"Un, deux, trois... quatre…"
Les petites choses sombres sautaient dans l'épuisette, une belle prise dans une flaque qui disparaîtrait vite. La gamine se hâta de les saisir et de les jeter dans le bocal d'eau à côté d'elle, avant de le lever pour les examiner. Ils étaient plutôt gros, même si les membres ne s'étaient pas encore formés pour deux d'entre eux. Le troisième exhibait des pattes arrière qu’il gigotait compulsivement. Le dernier, enfin, était... violet ?
Elle colla son nez sur le bocal, contemplant cette créature étrange. En fait, elle en était à l'ultime stade avant la grenouille ; elle possédait toujours une longue queue, mais déjà quatre membres vigoureux. Ses yeux globuleux, d'une inquiétante teinte pourpre, lui lancèrent un regard aussi éveillé que celui d'un poisson mort. D'un autre côté, sans doute n'y avait-il pas grand-chose à espérer d'un têtard.
Mais au moins, il était original, avec sa couleur étrange et ses flancs mouchetés de blanc. Elle décida qu'elle avait fait une bonne pêche et qu'il était temps de prendre le chemin de sa maison.
"Qu'est-ce que tu comptes faire de lui ?"
La fillette sursauta, faillit lâcher de bocal qu'elle rattrapa de justesse, non sans avoir répandu un peu d'eau. Un des têtards sans membres manquait à l'appel ; elle regarda à ses pieds chaussés de sandalettes boueuses, espérant le trouver assez vite pour le remettre dans la mare. Mais la voix derrière elle retentit de nouveau, insistante :
« Tu m'écoutes, vermine ? »
Elle abandonne tout espoir de le retrouver – après tout, c'était la vie, il servirait sans doute de nourriture à un autre animal ou à ses petits.
Lentement, elle se retourna, pour être confrontée à une vision... inattendue. Une femme se tenait derrière elle, grande et maigre, vêtue d'une longue robe violette assemblée de différentes pièces d'étoffe, qui découvrait à demi ses épaules osseuses. Un large chapeau dissimulait en partie une chevelure broussailleuse, couleur de prunes trop mûre. Mais ce qui retint son regard, ce fut ses yeux, sans doute parce qu'ils ressemblaient à ceux du têtard : mornes et globuleux, dans un visage qui n'aurait pas été autrement désagréable sans l'expression courroucée qui déformait ses traits. Cela suffisait à la rendre effrayante en soi.
La gamine serra le bocal contre elle, toute tremblante.
Lavinia, la sorcière des Haies d'épine, était de mauvais poil. Elle souffrait aussi d'une gueule de bois magistrale, après avoir parié avec le gobelin des Champs boueux qu'elle le ferait rouler sous la table. Elle avait sous-estimé la résistance de l'avorton. La sorcière avait laissé une belle ardoise à l'auberge du Marais bleu et perdu sa monture habituelle… Elle l'avait cherché quasiment toute la journée, pour la retrouver dans un bocal que tenait une gamine malpropre en short et débardeur.
La fillette la regardait avec l'air le plus stupide au monde. Finalement, une étincelle de compréhension brilla dans ses yeux. Elle les baissa vers le récipient :
« Euh, désolée... je ne savais pas...
- Bien sûr... tu n'es qu'une enfant ignorante, après tout. Remets Grigouille dans la mare, immédiatement. »
Son premier réflexe fut de plonger la main dans le bocal pour en sortir le têtard violet, puis elle se ravisa et s'accroupit pour renverser le contenu dans la mare. Grigouille fut le dernier à tomber. Il resta en surface et observa Lavinia avec… mépris. De la part d'un têtard, c'est quand même un peu fort.
« Maintenant, écarte-toi, je vais lui rendre sa taille normale. »
Lavinia tira son grimoire de sa sacoche, un livre élimé avec une couverture de cuir violet ornée de signes bizarres. Elle l'ouvrit et commence à marmonner l'incantation habituelle :
« Abracachazam bazadram tatam... »
Les symboles sur le livre luirent doucement. Surprise, la fillette recula d'un pas, pour trébucher sur une pierre derrière elle et se retrouver les fesses dans l'eau. En plein dans la trajectoire du sort. Une lueur pourpre entoura la gamine, qui se mit aussitôt à grandir… grandir… Jusqu'à quatre fois sa taille normale. Elle regarda autour d’elle d'un air ébahi.
« Idiote! Qu'est-ce qu'il t'a pris de te mettre devant Grigouille ? Dégage de là ! »
Elle faillit laisser échapper des insultes bien senties, mais la fillette pourrait l'envoyer promener d'un revers de main… Mieux valait ne pas trop l'énerver.
« Où est Grigouille, maintenant ? J'espère pour toi que tu ne l'as pas écrasé ? »
La gamine se recroquevilla sur elle-même, avant de demander d'une petite voix – quand même assez forte compte tenu de sa taille.
« Vous… pourriez peut-être… me rendre comme avant ? »
Son ton hésitant et un peu pleurnichard ne toucha pas vraiment la sorcière.
« Pas question. Je conserve mon énergie pour Grigouille… On verra après pour toi.
- Mais… pourquoi vous voulez le rendre plus grand ? »
- Parce qu'il a toujours été grand…
- Mais là, il est… hum...petit. »
Décidément, Lavinia détestait les gamines.
« Arrête de faire la maligne. Grigouille est ma monture magique et pour le transporter avec moi, je le rapetisse et je le range dans ce bocal à ma ceinture. Alors que je sortais du cabaret du Marais bleu, j'ai glissé et il s'est enfui... »
Le visage de la fillette se renfrogna :
« Vous allez me laisser comme ça alors ?
- Non. Peut-être que je vais faire de toi mon esclave. Ce serait pratique, une esclave de cette taille… »
Lavinia sourit en la voyant frissonner. Après tout, je ne suis pas surnommée « Lavinia la sorcière effrayante pour rien ».
Mais au bout d'un instant, elle serra les poings avant de déclarer :
« Je risque de vous coûter cher en nourriture… »
Sale gosse, pourquoi fallait-il qu'elle ait raison ?
- Ce n'est pas faux. Pousse-toi alors, je ne voudrais pas te rendre encore plus grande si tu es de nouveau dans le passage. »
Elle frémit légèrement avant de s'écarter. À nouveau, Lavinia incanta :
« Rabazam Kazak Dudum... »
Et bientôt, dans un éclat de lumière pourpre, surgit un énorme têtard violet, de la taille d'un rhinocéros, qui lui lança un coup d’œil ennuyé.
« Parfait ! J'ai de nouveau ma monture ! Mais c'est à toi, à présent ! C'est mon jour de bonté, même si je suis méchante et effrayante ! »
Il ne faudrait pas que les parents de la gamine viennent la poursuivre en justice. Elle n'avait pas de quoi payer des dommages et intérêts. Serrant les dents, elle lança un nouveau sort :
« Drumazran Dabuz Gon... »
Il aurait dû être interdit de faire de la magie avec la gueule de bois. Le sortilège n'entoura pas que la fillette, mais aussi… elle-même. Elle ressentit une longue nausée et tomba dans une jungle de brins d'herbe. Avant d'avoir pu dire « Abara », elle sentit une main la saisir et se retrouva… dans un bocal qui puait l'eau croupie. La gamine le leva à hauteur de son visage et pressa son nez sur le verre pour la regarder.
« Je ne vais tout de même pas ramener ça à la maison… grommela-t-elle. J'aurais préféré un têtard. Et je suppose que tu es trop gros, toi, pour devenir mon animal, de compagnie. Mes parents ne veulent rien de plus grand qu'un hamster. »
Grigouille ferma à demi les yeux, ce qui lui donnait une expression étrangement vicieuse.
« D'accord, je te la confie ! »
Grigoille referma une énorme patte avant autour du bocal… Lavinia eut beau vociférer, rien n'y fit.
Le Troll verdâtre, patron de l'auberge du Marais bleu, garda Lavinia dans le bocal trois jours entiers pour faire rire les clients et décida que cela couvrirait son ardoise. Elle en tira trois conclusions : que les enfants étaient des monstres, que les balais étaient des montures moins risquées que les têtards géants, et qu'elle ne boirait plus jamais d'alcool de sa vie !
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2836 histoires publiées 1285 membres inscrits Notre membre le plus récent est Fred37 |