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Le voyageur curieux ou en quête d'aventure ne peut manquer de passer un jour par le port de Trame, dans la province orientale de l'Île Indépendante de Pamphlet. Ni de s'arrêter alors, en attente de quelque vaisseau en partance pour des terres plus ou moins lointaines, en face de la jetée, à l'enseigne de la Lune Trop Pleine.

Certes, cette gargote ne paie pas de mine, et la pitance autant que la boisson y sont infâmes. Cependant, d'après mon expérience de… Disons "chroniqueur itinérant", c'est ici que l'on peut entendre les plus pittoresques et les plus extravagantes histoires de marins.

Ce soir-là, lorsque j'y entrai, un escogriffe à la barbe aussi broussailleuse que les landes de ces côtes était déjà lancé dans une tirade qui lui valait d'avoir presque tous les buveurs pour auditoire. Je pris donc place discrètement à une table branlante installée en retrait, à côté de la cheminée, commandai une bière pisseuse pour que le tavernier me laissât en paix et sortis mon calepin. Voici ce qui se racontait :

"Les anciens m'avaient pourtant dit de ne pas prendre la mer ce jour-là. J'aurais dû les écouter. Mais voilà, dans ma famille, on a "la tête dure", comme on dit par chez nous. Alors j'ai levé l'ancre malgré le smog. "C'est pas un p'tit brouillard qui va me faire peur !" que je leur ai dit. Et j'ai largué les amarres, alors que les autres restaient au port. Je suis parti tout seul, comme un imbécile.

Il faut dire que j'aurais pu toucher le pactole, si j'avais réussi ce coup-là : le gars qui m'avait payé pour la traversée m'avait filé dix écus d'or pour qu'on parte dans l'heure, et il m'en promettait dix autres si on arrivait sur les côtes In Abs'tia avant la nuit. Mon steamer était équipé d'un moteur à quatre chevaux-vapeur, autant dire que c'était dans la poche ! J'm'y voyais déjà, à nager dans un tas d'or…

Oui mais voilà, à une heure à peine de la côte, c'est avec un tas d'emm… que je me suis retrouvé ! Les vieux avaient raison : c'était un vrai temps à s'rènes ! Mon amulette protectrice n'a pas suffit, cette fois-là. Cinq, qui sont venues s'accrocher à la coque de mon navire comme des sangsues ! Cinq ! De vraies furies ! Elles me le mettaient en pièces méthodiquement, avec leurs affreuses griffes ! On prenait l'eau de tous les côtés ! Moi, j'essayais de les chasser à coups de harpon, mais pour une que je décrochais, y'en avait deux ou trois qui revenaient ! Et par là-dessus, v'là t'y pas que mon particulier s'affolait parce qu'on perdait de l'allure ! Je commençais sérieusement à songer à le passer par-dessus bord, mais j'en ai pas eu le temps : ces saloperies m'avaient si bien attaqué les estains que le moteur est passé à travers le vaigrage et a coulé à pic ! Là, mon pauvre rafiot était bel et bien perdu. Alors j'ai lancé le second harpon à mon passager, attrapé l'amulette et recommandé mon âme à mes ancêtres et j'ai plongé le plus loin possible au-dessus de ces monstres.

Après ça, j'ai nagé comme un forcené, aussi longtemps que j'ai pu ! Or, les gars, vous savez que je suis un rudement bon nageur, moi ! Vous vous souvenez, du temps où j'étais jeune homme, et de tous ces étés où j'étais le premier aux courses dans le canal ? Et bien j'ai encore de beaux restes, figurez-vous ! Je m'en suis tiré ! Soit que j'ai semé ces monstres, soit qu'elles étaient trop occupées à s'acharner sur ce qui restait de mon bateaux et mon passager… Ou bien qu'mon amulette marchait quand même, qui sait… Enfin je ne sais pas combien d'heures j'ai passé à brasser de l'eau de mer, mais j'ai fini par atteindre une rive. J'avais aucune idée d'où j'étais, mais de toute façon, j'avais plus la force de m'en soucier. Je me suis traîné hors du ressac, et je me suis étalé sur les galets. Et je crois bien que j'ai perdu connaissance.

Quand je me suis réveillé, ma tête me tournait et j'avais encore un goût de sel dans la bouche et de l'eau dans les esgourdes. C'était pas la grande forme. Il m'a fallu un moment avant de réaliser que je n'étais plus sur la plage, mais allongé sur une couchette, dans une espèce de bicoque.

Il y avait pas de fenêtre, mais j'ai vu qu'il faisait nuit entre les planches disjointes. Elle était petite, cette pauvre cahute mais il y régnait un désordre épouvantable ! Des trucs et des machins en vrac dans tous les sens : des pots et des plats en terre ébréchés, des bols et des couverts en bois, des tas de chiffons ou de vêtements miteux, des bouts de chandelles, des bâtons aux formes bizarroïdes, des balais – j'en ai compté au moins trois- des plantes séchées, voire desséchées qui pendaient du plafond, des caisses et des bouteilles plus ou moins cassées… Au milieu de tout ce bazar, une table et deux bancs branlants, taillés à même des troncs d'arbres. Et sur cette table… Mes vêtements. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que j'étais nu comme un vers ! Je n'avais sur le ventre qu'une couverture grisâtre, râpée et rapiécée de partout. Et comme elle était courte, mes pieds en dépassaient.

Soudain, j'ai entendu un bruit. "Y'a quelqu'un ?" que j'ai appelé. Personne ne m'a répondu, mais je me sentais observé, sans savoir d'où. J'ai senti mon poil se hérisser sur mes bras. "Y'a quelqu'un ?" que j'ai insisté. … C'est alors que je l'ai vue !"

Mon vieux loup de mer s'interrompit pour se désaltérer d'une généreuse lampée de calvas. Je devinais que, plus que l'alcool bon marché, il savourait l'effet de ses paroles sur ses spectateurs. Autour de lui, les conversations s'étaient taries au fur et à mesure que son récit avançait, et presque tous les buveurs étaient à présent suspendus à ses lèvres.

"Par mes aïeux, lança-t-il à la cantonade en frappant son verre sur la table, j'vous jure que j'avais jamais rien vu d'pareil ! Elle avait des cheveux complètement délavés, presque blancs, mais un blanc pas très net, un peu jauni, un peu pisseux. Et pas coiffés : longs et en pagaille. Et la peau aussi pâle que le cul d'un noble ! Et puis un sourire atroce : fin et trop large, presque sans lèvres, comme s'il avait été taillé au couteau ! Mais le pire, les gars, le pire, c'était ses yeux ! Le blanc de l'œil, là, hé bien il n'était pas blanc, justement ! Il était noir ! Et ses iris, eux, étaient laiteux, rosâtres, avec des pupilles en fentes, comme celles des chats, et à peine plus foncées !

Alors j'ai crié un coup, comme un cochon à l'abattoir ! Et elle a disparu. Comme ça, d'un coup. Pouf ! Mais c'était encore pire pour moi ! Elle pouvait être n'importe où ! J'étais paniqué ! J'osais pas bouger et je regardais partout. Et du coup, j'ai vu des trucs auxquels j'avais pas fait attention au premier abord : les vieux cagots rafistolés, ils servaient d'étagères à des fioles en verre couvertes de poussière et remplies d'allez savoir quelles mixtures; et le feu ! Le feu, les gars, il était bleu ! Et là j'ai enfin compris où qu' j'étais ! Sur l'île de la Sorcière Effrayante !"

Un concert d'exclamations horrifiées et jurons à moitié étouffés accueillit cette révélation. Le conteur du soir était aux anges. Il est rare que dockers et pêcheurs soient aussi bon public, surtout en fin de journée. L'alcool échauffe souvent les mœurs aussi vite qu'il éteint les esprits déjà peu affutés de ces forçats de la mer.

Quant à moi, je sentais mon intérêt pour cette histoire redoubler. Les récits concernant cet îlot boisé, situé à mi-chemin entre l'île de Pamphlet et le continent, étaient rares. On prétendait qu'il serait habité depuis plusieurs générations de K'lees – ou des magiciens, comme nous appellent les gens du coin – par une lignée de sorcières In Proes'tia victime d'une malédiction lancée par leurs matriarches.

"Et alors, lança l'un d'eux, comment qu't'as pu t'en tirer ? Personne en est jamais revenu vivant, d'cette île ! Parait qu'elle est maudite !"

"Un peu d'patience, moussaillon ! J'pourrais te le raconter, si j'avais pas aussi soif." Aussitôt, deux bières, quelques bolées de cidre et une bouteille de calvas furent commandées pour l'aventurier au gosier sec. Indicateur particulièrement éloquent de son incontestable succès. Il vida un verre avant de lancer :

"C'que je peux déjà t'dire, c'est que ceux qui prétendent qu'ils en sont pas revenus vivants sont des menteurs !" Il ponctua cette pensée philosophique en frappant la table avec le récipient vide, et avala le contenu d'un autre avant de reprendre plus calmement :

"C' que j'avais pas compris tout de suite, c'est que j'lui avais flanqué la frousse. A force de la chercher du regard, j'ai fini par apercevoir le bout de son chapeau bizarre, tout pointu, qui dépassait de derrière une caisse éventrée. J'ai choppé un couteau sale qui trainait sur la table et je me suis approché, prudemment, en tenant ma couverture sur mes reins. Et j' l'ai vue qui tremblait, mais qui tremblait… Comme un pavillon dans une tempête ! "Hé !" Que j'ai fait. Elle a sursauté tellement fort que j'ai bien cru qu'elle allait se taper la tête contre une poutre. Comme du coup elle était debout, j'ai vu que c'était juste une gamine, pas plus grande que mon fils. Bon, une gamine aux oreilles pointues, vous m'direz, alors elle pouvait aussi bien avoir cinquante ou soixante ans, pour c'que j'en sais. Mais quand même, ça m'a ému. Alors j'y ai dit :

"Ben ai pas peur… J'vais pas t'manger."

Elle m'a sourit. Son sourire flippant, là… "Elle est p't-être pas méchante… Juste moche mais pas méchante" que j'ai pensé. Mais quand même, j'me sentais pas bien fier.

"Ecoute, je vais prendre mes habits et j'vais m'en aller, d'accord ?" que j'ai encore dit.

Mais en deux bonds elle était devant la table et elle a récupéré mes vêtements avant moi. J'ai eu peur qu'elle ne les foute au feu, mais en fait elle les a fourrés dans un truc que j'avais pris pour une vielle malle.

C'était une de ces machines, là, comme veut ma femme, pour laver le linge.

Je lui ai toujours dit non, à ma femme, que c'est un truc pour les fainéantes et qu'elle peut bien aller au lavoir : elle a que ça à faire de ses journées. A chaque fois ça fait des histoires… Enfin bref. Une de ces machines, donc. Sauf que la sienne était rafistolée de partout, avec de la corde pour tenir le tuyau et des morceaux de planches reclouées sur le coffrage d'origine, un peu dans tous les sens. La môme, elle a attrapé mes vêtements, les a mis dedans, et a jeté avec une poignée de poussière ou de je-ne-sais-quoi… J'ai eu l'impression qu'il y avait des petits ossements de rat ou d'oiseau… Elle a mis l'eau, dans le tambour et dans le réservoir pour la vapeur, mais au lieu de mettre du bois et de craquer une allumette pour mettre le moteur en marche, elle a marmonné un de ces charabias magiques. Ça a allumé un grand feu vert, et j'ai bien cru que tout allait flamber, mais elle a claqué le hublot et le bordel s'est mis en route. Ca crachait de la fumée et de l'eau dans tous les sens et ça vibrait autant que s'il y avait eu un goret sauvage à l'intérieur ! Bon sang, s'il m'était resté un sou, je l'aurais parié que ça allait faire sauter la cabane, et nous avec ! La gosse s'est assise dessus pour la maintenir, et parfois la machine était prise de telles convulsions que ça faisait sauter la gamine en l'air ! Et elle, ça la faisait rire ! D'une espèce de rire de dément, à gorge déployée ! Ah, le spectacle infernal que ça vous donnez là, mes amis !

Quand ça a enfin été fini, elle est descendue de son pauvre machin, qui fumait comme s'il était à l'agonie, et elle m'a donné mes vêtements. Hé bien vous croirez si vous voulez, mais ils étaient encore plus sales qu'avant ! Ils étaient gris comme la cendre, et ils sentaient le boucané. Une horreur… Comme quoi je fais bien de dire à ma femme que je ne veux pas d'ça chez moi ! Je les tenais là, à bout de bras, le plus loin possible de moi, et elle, elle me regardait, là, avec son grand sourire angoissant… Je lui ai dit "merci" et elle a sourit encore plus ! C'était vraiment affreux à voir ! Moi, je savais pas quoi faire… Et puis j'étais toujours nu… Alors faute de mieux, je les ai enfilés. Et là, surprise ! Le lin était devenu doux comme la fourrure d'un lapereau. J'vous assure, j'ai rien compris. Il devait y avoir de cette saleté de magie là-d'dans.

Enfin de ce côté-là, j'étais pas au bout de mes surprises. J'ai entendu son ventre gargouiller. Alors elle s'est mise à chantonner en parlant en langues… Et là tous les couverts se sont mis à tourner au dessus de la table, pour venir se disposer de façon à peu près normale. Elle est allée fouiller dans une espèce de garde-manger à moitié déglingué et en a tiré des fleurs et des bouts de racines. Elle a planté les tubercules biscornus sur des piques en métal tordues avant de les mettre à griller au dessus du feu, et elle a distribué le reste dans les gamelles. Bouffer de l'herbe ne me disait pas plus que ça, mais j'avais pas vraiment choix : avec ces gens là, les magiciens et tout ça, on sait jamais comment qu'ils peuvent réagir. Mieux vaut pas trop les contrarier. Et puis on va pas s'mentir : j'avais une faim de loup, à avoir tant nagé. C'était pas aussi mauvais que ce que je craignais, même si c'était loin de valoir la cuisine de ma femme, qu'est pourtant pas fameuse cuisinière.

La môme me regardait par-dessus son bol en mangeant, mais elle ne pipait pas un mot et ça me mettait mal à l'aise. Pour rompre le silence plus qu'autre chose, j'ai essayé d'engager la conversation.

"Et sinon, tu vis toute seule ici ?" que j'ai demandé.

Elle a secoué la tête, elle s'est levé et a fouillé sur une étagère toute de guingois et m'a tendu un papier tout couvert de poussière sur lequel il y avait marqué :

"Ma chérie, je pars faire des courses à Pamphlet tant que la mer est haute. Je serai absente plusieurs jours. Ne t'inquiète pas et surtout sois bien sage.

Maman"

Ça m'a mis un coup au cœur, les gars. Vu la quantité de saletés sur la lettre et la couleur du papier, ça devait faire un sacré moment qu'elle avait été écrite.

"Et… Elle est partie depuis longtemps ?"

Elle m'a montré le mur de planche, au fond de la cabane, juste au dessus du lit de fortune, et les entailles qu'on y avait fait avec un couteau, par paquets de sept. J'ai compté… Enfin à peu près. A vu de nez, ça devait bien faire deux ans. J'ai senti ma gorge se serrer.

"Tu sais, ta maman, j'crois bien…"

Elle m'a fixé de ses yeux pâles, toujours avec son sourire bizarre, qui semblait comme figé. J'ai pas eu le cœur de finir ma phrase. Au lieu de ça, j'y ai demandé :

"C'est quoi, ton nom, petite ?"

Elle a pris un couteau et s'est penchée brusquement vers moi. J'ai levé les bras devant moi comme ça, pour me défendre, mais elle bougeait plus. J'ai regardé. Elle pointait un truc sur le papier avec la pointe de la lame. Le "s" de "absente".

"Tu t'appelles S ?"

Elle a montré le "h" de "haute". Et puis un "a", un "n"…

"Shanice ? Tu t'appelles Shanice ?"

Elle a hoché la tête.

"T'aurais pu l'écrire, ça aurait été plus simple, tu sais."

Là, j'ai vu sa bouche se tordre, les commissures de ses lèvres à trembler puis à pointer vers le bas, comme si son affreux sourire se retrouvait à l'envers.

"Non non, c'est rien, c'est pas grave !" que j'ai dit très vite pour pas qu'elle se fâche. "Shanice c'est bien ! C'est un très joli nom !"

Alors elle a essuyé deux larmes au coin de ses yeux et sa grimace rieuse est revenue.

"B… Bon écoute : il va falloir que je rentre chez moi, d'accord ? Ma femme et mon fils doivent se faire un sang d'encre. Est-ce que tu as un autre bateau ?"

Elle a secoué la tête. Là, c'est moi qui ai eu envie de pleurer. Me voyais déjà coincé sur cette île de malheur avec une sorcière à moitié dingue pour seule compagnie.

Elle m'a fixé un moment, puis elle s'est levée brusquement. Elle a jeté une vieille cape usée et trop grande pour elle sur ses épaule. Elle a attrapé un balais, m'a pris la main et m'a tiré dehors. On a passé le rideau qui faisait office de porte. Elle a baragouiné une chanson incompréhensible et un feu follet bleuté est apparu à côté d'elle. Ça a jeté de la lumière autour de nous, et là stupeur ! J'ai vu que la cahute, elle était perchée dans les arbres ! Je m'attendais à tout sauf à ça ! Si j'avais voulu m'enfuir sans elle, pour sûr que je m' serais cassé le cou. Elle a enfourché son balai, sans me lâcher, et a encore chanté un petit air bizarre. Alors le balais a décollé, et nous avec ! J'ai eu une de ces frousses ! Je m' suis cramponné au manche en criant. J' crois bien que j'en ai même appelé ma vieille mère ! J'étais accroché à un simple morceau de bois, les jambes battant dans le vide, et on était bien à dix ou quinze mètres de hauteur au moins ! On a flotté jusqu'au sol, et on s'est posé en douceur. Ah, mes aïeux ! Même les s'rènes m'avaient pas fait aussi peur ! La gosse, elle a posé son balais contre un tronc et elle a commencé à partir en sautillant dans les bois, comme si de rien n'était !

Moi, j'avais les jambes en coton, si bien qu'il m'a fallu un peu de temps pour la suivre. Et pourtant, j'avais sacrément hâte de quitter ce maudit endroit, vous pouvez me croire ! Et puis j'y voyais rien : il faisait noir comme dans un four, dans cette fichue forêt ! J'ai avancé à tâtons comme j'ai pu. J'entendais des craquements, des hululements et des trucs bizarres et je suis sûr d'avoir senti un truc froid se glisser dans mon col à un moment."

Il avala un verre de mauvais vin de plus, d'une seule traite, et s'essuya la bouche sur sa manche avant de reprendre :

"Quand j'ai enfin réussi à la rejoindre, elle était au milieu d'une espèce de clairière, sous la lumière de la lune, en train de jouer avec des bestioles que j'avais jamais vues auparavant, avec un morceau d'écorce à la place du visage. Les bêtes se sont carapatées à mon approche. Elle, elle s'est retournée vers moi d'un coup et avec la lueur de son feu follet sous son visage, elle m'a fait tellement peur que j'ai poussé un hurlement. Elle a eu peur et elle a disparu dans les bois. "Bien joué, Bill !", que j' me suis dit. Après ça, j'ai dû passer plus d'une heure à la chercher dans la nuit en l'appelant. Un vrai cauchemar…

Je l'ai retrouvée avec les premières lueurs de l'aurore. Elle était perchée en haut d'un arbre, et j'ai dû grimper et la supplier un bon moment pour qu'elle accepte de redescendre. Ça a vraiment été la pire nuit de toute mon existence, les gars. À choisir, je préfère encore essuyer une tempête en pleine mer….

Finalement, elle m'a amené sur une plage jonchée de débris de bateaux de toutes sortes. Il faut dire qu'entre les s'rènes qui sévissent souvent dans le coin et les récifs, les échouages sont hélas nombreux dans le secteur…

En voyant ça, j'ai soupiré : "Va me falloir des jours pour construire un radeau assez costaud pour rentrer à Pamphlet…". Shanice m'a regardé, et elle s'est remise à chanter. Une espèce de tourbillon de planches brisées, de clous rouillés, de cordages ensablés et de reste de voilure s'est formé au dessus de nos têtes. Heureusement, cette fois j'ai réussi à étouffer dans ma gorge mon cri de panique... Peu à peu, ce capharnaüm volant s'est assemblé et a pris la forme d'une toute petite embarcation, juste assez grande pour moi, avec une coque de barge, une voile rectangulaire, une dérive, un gouvernail une demi barre à l'avant, et un bouquet d'algues en haut du mât, en guise de pavillon sans doute.

J'ai mis le machin à l'eau. Je m'attendais à ce qu'il coule à pic, mais non. A ma grande surprise, il était parfaitement étanche et même stable ! Alors je l'ai remerciée et elle m'a répondu d'un grand sourire en tranche de pastèque. Ensuite, j'ai enfin pris la mer. Le soleil se levait à l'horizon et le ciel était dégagé. Je me suis retourné pour lui faire un dernier signe, mais elle avait déjà disparu. Pour être franc, ça m'a un peu fendu l'cœur de la laisser là, la pauvrette…"

Mon homme se mit à sangloter dans une choppe de bière brunâtre. Son histoire terminée, il allait certainement noyer le reste de sa soirée dans l'alcool frelaté. J'allai jeter un écu sur le comptoir et sortis. La moisson de rumeurs avait été plus que fructueuse, ce soir-là. J'avais enfin la confirmation, que je cherchais depuis plusieurs jours, du sort de mon infortuné camarade – puisse-t-il trouver la paix dans les estomacs des monstres marins envoyés après lui par les doges de Pamphlet.

Mais surtout, j'avais désormais un objectif de capture pour les prochains jours. Qui sait combien d'or pourrait me rapporter cette petite sorcière sauvageonne ?


Texte publié par Leliel, 12 mai 2017 à 16h51
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