D’une pâleur ivoirine, la créature semble l’implorer du regard, deux onyx brillants sous le disque lunaire. Le vent emporte des corolles de fleurs, les éparpillant dans sa chevelure grise, effleurant sa robe. Sa silhouette semble plus radieuse que jamais alors qu’elle livre son dernier soupir.
Elles aimaient volter dans les cieux. La fille qui l’enfourchait se prénommait Isa et lui avait donné le doux nom de Loma. Elle l’avait rencontrée alors qu’elle n’était qu’une fillette égarée dans sa forêt, un après-midi d’orage. Loma l’avait aidée à sortir. Mais d’une nature entêtée, Isa retournait la voir même si elle savait qu’elle ne devait pas se mélanger aux créatures comme elle.
Elle était étrange avec ses cheveux blancs qui ondulaient et ses yeux émeraude. Mais le plus étrange c’était sa ténacité à revenir et à lui parler, encore et encore. Loma ne lui répondait jamais, pourtant ça ne l’arrêtait pas.
Les mois passèrent. Loma avait déjà rué en donnant des coups de museau pour la chasser plus sévèrement puisque cette enfant n’écoutait rien. Mais Isa, bien qu’effrayée, revenait quand même.
– Tu es quoi ? Une licorne ou un pégase ? Puisque tu as une corne et des ailes.
Loma piaffa, agacée, tout en remuant les oreilles. Elle la poussa encore. Mais Isa attrapa son museau pour lui faire un câlin.
– En tout cas tu es belle !
Loma, comme la surnommait l’enfant, savait que se lier aux humains n’était jamais bon. Nombre de ses amis étaient morts à leur contact. Et malgré tout, comment résister à ces petites mains et ce visage un peu sale qu’elle collait contre elle ? Sa queue s’agita en même temps que ses larges ailes blanches.
Le temps passa. Loma était persuadée que l’humaine se lasserait de venir troubler sa tranquillité, mais elle faisait erreur. De petite fille elle se transformait en jeune fille et son cœur ne faisait que s’embellir, rempli de compassion et de gentillesse. Loma accepta de se laisser brosser et mangea les fruits qu’Isa lui apporta. Oui, elle avait décidé de lui accorder sa confiance et de se souvenir d’elle. Isa, c’était un joli nom, comme le sien. Les humains avaient besoin de donner des noms pour se reconnaître sans doute. Leur odorat n’était pas développé, pas plus que leur instinct.
Vers ses 12 ans, Isa put grimper sur le dos de Loma. D’une petite promenade, elle lui fit découvrir ensuite la splendeur des cieux. La jeune fille était incroyablement légère, comme si ce n’était que son âme qui voyageait sur son dos.
– C’est ça le bonheur… Je crois rêver… Ma place n’est nulle part ailleurs qu’avec toi dans ce ciel…
– Je t’y emmène parce que ça me fait plaisir de partager ça avec toi. Le ciel est différent quand tu es là.
– Tu es tellement gentille Loma !
C’était elle qui était gentille. Candide, d’une telle fragilité qui l’émouvait… Son cœur s’apaisait à son contact. Elle sentait les plis de sa robe caressés par le vent, chatouillant ses flancs. Les nuages les embrassaient avant de s’évaporer. Les couleurs du monde les emportaient au rythme de leur chevauchée. Bras écartés, yeux clos, Isa savourait l’instant.
Des instants il y en eut tant. Tous terriblement précieux. Comme lorsqu’Isa tressait des couronnes de colchiques. Elle riait d’un rien, heureuse, sachant ce qu’était le bonheur, les plaisirs simples. Les animaux se laissaient caresser.
Depuis bien longtemps, Loma avait compris qu’Isa était une fille abandonnée. Une des raisons qui l’avait poussée à être clémente au tout début. Étaient-ce ses cheveux de neige qui avaient incité ses parents à la rejeter ?
Loma l’écoutait chanter, couchée sur l’herbe, posant la couronne de colchiques sur sa tête.
– Regarde Loma ! Ça me va bien ?
– Tu es ravissante. La nature ne fait que présenter ses hommages à ta beauté à travers toutes ses grâces.
Isa rougit.
– Je ne mérite pas une telle ferveur. Pourtant je dois être orgueilleuse, parce que ça me fait plaisir !
– Au contraire, tu es la candeur incarnée. Je t’aime comme tu es.
– Moi aussi je t’adore !
Elle tendit les bras pour enlacer le museau de son amie.
Isa ne se plaignait jamais de rien. Quand il pleuvait, elle s’abritait avec Loma et chantait. Elle disait que la pluie était composée de musiciens qui l’accompagnaient. Tout devenait magique à son contact. Pourtant c’était Loma la créature féerique. Et sa nature n’était rien face à l’émerveillement de sa partenaire.
Quelques années passèrent encore. Jusqu’au jour où un beau garçon s’égara dans leur forêt.
– Regarde Loma, comme il est beau…
– Méfie-toi Isa. Les humains sont mauvais.
– Je ne suis pas mauvaise.
– Toi non. Mais tu es une exception. Beaucoup des miens sont morts par leur faute.
– Oui tu m’as expliqué. Mais comment un si joli visage pourrait faire le mal ?
– Ta naïveté t’aveugle. Ne t’approche pas de cet humain, il pourrait te gâter comme une pomme remplie de vers.
Isa écouta son conseil et l’observa de loin pour commencer. Jusqu’à ce qu’il la remarque.
– Bonjour. Approchez, je ne vous ferai aucun mal.
S’il lui promettait de ne pas lui faire de mal, ce devait être vrai. Pourquoi les humains mentiraient ? Isa était naturellement confiante en tout ce qui l’entourait. Car elle était bonne et faisait le bien. Il ne pouvait en être autrement. On récoltait le mal en faisant du mal. Elle le savait et de toute façon sa gentillesse n’était pas feinte. Elle jaillissait spontanément au quotidien.
De fait, Isa sortit de sa cachette pour le rejoindre.
– Bonjour. Vous vous promenez ?
– Oh… Euh… Oui je me promène, c’est ça !
Si elle avait eu l’expérience nécessaire, elle aurait su qu’il mentait. Mais elle était trop pure pour ça.
– Eh bien je vous souhaite une bonne promenade !
– Elle est nettement plus agréable grâce à vous.
– C’est gentil même si je n’ai rien fait pour.
– Pas encore ma mignonne.
Il lui effleura la joue. Isa n’y vit rien de mal. Pour elle, donner de l’affection à tous était normal. Loma sortit et souffla sur l’individu. Ce dernier se frictionna les bras.
– Quel froid !
– Non il ne fait pas froid.
– Tu ne sens pas ?
– Son souffle est chaud voyons.
– Le souffle de qui ? Tu es amie avec les esprits ?
– Entre autre oui.
Le jeune rouquin lui jeta un regard désabusé. Il était clair qu’il la prenait pour une folle. Mais il laissa de côté son jugement.
– Je ne connais aucune sorcière, enfin une vraie, en profondeur…
Loma le poussa. Il sursauta.
– Qui a fait ça ?!
Loma se pencha vers Isa.
– Il ne me voit pas. Cet homme est mauvais. Et il tient des propos vicieux.
– Mais il a dit qu’il ne me ferait aucun mal.
– Il ment.
– À qui parles-tu ? – demanda vivement l’inconnu.
– À mon amie. Comment t’appelles-tu ?
– Hector. Et toi ?
– Isa.
– C’est très joli.
– Merci !
– Dis-moi, où vis-tu ?
– Ici, pourquoi ?
– Ici, tu veux dire dans cette forêt ?
– Oui. Ma vie est un vrai conte de fée ! Je suis très heureuse !
Il lui décocha un sourire charmeur.
– Tu le serais encore plus avec quelqu’un dans ta vie.
– Mais j’ai tout ce qu’il faut dans ma vie. Je n’ai besoin de rien.
– Comment une fille aussi jolie peut vivre comme une sauvage ?
– Une sauvage ?
Hector se ravisa, pressant son chapeau.
– Pardon, je veux dire aventurière.
– Il n’y a aucune aventure là-dedans. Juste une vie simple constituée d’eau, de fruits, de légumes et d’amour !
Il grimaça.
– Ah bon… Et tu n’as pas d’argent ?
– Non, qu’est-ce que c’est ?
– Ah… Eh bien c’est ce qui est indispensable pour vivre. Et si tu venais chez moi ? Je t’apprendrai les usages de la ville.
Isa jeta un coup d’œil à Loma, ce qui le fit frissonner, car il ne la voyait pas.
– Je dois y réfléchir.
– Tu es adulte non ? Tu peux prendre tes décisions toute seule.
– Bien sûr, mais mes amis sont de bon conseil. Je ne veux pas paraître impolie surtout, je préfère être sûre de faire le bon choix.
Il joua là-dessus.
– Eh bien si, c’est grossier ! Quand un gentleman donne une invitation, l’usage veut que la dame accepte.
Loma demanda sans qu’il entende :
– Même si la dame ne veut pas ?
Isa répéta :
– Même si la dame ne veut pas ?
– Euh… C’est la coutume enfin…
– Je suppose que je dois accepter dans ce cas.
Loma claqua ses deux pattes avant devant elle.
– Tu sais bien que je ne peux sortir de ma forêt. L’air extérieur est trop sale.
– Tout ira bien, je reviens bientôt.
– Isa, c’est une mauvaise idée. Je ne pourrai pas te protéger chez cet homme.
– Il a dit qu’il ne me ferait aucun mal, tu dois le croire.
– Impossible ! Ce qu’il veut c’est te prendre !
– Me prendre, tu veux dire pour que j’ai une portée ?
– Non, l’être humain ne cherche même pas à se reproduire. Il va te souiller.
Isa lui caressa le museau, inquiète.
– Hector, une autre fois.
– Parce qu’un esprit te dit de ne pas venir ?
– Oui on peut dire ça.
– Je connais un bon institut pour les gens qui voient des esprits.
– Ah oui ? Qu’est-ce qu’un institut ?
– C’est comme une maison. Ils sont rassemblés tous ensemble, partagent leur condition, leur repas…
– Vraiment ? Je croyais que les gens de la ville ne les voyaient pas.
– Il y a des exceptions.
Loma ignorait ce qu’était un asile mais comprenait que l’endroit dont il parlait était nocif.
– N’y va pas Isa.
– Je ne vais pas aller chez lui. Juste voir d’autres gens comme moi.
– Isa, les autres gens comme toi sont rares. Tes parents t’ont abandonnée ici, ne l’oublie pas…
– Tu es méchante de reparler de ça ! J’ai envie de voir ces gens. Mais je reviendrai parce que ma place est ici.
À regret, Loma la regarda s’effacer de plus en plus. La retenir d’avantage ne ferait que l’entêter, comme lorsqu’elle n’était qu’une enfant résolue à l’asticoter.
Les jours s’écoulèrent. Puis les semaines. Les mois.
Un soir d’orage, les pieds hésitants d’Isa revinrent dans cette bonne vieille forêt. Elle serrait un châle nerveusement, le regard halluciné. Pâle, des larmes avaient séché sur ses joues tandis que d’autres les imprégnaient de nouveau.
Fébrilement, Loma s’approcha.
– Isa ?
Les cheveux à présent gris, la bouche ouverte, Isa ne répondit pas.
– Tu ne me vois plus c’est ça ?...
Loma souffla sur elle. Isa sentit la chaleur sans la voir. De nouvelles larmes coulèrent.
– Loma ! Je suis tellement désolée ! J’aurais dû t’écouter ! Les humains sont sales ! Et je suis souillée ! Je ne peux plus t’entendre ! Ni te voir !
Loma renifla l’odeur de la mort sur elle. Elle étendit une aile pour la couver. Isa se recroquevilla en boule en dessous. Elle ne la voyait pas mais sentait les plumes blanches la protéger.
– Loma, j’aimerais t’entendre…
– Si seulement…
Elle ne le pouvait plus. Cet homme lui arraché sa candeur. Elle se souvenait de cette splendide jeune fille au cœur irradiant une lumière chatoyante. D’elle ne restait que cet ersatz brisé.
– Tu sais… Chez eux, les gens comme moi, on les enferme dans un endroit blanc avec des gens en blanc. On leur injecte ce qu’ils appellent des médicaments pour ne plus voir de licornes. Chez eux les femmes sont juste bonnes à enfanter et rester enfermées dans leur maison.
Prise de pitié, Loma se coucha pour qu’elle grimpe sur son dos. Isa ne la voyant pas, elle la poussa gentiment pour qu’elle comprenne. Elle le pouvait, même si elle n’était plus pure.
Tâtonnant, Isa chercha Loma. Elle se concentra pour que ses mains arrêtent de rencontrer du vide.
– Je veux te voir… Je veux te sentir… Je veux caresser tes longs poils blancs soyeux…
Les yeux d’un vert éteint d’Isa croisèrent ceux, d’onyx mystérieux de sa vieille amie. Un long moment passa. Jusqu’à ce que l’univers se mette en branle pour exaucer son dernier souhait.
– Loma… Comme tu es belle… Merci… Je suis heureuse de te voir une dernière fois…
Isa savait qu’en effet elle allait périr d’ici peu. Elle dégageait l’odeur de la mort. Le chagrin dévora son monde. Elle allait la perdre…
– Moi aussi je suis heureuse… Grimpe sur mon dos.
Les jambes tremblantes, Isa accepta. Loma galopa, déploya ses ailes et s’envola dans les cieux, des plumes s’éparpillant dans la nuit. L’orage s’était tu, acceptant d’éclater plus tard pour leur offrir cet instant unique à toutes les deux.
Loma s’éleva très haut et partit du côté de son propre monde. Elle la transporta dans des champs verts scintillants, des petits ruisseaux regorgeant de poissons rouge clair. L’astre les baignait de sa luminescence bienfaisante.
Isa écarta les bras timidement.
– Je me rappelle de ce temps où nous planions ensemble… Là-bas j’ai fini par croire que je m’étais inventé un monde. Que tu n’existais pas. Que ce bonheur était le fruit de ma folie. Et tu vas me trouver odieuse, mais une part de moi est convaincue que je suis encore dans cette affreuse chambre blanche, à imaginer tout ça… Les effets des médicaments… – son sourire était amer – Il m’a fait mal… Dès mon arrivée dans sa ville… Je pensais trouver des gens comme moi… Juste ça…
Le cœur de Loma se pressa dans sa poitrine. Elle pleura et de ses larmes naquirent des Gardenias blancs.
– L’homme t’a souillée et je n’ai rien pu faire pour t’épargner. J’aimerais croire que tu vas te remettre, mais je sens l’odeur de la mort sur toi.
– Je sens aussi que c’est la fin…
Le vent s’engouffrait dans sa crinière. Un monde de bleu marine piqueté d’étoiles. Un monde silencieux, retenant son souffle.
– Isa… Tu sais… Quand tu venais m’embêter…
– Oui ?
– J’étais contente. J’avais beau te chasser, une part de moi avait hâte que tu reviennes.
Isa sourit.
– Et j’avais hâte que tu m’aimes.
– Mes sentiments n’ont pas changé. Je t’aime de tout mon cœur. Tellement qu’il va sans doute cesser de battre dès que le tien se sera arrêté.
– Loma…
– Alors, j’aimerais que cette chevauchée soit éternelle. Que nous volions toute la nuit ensemble.
Isa referma ses bras autour de son cou. Elle se remémora ses couronnes de colchiques, les chaudes journées d’été à l’ombre, ses doigts remuant à la surface du ruisseau. Les longues nuits d’hiver sous terre, dans un espace à peine suffisant pour elles deux. Les fleurs, les feuilles, le ciel infini. Un ciel tellement immense que toutes deux se grisaient à l’idée de tous ces horizons qu’elles parcourraient un jour. Un jour oui, celui où l’homme serait moins mauvais. Ou celui de leur mort. Un ballet aérien, des bouquets d’amour éparpillés dans les cieux.
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