la crasse du voyage.

On lui indiqua The Thorny Rose Inn (1) quelques rues plus loin. Le jeune homme ne mit pas longtemps à la dénicher. Visiblement, son informateur bien intentionné n’avait qu’une très vague idée de ce que « de bonne tenue » signifiait. L’établissement était signalé par une enseigne défraîchie figurant une rose sur un nid de ronce et semblait passablement délabré. Mais le voyageur n’avait ni l’envie ni le courage de retourner se perdre dans Thorn dans l’espoir de trouver quelque chose de mieux. Alors il donna une impulsion à son cheval pour lui faire passer le porche de l’auberge et démonta dans la cour. Un petit garçon crasseux attrapa la longe de sa monture pour la conduire vers un abreuvoir. De son côté, Nicholas étudia un instant le semblant d’hôtellerie qu’il avait sous les yeux.

Le ravalement à la chaux avait noirci ou était tombé par grosses plaques à certains endroits, de sorte qu’il laissait voir la grossière carcasse de pierre qu’il y avait en dessous. Une galerie de bois et un escalier branlant desservaient les chambres, à l’étage. Sans pousser plus loin un examen qui risquait fort de le pousser à faire demi-tour pour de bon, le jeune homme entra dans l’établissement, son bagage à la main. Il dut baisser la tête pour ne pas se cogner contre le linteau.

La salle commune de l’auberge était très sombre, mais au centre de la pièce, un grand feu tentait vaillamment de combattre l’obscurité. Plusieurs personnes étaient attablées ici et là et discutaient joyeusement dans un brouhaha ponctué de rires gras et tonitruants. Une odeur de bière, de feu de bois, de soupe et de paille souillée saturait l’atmosphère.

L’aubergiste, un petit homme rondouillard au visage bon et doux, la taille ceinte d’un tablier taché, accourut vers lui en lui donnant du messire.

« Bienvenue, messire. Puis-je faire quelque chose pour vous, messire ? De la bière ? Du vin, peut-être ? J’en garde quelques bons fûts à la cave. »

Un peu étourdi par ce déluge de paroles, il fallut un instant à Nicholas pour remettre ses pensées en ordre.

« Un pot de bière, pour commencer. Et également une chambre pour moi et une place à l’écurie pour mon cheval.

— Bien sûr, messire. Tout de suite, messire », s’empressa l’aubergiste en recevant avec révérence la poignée de monnaie que le jeune homme lui tendait.

Messire… Il n’était pas un sire, mais c’était flatteur d’être désigné ainsi, d’autant qu’avec le mandat roulé dans sa poche, il n’en était pas si loin, objectivement parlant. A l’évidence, malgré ses vêtements de voyage tout poussiéreux, il avait suffisamment bonne figure pour faire l’objet d’une attention accrue.

Plus que satisfait, Nicholas s’assit à une table, ôta son tricorne et déposa son bagage à ses pieds. L’agitation de la salle n’avait pas baissé. La femme de l’aubergiste passait entre les bancs et les tables, renvoyant aux hommes leurs plaisanteries graveleuses avec une aisance qui trahissait l’habitude. A l’exception de deux hommes en gris à l’air austère, attablés dans un coin, près d’une fenêtre, tout le monde semblait se connaître et participer de la bonne humeur générale.

L’aubergiste arriva à ce moment-là, un pichet de bière brune à la main.

« Voilà, messire. Est-ce que vous désirez autre chose ? »

Le jeune homme hésita un court instant. Puisqu’il était là, autant commencer immédiatement son enquête. Il piocha un écu d’argent dans sa bourse et le fit miroiter entre deux doigts.

« Asseyez-vous donc un instant avec moi », suggéra-t-il.

Les yeux de l’hôtelier brillèrent.

« Il est à vous, si vous répondez à mes questions », tempéra-t-il.

Le marché dut paraître honnête au bonhomme. Il s’empressa de tirer une chaise branlante qui crissa de protestation quand il s’y assit.

« Quel genre de questions ? avança-t-il prudemment.

— Rien d’inconvenant, si c’est ce qui vous inquiète. J’ai eu vent de rumeurs étranges sur cette ville. Des rumeurs sur des meurtres, des sacrifices rituels. Est-ce que ce que l’on dit est vrai ? »

L’éclat dans le regard de l’aubergiste se ternit brutalement, remplacé par un voile d’inquiétude.

« Messire, ce… ce sont des bêtises. Vous n’avez rien à redouter à Thorn.

— Oh. Dommage. Je serai volontiers resté quelques jours », répondit Nicholas avec une moue déçue astucieusement feinte.

La ruse fonctionna comme il s’y attendait. La perspective de revenus supplémentaires fit reconsidérer la question à son interlocuteur, sans tenir compte du caractère extravagant voire inquiétant que sa remarque pouvait sous-tendre. Nicholas avait depuis longtemps eu l’occasion de se rendre compte que l’argent avait une tendance naturelle à faire taire les questions gênantes.

« C’est que… se hâta de répondre l’aubergiste, voyez-vous, je ne sais pas grand-chose, messire. Mais on entend des choses ici. Les gens parlent.

— Et que disent les gens ? »

L’homme jeta un regard circulaire autour de lui.

« Vous ne me croiriez sans doute pas, messire, déclara-t-il.

— Je crois que c’est à moi d’en juger. »

Le bonhomme déglutit mais ne se fit pas prier davantage.

« Certains disent qu’il se passe des choses étranges au château, admit-il à voix basse. On aurait vu des gens y entrer pour ne plus jamais en ressortir. On aurait entendu des cris. Des cris pas humains du tout, messire. Et il y a les… les corps, aussi. »

L’aubergiste frissonna.

« J’en ai moi-même repêché un dans la rivière, messire. Ce n’était vraiment pas beau à voir. La pauvre fille avait l’air d’avoir été martyrisée. »

Il frissonna de nouveau.

« Je vois, intervint Nicholas avec détachement. Et sait-on qui est derrière cette sombre histoire ?

— Oh non, messire ! Et personne n’oserait risquer un nom sans preuve ! Et qui pourrait penser qu’un homme soit capable de telles horreurs ?

— Mais ? »

Pour faire bonne mesure, le jeune homme ajouta un deuxième écu d’argent au premier. L’aubergiste fixa les deux pièces d’un air fasciné et jeta de nouveau un regard nerveux autour de lui avec un tremblement irrépressible.

« Mais certains disent que monsieur le baron n’y serait pas étranger. Qu’il s’adonnerait à des pratiques barbares et qu’il n’est plus vraiment sain d’esprit. Qu’il aurait commerce avec les démons, lâcha-t-il précipitamment d’une voix à peine audible. Est-ce que c’est tout ce que vous vouliez savoir, messire ? »

Nicholas poussa les deux écus dans la direction de son informateur mais garda la main dessus en le fixant droit dans les yeux.

« Si quelqu’un voulait en savoir plus sur ce qui passe à Thorn, à qui devrait-il s’adresser ? »

Sentant la délivrance proche, l’hôtelier réfléchit rapidement.

« Je vous aurais bien dit au shérif, mais il est au fond du trou depuis que sa fille… Son adjoint a peut-être des renseignements. Le pasteur pourrait avoir une idée, aussi. »

Nicholas avala une gorgée de bière, amère et rugueuse sur sa langue.

« J’ai entendu dire qu’il y avait une autre prétendue sorcière dans les environs, confia-t-il. Ne pourrait-elle pas avoir des renseignements, également ? J’imagine qu’en matière de sorcellerie, on surveille ses rivaux. »

La mention de la sorcière redonna contenance à l’aubergiste. Il eut un reniflement dédaigneux et cracha sur le sol de terre battue.

« Cette vieille peau. Je vous le déconseille, messire. Elle n’est pas digne de confiance. C’est une menteuse et une tricheuse.

— Où vit-elle ? » insista le jeune homme.

L’homme soupira lourdement.

« De l’autre côté de la rivière. Dans l’abbaye abandonnée. Mais je vous préviens, messire. Elle n’a aucun respect pour ce qui est beau et bon sous le regard du Seigneur.

— J’apprécie vos conseils. »

Nicholas laissa l’aubergiste récupérer son écot et avala une autre gorgée de bière, passant soigneusement en revue les informations qu’il venait de recevoir afin d’organiser au mieux la suite des opérations. A ce moment, il se rendit compte que les hommes en gris le dévisageaient ouvertement depuis leur table. Tous deux semblaient grands et osseux, mais il était difficile de l’affirmer avec certitude du fait des amples capes qu’ils portaient. L’un était chauve, l’autre avait des cheveux noirs emmêlés. Il émanait de leur regard une hostilité et une suspicion revêches. Nicholas fronça les sourcils. Les deux hommes se détournèrent et se mirent à discuter rapidement à voix basse, penchés l’un vers l’autre.

Curieux.

Sa bière terminée, le commissaire du roi entreprit de prendre possession de ses quartiers. La femme de l’aubergiste le mena à l’extérieur et le conduisit jusqu’à sa chambre, tout au bout de la galerie qu’il avait observée plus tôt. La pièce était petite, mais notablement plus propre que ce qu’il avait escompté. Les draps tendus sur le lit étaient grisâtres, élimés et dévorés par les mites aux ourlets, mais ils fleuraient bon la lavande. Quant au matelas, il se révéla dépourvu de la moindre punaise, ce dont Nicholas s’estima satisfait. Le plancher aurait eu besoin d’un bon coup de balai et d’un lessivage énergique, mais cela ferait l’affaire.

Le jeune homme se défit de ses vêtements de voyage, renonça à son projet de bain chaud et se contenta d’ablutions stratégiques. Puis, il passa de nouveaux vêtements et s’étendit sur le lit pour réfléchir.

Ses propres convictions ne l’invitaient guère à croire à toutes ces élucubrations de magie, de sorcières, de maléfices et de démons. Malgré tout, il lui fallait bien admettre que certains phénomènes échappaient à tout entendement. Aussi préférait-il attendre de voir de ses yeux ce qu’il ressortait réellement de cette affaire, plutôt que de juger hâtivement d’après des opinions nécessairement biaisées par le manque de connaissances humaines. Pour l’heure, il fallait voir la situation pour ce qu’elle était, pas pour ce qu’elle pouvait être. Ces meurtres rituels n’avaient eu lieu que parce que celui qui en était à l’origine croyait à leur pouvoir. La terreur manifeste des gens du lieu ne devait pas lui faire perdre de vue ce fait.

Un peu plus tard, l’aubergiste lui monta son repas, un grand bol de soupe de légumes agrémenté de morceaux de lard, une tranche de pain noir et un carré de fromage, le tout arrosé de la même bière brune qu’il avait bue plus tôt. Repu, il s’endormit très vite, rattrapé par l’épuisement du voyage.

(1) The Thorny Rose Inn: L'Auberge de la Rose épineuse


Texte publié par Pixie, 17 mai 2017 à 15h10
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