— Ne bougez plus !
Raya était vraiment en mauvaise posture. Elle était sortie de sa chaumière quelques minutes seulement après le lever du soleil, pour se mettre à la recherche des plantes, racines et autres ingrédients qui finaliseraient son dernier projet de potions. Et elle avait quasiment réussi à récupérer tout ce qu’il lui fallait, à l’exception de deux choses. L’une d’elles était la racine d’une plante semi-aquatique, et la jeune fille avait secrètement espéré que la partie « semi » lui éviterait d’avoir à se mouiller. Mais les spécimens de la fleur caritate qui poussaient au bord de la mare étaient chétifs et sur le point de se flétrir. Par contre, ceux qui se trouvaient au beau milieu étaient splendides et conviendraient parfaitement... si elle parvenait à mettre la main dessus !
Elle avait donc enlevé ses chaussures, remonté ses jupes autant que possible, et avait commencé à s’avancer dans l’eau. Bien vite, Raya avait compris que la petite mare n’était finalement pas si petite que ça, et qu’elle s’en tirerait bien si elle n’avait pas à nager. Elle n’avait pas parcouru un mètre qu’elle avait déjà de l’eau jusqu’au milieu des cuisses, et le bas de son vêtement était déjà trempé. Elle soupira de frustration et libéra ses mains des lourds tissus pour pouvoir mieux garder l’équilibre.
Lorsqu’elle atteignit enfin la fleur qu’elle désirait, l’eau lui arrivait aux épaules et elle savait qu’au moindre faux pas, elle boirait la tasse. Et la perspective d’ingurgiter l’eau boueuse et croupie de la mare n’était pas des plus réjouissantes. Cependant, plutôt que de penser à ce qu’il pourrait lui arriver, elle préféra se concentrer sur ce pour quoi elle faisait tout ça. Avec des gestes prudents et mesurés, elle récupéra le petit couteau au fond de la poche de son tablier. Puis elle saisit la tige de la fleur et la trancha avec douceur, avant de ranger sa lame là où elle se trouvait quelques instants auparavant. Voilà, ça y était, elle était parvenue à obtenir cette fameuse caritate, la potion qu’elle projetait d’élaborer depuis des semaines allait enfin pouvoir prendre forme.
Mais avant toute chose, il fallait qu’elle se sorte de ce bourbier. Afin de pouvoir avoir les mains libres en cas de besoin, elle décida de poser la fleur fraîchement cueillie sur sa tête. Puis elle jeta un bref coup d’œil derrière elle, pour constater que le chemin à parcourir était moins long que celui déjà fait. Pas de demi-tour à faire, il lui suffisait juste de marcher droit devant pour regagner la terre ferme.
Quelques pas plus tard, les choses se gâtèrent pour Raya. Après avoir glissé sur une pierre, elle se rattrapa de justesse, mais de l’eau entra dans sa bouche et elle fut prise d’une quinte de toux qui la fit chanceler encore plus. Lassée de se battre dans ce bourbier, la jeune fille décida d’avancer coûte que coûte, et ce fut sa seule erreur. Son pied droit se coinça dans un enchevêtrement de branches et de plantes aquatiques, et elle eut beau le secouer dans tous les sens pour s’en défaire, elle n’y parvint pas. Elle essaya de se libérer en forçant, mais plus elle remuait, plus il lui semblait que les branches et plantes serraient son pied plus fort. Le frottement finit par avoir raison de son bas et elle sentit sa peau nue se mettre à saigner. Ce qui était une très mauvaise nouvelle, au vu de toute la vermine qui grouillait dans cette marre.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Ou plutôt l’évènement de trop qui fit exploser la colère et la frustration de la jeune femme. Elle hurla en donnant des grands coups de poing dans l’eau, comme si c’était un véritable ennemi qu’elle avait en face d’elle. Mais à part s’éclabousser et manquer de perdre la précieuse fleur qu’elle portait sur le dessus de sa tête, elle n’y gagna rien de plus.
Ou en tout cas, rien de plus qu’elle n’attendait. Quelques instants après sa crise de colère, des bruits se firent entendre dans les bois qui l’entouraient. Elle se retrouva très vite avec un soldat du roi face à elle, qui la regardait du bord de l’eau, sa lance pointée vers elle. Et au vu de son regard, il n’avait pas l’intention de jouer les chevaliers servants.
— Ne bougez plus ! intima-t-il.
— Comme si je pouvais aller nulle part coincée comme je suis ! répliqua-t-elle.
— Qui êtes-vous ? !
— Je vous retourne la question.
— Vous savez très bien qui je suis.
— Si vous parlez du fait que vous êtes un soldat, oui, cela ne fait aucun doute. Mais je suppose que vous ne vous faites pas appeler « soldat » à longueur de temps.
— Mon nom ne vous regarde pas.
— Alors en quoi le mien vous importe-t-il dans ce cas ?
Le jeune homme sembla hésiter un instant.
— Il y a une sorcière dans ces bois, effrayante il parait. Nous sommes à sa recherche.
— Et vous croyez que je suis cette sorcière ?
— Vous êtes la première personne qu’on croise depuis des heures.
— On ? Où sont vos camarades ?
— Pas loin... Je suppose...
— Vous êtes venus jusqu’ici seul ?
— J’ai entendu du bruit. Je les ai avertis, ils ne doivent pas être loin je vous dis...
— Tant mieux... Ecoutez... Il est vrai que je vis dans cette forêt. Mais je ne suis pas une sorcière. Une guérisseuse à la limite, et encore... Et me trouvez-vous vraiment terrifiante ?
Raya vit le regard du soldat détailler son visage, et elle fit de même avec lui. Il était jeune, à peine sorti de l’enfance. Ses joues ne portaient pas encore de traces de barbe, à peine un fin duvet.
Elle savait ce qu’il voyait d’elle, à cet instant précis : une jeune fille aux cheveux bruns et aux yeux verts. Avec une drôle de fleur sur la tête. Et probablement des brindilles ou des feuilles mêlés à sa chevelure, vestiges de sa marche pour venir jusqu’ici.
— Effrayante, finit-il par répondre, pas vraiment. Etrange conviendrait mieux.
— Vous m’en voyez ravie.
— Comment... Comment en êtes-vous arrivée là ?
— Vous voyez la fleur rouge sur le dessus de ma tête ? J’en ai besoin pour terminer la potion qu’on m’a commandée : pour soulager les maux de ventre d’un bébé à peine né. Mais cette plante ne pousse que dans l’eau, et je ne pensais pas que la mare était aussi profonde. Je me suis coincée le pied dans une branche, et je n’arrive pas à m’en défaire.
Secrètement, elle espérait que le soldat en lui laisse place au chevalier, et qu’il l’aide à se sortir de cette situation. Il lui sembla qu’il hésitait, mais sa lance ne s’abaissait pas pour autant.
— Ecoutez, fini-elle par dire. Je sais que les apparences sont contre moi, mais je ne suis pas la sorcière que vous recherchez, si elle existe vraiment en tout cas. Vous n’avez rien à craindre de moi, à part d’être un peu mouillé si vous m’aidez. Vous n’avez même pas à entrer dans l’eau ! Votre lance est assez longue pour que je l’attrape et que vous me tiriez sur la berge. Je suis sûre qu’en alliant nos forces, cette foutue racine me lâchera le pied.
Il ne broncha pas, semblant vouloir se transformer en statue plus vraie que nature.
— S’il vous plait ? supplia-t-elle.
Le jeune soldat mit encore quelques instants à réfléchir silencieusement, avant d’abaisser son arme et de s’approcher du bord de l’eau. Puis il tendit sa lance vers Raya, qui l’attrapa en prenant soin d’éviter la pointe aiguisée.
— Tirez doucement, lui demanda-t-elle. Juste le temps que...
Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. La traction effectuée fut suffisante pour extraire sa cheville du piège végétal qui la retenait. Raya lâcha aussitôt la lance du soldat pour ne pas se blesser, et s’évertua à sortir au plus vite de la mare.
— Merci, dit-elle à son sauveur une fois sur la berge. Je n’y serais jamais arrivée sans vous. Puis-je savoir qui est celui qui aura été mon chevalier du jour ?
Malgré sa récente gentillesse, le soldat était toujours sur ses gardes, et sa lance pointait toujours dans sa direction, mais cependant avec moins de conviction qu’auparavant. Ne le voyant pas décidé à ouvrir la bouche, Raya s’employa à essorer ses jupes, non sans avoir au préalable déposé la fleur de caritate à terre.
— Geoffrey, entendit-elle alors, ce qui la fit se redresser.
— Je vous remercie, Geoffrey, de m’avoir prêté main forte. Je me nomme Raya.
— Vous devriez rentrer chez vous. Mes camarades ne sont pas aussi compréhensifs que moi. Pour eux, une guérisseuse est une sorcière.
— C’est donc mon jour de chance. Laissez-moi le temps de me rechausser, et je vous montrerais un chemin plus praticable pour les rejoindre.
— Celui que j’ai pris était tout à fait correct.
— Libre à vous. Mais ne venez pas vous plaindre si vous mettez le pied dans un nid de vipères. Elles foisonnent dans les fourrés en ce moment.
L’argument fit mouche. Lorsque Raya, qui avait rejoint ses affaires pour remettre ses chaussures, se redressa pour prendre congé, elle vit que Geoffrey s’était rapproché d’elle et attendait pour la suivre.
— Ça n’est pas un détour que vous allez me faire suivre, n’est-ce pas ?
— Absolument pas ! Je suis même sure que vous allez gagner du temps !
Et sans en ajouter plus, elle se mit en marche, bientôt imitée par son sauveur. Cependant, ils n’allèrent pas bien loin, car la jeune fille stoppa net au bout de quelques instants, en fixant quelque chose devant elle.
— Que se passe-t-il ? demanda alors le soldat en s’approchant, pour pouvoir voir ce qui avait arrêté leur marche. Et sans vouloir vous vexer, on dirait que votre parfum a l’odeur de la ciboulette ?
— C’est l’odeur de la fleur que j’ai été cueillir, répondit-elle sans le regarder. Et nous sommes arrivés.
— Où ça ? Au chemin principal ?
— Non. Au dernier moment de votre vie.
Elle se retourna brusquement et fondit sur lui. Tout ce que le jeune soldat reconnut dans la jeune femme qu’il avait sortie de l’eau, ce furent ses beaux yeux verts. Sa moue boudeuse s’était transformée en rictus carnassier, révélant des dents pointues et aiguisées. Tout comme l’étaient ses mains, dont les ongles noirs et griffus lui arrachèrent la gorge, avant de plonger dans sa cage thoracique pour se saisir de son cœur.
Il n’y eut aucun bruit, pas même celui d’un animal, car tous avaient fui à l’arrivée de l’effrayante sorcière Raya. La seule chose qu’on entendit fut les bruits de déglutition à mesure qu’elle buvait le sang du jeune soldat, à même sa gorge. Et lorsqu’elle eut terminé, elle arracha son cœur et vint le placer sur la fleur rouge qui lui avait tant donné de mal.
Raya sourit au souvenir de son piège. Son pouvoir de prémonition, qu’elle entretenait grâce aux mélanges d’herbes qui infusaient perpétuellement dans sa chaumière, lui avait révélé qu’elle allait rencontrer un jeune homme innocent dans la marre non loin de chez elle. Elle avait donc confectionné un onguent à base de ciboulette qui envouterait quiconque poserait les yeux sur elle, et dissimulerait sa véritable apparence. Comme toujours, son plan avait fonctionné à merveille, et la proie était tombée entre les griffes du prédateur.
En buvant son sang, elle avait eu confirmation que Geoffrey n’avait jamais tué quelqu’un, pas même une mouche. Il était pur, et son cœur, associé à la venenum caritate, donnerait un puissant élixir d’amour. De quoi envouter le seigneur du château, et ainsi obtenir tout ce qu’elle désirerait. S’il la comblait, peut-être survivrait-il. Sinon, son sang alimenterait sa prochaine potion de jouvence éternelle.
Raya, l’effrayante sorcière de la forêt, n’avait pas fini de terroriser le monde.
— Mais elle est flippante ton histoire ! s’exclama Swane.
— On avait dit une histoire de sorcière, répliqua Brooke. On n’a jamais précisé une histoire de gentille sorcière.
Les deux jeunes femmes se trouvaient autour d’un feu de camp, accompagnées d’Hayden et de Soan. Les beaux jours arrivant, ils avaient décidé – un peu sur un coup de tête – de passer le week-end en camping à la belle étoile. Et pour animer leur dîner, ils s’étaient amusés à se lancer des défis.
— Attends, moi, quand on me dit « sorcière et ciboulette », je pense à « sorcière qui cuisine » ! Pas à une sorcière psychopathe qui égorge un pauvre homme sans défense !
— Chacun son interprétation. Ça c’était la mienne. Toi, tu es en manque de Julian donc forcément tu penses à la bouffe.
Le chef cuisinier avait décliné leur invitation, l’idée d’abandonner son restaurant lui étant tout simplement inconcevable.
— Ouais, ben, c’est la dernière fois que je joue à ce jeu avec toi ! Je ne vais pas dormir de la nuit moi maintenant !
— T’inquiète pas, sœurette ! intervint Soan. Si besoin, je t’assommerai avec grand plaisir.
— Trop aimable... Bon, allez, à mon tour de lancer un défi !
Elle réfléchit quelques instants, avant de s’exclamer :
— J’ai trouvé ! Brooke, pour la peine, tu vas sortir ton matelas et ton sac de la tente et tu vas vraiment dormir à la belle étoile !
— Tu veux que je meure de froid ? ! C’est peut-être bientôt l’été, mais il ne fait pas encore assez chaud !
— Au moins deux heures alors ! Nous, on va se coucher, et toi tu montes la garde.
— T’as vraiment peur qu’un truc bizarre se ramène ? !
— On ne sait jamais ! Allez, sur ce, moi, je vais dans ma tente. Bonne nuit à tous !
Soan regarda sa jumelle se précipiter dans leur abri, et après avoir salué son cousin et son amie, la rejoignit.
— Allez, dit finalement Brooke à Hayden, qui n’avait pas bougé d’un pouce, va te coucher toi aussi. Je vais accomplir mon défi pour les deux prochaines heures.
— Nan, j’ai pas sommeil. Et puis, j’aime bien être dehors, au calme...
— C’est vrai que toi, tu n’as jamais chaud, jamais froid...
— Venant de quelqu’un qui peut se balader en débardeur en plein hiver, c’est assez drôle...
— T’es pas obligé tu sais...
— Je sais... Mais on ne s’est pas beaucoup vus ces dernières semaines. Je suis sûr que tu as plein de trucs à me raconter. Et moi aussi d’ailleurs.
— A toi l’honneur alors !
— La galanterie m’en empêche. Les dames d’abord.
— OK. Alors, il y a une semaine, Aislinn a voulu essayer de faire des bouchées vapeur à la crevette. Elle a failli faire exploser le cuiseur vapeur, et la cuisine a empesté la crevette pendant des jours... Sérieux, elle est peut-être très douée en médecine, mais en cuisine, c’est un danger public.
Les deux heures passèrent vite, finalement, à discuter ainsi. Et lorsqu’ils allèrent se coucher, Brooke ne put s’empêcher de tendre l’oreille, pour bien s’assurer que la faune de la forêt était bien présente.
Et aussi vérifier qu’aucune odeur de ciboulette ne flottait dans l’air...
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