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Conte de fous

Laissez-moi vous narrer sans trop longues palabres l’histoire de Florise. Un prénom si fleuri, qui sied à une princesse. Oui, vous rappelez-vous le grand classique de la damoiselle éplorée enfermée en haut d’une tour gardée par un féroce dragon ? Vous croyez le connaître sur le bout des doigts ? Ah !

Hélas pour vous, je me dois de vous restaurer une vérité historico-surréaliste. Sous son apparence si charmante, Florise incarne une autre femme. Remémorez-vous le conte de la Sorcière Effrayante. Vous voyez ? Eh oui ! Elles ne font qu’une seule et même personne !

Non pas qu’elle fût laide, bien au contraire ! Pour tout vous avouer, elle séduisait damoiseaux et damoiselles – pas de jaloux, hé ! – pour mieux transformer leur paradis en enfer, leur rêve bleu en cauchemar noirâtre.

Et le dragon ? Ah ! Si vous désirez le découvrir, alors je vous convie à ma table pour écouter mon récit. Êtes-vous prêts ? Bien ! Le voyage contesque commence.

Il y avait naguère dans de fort proches contrées un dragon qui rôdait autour d’une tour solitaire. Ce travail lui avait été confié par l’Effrayante Florise. Comme je le disais, damoiseaux et damoiselles se succédaient, insouciants et emplis d’assurance, charmés par le profil exquis de la princesse sorcière visible de loin – sauf pour les malvoyants, heureux soient-ils ! En parfaite actrice, elle n’éprouvait aucun mal à les convaincre de la délivrer ! Je fis partie des élus, raison de plus pour raconter cette histoire. Soyez garants de mon témoignage !

Je ne vous mentirai pas : comme toute âme aventureuse, je cherchais la fameuse tour de Florise. Jeune femme timide, ménestrelle, mais obstinée dans chacune des quêtes qui s’offrait à moi, je brûlais d’envie de la rencontrer. J’ignorais encore sa véritable nature ! Je fantasmais sur son existence et sur sa personne. Je me disais souvent : « Ah, si seulement je pouvais avoir la chance d’être aussi convoitée ! ». Je m’égare.

Un beau matin du mois de mai, j’aperçus la silhouette de la demeure de la princesse. Mon cœur battait à tout rompre au sein de ma poitrine ! Excitée comme une puce, je me précipitai vers elle. Je distinguai sa longue chevelure blonde à la fenêtre, son visage si doux, ses yeux bleus scintillants d’une candeur sublime. J’en oubliai le dragon.

Soudain, il se dressa devant moi, fier, vert et imposant ; pourtant, en croisant son regard pourpre, je ne sentis que peu de conviction dans ses intentions. Trop empressée de délivrer Florise, je ne m’attardai guère sur de pareilles considérations et l’affrontai. À ma plus grande surprise, en cinq minutes, le combat s’acheva. Bon, je ne peux pas nier un fait : ce fut épique ! Eh, j’y laissai ma superbe cape mauve ! Le corps couvert d’écorchures, je me relevai, haletante, et contemplai mon adversaire couché sur le dos. Il me parut tout à fait mort. Je me dirigeai vers l’entrée de la tour, baignée d’allégresse même si je ne pouvais m’empêcher de penser que l’épreuve n’avait pas été si difficile, bien que ne manquant point d’éclat !

La princesse m’accueillit avec une chaleur qui m’éblouit. J’en oubliai tout le reste. Elle me traita comme si nous nous connaissions depuis toujours. Je fus bluffée par le repas qu’elle me servit, encore plus par son invitation à me reposer pour mieux reprendre la route le lendemain ! Cela lui laisserait le temps de préparer ses affaires aussi… Le ventre plein, je me dirigeai vers la couche qu’elle avait confectionnée pour moi et m’y étalai avec bonheur. J’étais dans un tel état d’épuisement que Morphée vint me cueillir aussitôt.

Le réveil fut beaucoup plus trivial. Tout d’abord, j’étais nue. Avec un embarras empli de consternation, je ramenai les couvertures contre mon corps et cherchai mes vêtements. Avais-je sommeillé si profondément que je n’avais pas senti Florise s’occuper de moi ? Comme je ne les trouvais pas, je me résolus à sortir du lit, un drap serré autour de ma taille. La princesse pénétra dans la pièce au même moment avec un sourire sibyllin. Je lui demandai :

— Où sont mes habits ?

Elle se contenta de me montrer du doigt une singulière machine que je n’avais jamais vue. Une sorte de gros cube blanc, avec un hublot en plein milieu. Qu’était-ce cette diablerie ?

J’ouvris l’étrange porte. J’en extirpai mes oripeaux, mais dans un état encore plus pitoyable qu’avant ! Je me tournai vers Florise, ahurie. Ses mots me poignardèrent en plein cœur :

— Grâce à ma machine à salir les vêtements, tu te pareras de tissus crasseux et puants ! Dépêche-toi, le voyage nous attend !

Blessée et désappointée, mon premier réflexe fut de refuser. J’exprimai avec force ma colère ! Bien mal m’en prit.

Sous mes yeux médusés, elle claqua des doigts : une baguette magique apparut au creux de sa main. Elle la pointa vers moi : je fus rhabillée de mes vêtements pestilents en un clin d’œil ! Avant que je ne puisse réagir, elle attira vers elle le seul livre qu’elle possédait. Très imposant, je l’avais remarqué hier, mais n’y avais vraiment pas prêté plus d’attention. Il s’ouvrit juste devant elle. Ses pages s’illuminèrent. La nausée me gagna ; le décor se brouilla autour de moi. J’entendis Florise susurrer d’une voix moqueuse :

— Tu seras enfermée dans cette histoire à tout jamais, avec tous les autres qui voulaient me délivrer !

Je vitupérai, me débattis, hélas en vain ! Son rire aigu me cassa les oreilles. Ni une ni deux, je chutai sur la place d’une grande ville et me meurtris le coccyx. Lorsque je me relevai, plusieurs personnes m’entouraient, tous dans un état aussi déplorable que le mien ! Comme ils semblaient tristes, fatigués et malheureux ! Je compris qu’ils avaient été victimes tout autant que moi de l’affreuse princesse ! Une femme s’exclama :

— Oh, quelle déveine ! Tu seras obligée de jouer un rôle qui ne te convient pas !

Je la dévisageai avec perplexité. Qu’entendait-elle par là ? Un homme ajouta :

— La Sorcière Effrayante t’a bernée ! Ah ! Elle mérite bien son nom !

Soudain, ils se dispersèrent aux quatre coins de la ville au moment où j’ouïs des pas cadencés. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’avisai des personnages tout habillés de jaune. Ils scandaient sans cesse une chanson guerrière. Ils me pointèrent du doigt avec sévérité après s’être arrêtés. Leur chef m’apostropha :

— Il faut que tu deviennes une nettoyeuse d’égouts !

— Une… quoi ? Mais je ne sais pas faire cela !

— Alors dépêche-toi d’assimiler les bases ! Pour vivre au sein de Rentabilipolis, il faut travailler !

Je reculai en tendant les mains devant moi.

— Oh, mais je le puis ! Je puis composer et chanter des odes. Il s’agit de mon métier principal. J’ai aussi appris à m’occuper d’enfants, du linge, enseigner l’arithm…

— Ah, si tout le monde s’amusait à agir comme il l’entend, rien ne tournerait rond ! gronda le chef. Tu prends ce qu’il y a et tu ne discutes pas !

Sitôt, il me poussa en avant vers un bâtiment à l’aspect peu engageant :

— En marche vers ton avenir ! Nous savons ce qu’il y a de mieux pour toi comme pour tes pairs !

Il parlait des victimes de Florise, sans aucun doute. Je me laissai mener sans lutter.

La suite fut abominable : tout d’abord, je crus perdre la raison à cause de l’administration de cette ville. J’ai vaqué pendant six heures d’un bureau à un autre ! Enfin, un conseiller accepta de s’occuper de mon dossier, que je dus remplir cinq fois parce qu’ils égaraient les feuilles. Enfin, on me conduisit jusqu’à une sorte de cantine, dans un bloc de verre – matière si rare dans mon propre royaume ! – où on nous servit un repas sans goût. J’y retrouvai plusieurs des victimes de Florise. Chacun exerçait un métier, mais aucun d’entre eux n’était qualifié. De plus, ils vivaient une existence personnelle qui ne leur convenait pas du tout. L’horreur ! Bien entendu, il nous était interdit de nous laver et de nous changer. Ensuite, on me dirigea vers des logis individuels plus petits que ne le fut ma chambre d’enfant, qu’un mur en pierre grise de cinq mètres de haut encerclait. Aucun jardin, aucun arbre. Voilà mon nouveau chez-moi.

Le lendemain, je fus emmenée jusqu’à mon lieu de travail. Malgré toute ma bonne volonté, je fus fustigée : trop lente, puis trop rapide, puis pas assez méticuleuse, puis à la traîne… L’homme qui nous formait se moquait de moi sans cesse aussi parce que mon odeur corporelle provoquait l’évanouissement des autres travailleurs ! Le comble survint en soirée : je fus obligée de garder mes vêtements sales. Mon habitat était dénué de salle d’eau pour me décrasser un minimum !

Combien de jours défilèrent ainsi ? J’étais épuisée, au bout du rouleau ; je n’avais pas trouvé le moyen de m’évader de cette prison. Je rêvais toutes les nuits de Florise et de sa machine à salir les vêtements. J’étais au bord de la démence. On se gaussait de mes compétences et me rabaissait plus bas que terre. Elles étaient inutiles à la société de Rentabilipolis !

Un matin, alors que j’étais occupée à nettoyer une bouche d’égout qui avait débordé à cause de la pluie, je fus saisie par une question obsédante : pourquoi obéissais-je sans broncher ? J’en laissai tomber mon seau rempli d’immondices. Aussitôt, mon formateur s’approcha de moi et me réprimanda vertement. Je ne bougeai pas. Je n’étais pas une femme téméraire, loin de là, mais comme tout le monde, j’avais mes limites !

Il finit par me conduire à la bâtisse administrative pour « refus de travailler ». Je croisai plusieurs des victimes de Florise. Elles étaient sans doute là pour une visite médicale ou pour une autre formalité similaire. Elles me fixèrent avec un air éberlué. J’étais fatiguée, angoissée et sur le point de fondre en larmes, mais rien que la perspective de devoir continuer à vivre une vie qui m’affaiblissait me donnait la force de résister de manière passive.

On me ramena dans mon « chez-moi » en me menaçant d’expulsion si je refusais le prochain métier que l’on me proposerait d’ici demain. Moi, mon seul objectif était de m’échapper du livre de la Sorcière Effrayante ! Tandis qu’avec désespoir, je cherchais une solution, j’entendis des coups à la porte. Lorsque je l’ouvris, je fus ébahie : quelques personnes piégées par Florise patientaient devant chez moi ! Elles m’implorèrent de sortir et de les suivre jusqu’à l’autre bout de la ville. Je voulus m’enquérir du pourquoi, mais elles ne me répondirent point. Je finis par obtempérer. La nuit noire nous surplombait malgré la lueur froide de torches bizarres qui avaient pour nom « lampadaires ». Nous débouchâmes sur un terrain de verdure abandonné appelé « parc ». Mon cœur tambourinait avec force.

Une femme se tenait au centre d’un groupe important. Je compris : en tant que victimes de la Sorcière Effrayante, nous avions été réunis.

— Toi !

Elle me désigna. Je croisai les bras, intimidée.

— Tu t’es rebellée contre les règles de Rentabilipolis. Tu nous as montré qu’ensemble, nous pouvions nous battre contre tout ce qui est injuste !

— Oui ! s’exclama un homme. Nous avions perdu l’espoir de nous délivrer de Florise, mais si nous nous unissons, c’est possible !

— Comment ? osai-je demander.

La meneuse du groupe exposa alors son plan : en nous comportant d’une façon singulière, nous changerions le cours de l’histoire. En jouant un autre rôle que celui que l’on nous imposait, nous aurions le dessus. Du moins, en théorie. Il nous fallait essayer !

Tout d’abord, nous nous rendîmes dans les bains publics. J’ignorais leur existence ! Nous nous décarcassâmes à nous laver et à frotter nos vêtements avec du savon trouvé dans les vestiaires. Oh, des agents servant la justice tentèrent de nous chasser. Je me rapprochai des autres pour les affronter, sans pour autant nous attaquer à eux. Devant notre stoïcisme, ils nous forcèrent à bouger, parfois en nous brutalisant. Nous ne nous défendions pas, mais ne leur facilitions pas la tâche non plus.

Ils se résolurent à abandonner au bout de vingt minutes ; nous étions trop nombreux à transporter, et nous tirer dessus était antidémocratique ! Ils appelèrent des renforts, mais j’entamai un chant d’enfance. Je fus accompagnée par une grande partie de mes compagnons. Les agents en furent bien décontenancés ! Bientôt, notre stratagème attira l’attention des habitants de Rentabilipolis. Nous perturbions l’ordre ! Lorsqu’on nous enjoignit en hurlant de retourner à notre labeur ordinaire, nous refusâmes. Nous commençâmes à nous comporter comme des simples d’esprit. Ils ne pouvaient rien contre nous !

Notre démonstration enraya tant et si bien le fonctionnement de la ville que le sort qui nous emprisonnait se rompit ; comme la chambre de l’Effrayante Sorcière était bien trop petite pour nous contenir, nous atterrîmes au pied de la tour ! Ensemble, nous gravîmes les escaliers. Florise nous y attendait, la mine défaite. Elle tenta de nous amadouer, nous menaça, mais nous eûmes raison d’elle. Sa magie se brisa et elle fut aspirée dans l’histoire où nous avions été piégés. Quelle ironie pour elle !

Je regardai mes compagnons d’infortune. L’un d’entre eux se dirigea vers la machine à salir les vêtements. Sous nos yeux médusés, il bricola après. Je compris qu’il en aurait pour un moment et sortis, imitée par plusieurs hommes et femmes. Alors que nous nous demandions si Florise parviendrait à se libérer, nous croisâmes le dragon redoutable. Bien entendu, je fus saisie par un mouvement de recul, mais il nous raconta sa tragédie : esclave de la Sorcière Effrayante, il devait obéir au moindre de ses ordres ! Sinon, elle pouvait le bannir dans l’affreuse ville de Rentabilipolis, où il aurait fini disséqué dans un laboratoire !

Le bricoleur interrompit notre discussion avec une nouvelle fort retentissante : il avait réparé la machine de la Sorcière Effrayante ! Je remarquai enfin l’état de ses vêtements : ils étaient éclatants de propreté ! Le savon et l’eau des bains publics n’étaient pas venus à tout nettoyer. Excité, il nous expliqua qu’il s’agissait d’une machine à laver !

L’un après l’autre, nous réussîmes à redevenir aussi pimpants qu’avant. Le grimoire s’agita, mais nous le scellâmes dans un coffre magique.

La fin de mon récit n’est guère extraordinaire. Voulez-vous la connaître quand même ? Vraiment ? Fort bien. Je vous avais prévenus. Eh bien, Florise la princesse Effrayante incarna l’anti-héroïne de l’histoire du livre et s’empara de Rentabilipolis grâce à un coup d’État ; la machine à laver fut emmenée dans le royaume où je suis née et son bricoleur fut adoubé chevalier. Enfin, comme le roi était décédé durant mon absence, il fallut bien trouver son successeur. Le dragon fut élu à la grande majorité. Il nous protégea et nous gouverna avec bienveillance, aussi doux qu’un agneau. Quant à moi, eh bien je restai ménestrelle et repartis en vadrouille à la recherche d’une autre illustre personne à admirer. Libre et incorrigible, telle était ma nature.


Texte publié par Aislune S., 12 mai 2017 à 18h55
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