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tome 1, Chapitre 1 « La Princesse de Glas de Cristal » tome 1, Chapitre 1

Chapitre 1 : La Princesse de Glas de Glas de Cristal

Un bruit de rouage grince dans l'atelier. Des fils colorés s’enchevêtrent. Ils dansent toujours plus loin sur le métier à tisser, enlaçant diverses destinées les unes aux autres. Les pédales s’activent, les lisses frémissent.

La femme voilée tisse. Une œuvre encore inachevée. Un vent chaud s’immisce dans sa demeure ensablée. Une demeure sans toit, sans lit, sans rien. Juste le métier à tisser horizontal et la chaise sur laquelle la dame est assise. Les étoiles brillent autour d’elle, éclairant son travail, ces nombreux fils chatoyants. Ses mains colorées au henné s’attardent sur le tissu. Les motifs visibles représentent un grelot et une clochette.

Les magnifiques yeux violets soulignés de khôl observent les prémices de son œuvre. Sa voix fait alors trembler la fibre de sa tapisserie, les étoiles, la poussière orangée vacillant dans cette galaxie.

– Vous vous demandez comment tout a commencé ? Ils se le demandent tous, puis finissent par oublier. Alors je tisse pour consigner le passé. Mais aussi pour célébrer la vie.

Ses mains tatouées caressent le grelot et la clochette.

– Mon histoire n'est qu'un fragment, qu’un fil imbriqué dans une triste destinée qui n'aurait pas dû exister. Oh non, elle n'est pas encore née vous savez. Laissez-moi vous expliquer, je vois l'avenir. Je suis impliquée, tout comme vous. Ne faites pas cette tête, vous êtes dans la trame depuis que vous vous êtes plongé dans les lignes du Destin. Sa vie vous concerne à présent.

Une poudre dorée volette, se rassemblant devant la Werelienne. Une bulle se forme, gonfle, imprégnée d’une image de toute beauté. Un château fait de cristal, des fleurs de toutes parts. Un ciel chargé de pétales roses, jaunes, orangés.

– Je suis partout. Dans le passé, le présent et le futur. Où suis-je en ce moment ? Peut-être dans une réalité à laquelle j'aurais aimé me soustraire. Hélas, mon pouvoir ne permet pas de changer sa vie. Mais, je me dis en vous voyant que vous pourriez peut-être faire quelque chose pour elle ? Comprendre ses souffrances qu’elle endure injustement. Je suis certaine qu'alors, elle se sentira moins seule. – elle marque un hiatus – Qui est-elle ? Un peu de patience.

Dans la bulle, une demoiselle ensanglantée est couchée, l’air dévasté.

– Ceci se produira, inévitablement. Ah ? Comment se retrouvera-t-elle là ? Le fleuve des Lychas l'y conduira. Sans aucune pitié. Mais remontons le temps voulez-vous ? Voici deux personnes très importantes dans cette histoire.

Deux amants s'insinuent à la surface de la bulle, l’image est trop floue pour distinguer leurs traits.

– Pourquoi ?... Mais pourquoi ?... – demande-t-elle, appuyée sur sa moitié.

Une voix indéfinissable leur rétorque :

– Parce que… Vous vous êtes aimés…

L’homme en soutane ferme son livre.

L'image vacille. La femme voilée explique :

– Ils brouillent le temps… Essaient d’effacer le passé… Aidez-moi, je vous en prie…

La bulle montre alors une demoiselle dont les cheveux ramenés en une unique anglaise tombent au-dessus de ses genoux. Un corps plutôt frêle, des atours de haute noblesse.

– C'est elle… S'il vous plaît, aidez-la dans sa quête.

Des rouages dorés apparaissent soudain dans ce monde céleste en perpétuel changement. Ils tournent, se rapprochant d’avantage.

– Plongez avant qu'ils n’interviennent ! Sinon il sera trop tard !

Elle tend sa main.

– Moi ? Je m'appelle Telmura. Tâchez de vous en souvenir. Dépêchez-vous, nous nous reverrons bientôt, je vous le promets !

Une lumière balaye le monde, les lignes se succèdent, amenant un univers merveilleux.

*

Talia dévala l'escalier de pierre qui conduisait à ses jardins. Vêtue d’une robe rose bouffante ornée de dentelle blanche, de hautes chaussures babydoll couleur bonbon, elle s’habillait comme elle l’entendait. Ses bas blancs imprimés de cœurs corail sur la longueur de la jambe étaient très mignons. Ses cheveux châtain coiffés en longue anglaise flottaient au rythme de sa démarche aérienne. Un ruban violet était noué au-dessus de sa frange. Ses yeux noisette tiraient sur le rouge au soleil. Les deux grelots à chacune de ses amples manches tintaient gracieusement à chacun de ses mouvements.

Talia passa devant les statues de pierre au milieu des jonquilles. Elles mettaient en scène des héros. Certaines incarnaient des professeurs qui avaient amélioré l’école de Magie de Glas de Cristal. D’autres de valeureux guerriers, survivants de la Guerre des Sables et de celle de Werel. Les autres dataient un peu et Talia ne s’intéressait pas spécialement à l’histoire, ni même à son Royaume. Tant qu’elle pouvait vivre paisiblement, les affaires politiques ne la concernaient pas.

Le ruban qui cintrait sa taille évoquait un papillon. À chaque marche qu’elle dévalait, il s’envolait derrière elle, lui donnant des airs de fée espiègle. Elle adorait les froufrous, les couleurs pastelles, tout ce qui était mignon. Même si elle allait avoir 14 ans, ça ne changeait pas. Quantités de peluches s’entassaient au pied de son lit comme lorsqu’elle n’était qu’une petite fille. Elle se réfugiait dans les ours en peluche, les rubans, la dentelle, les petits chapeaux, pour fuir la réalité. En s’habillant en petite poupée, elle avait l’impression d’en devenir une, épargnée de tout mal. C’est vrai, on conservait les poupées sur des étagères, on les coiffait, jouait avec en leur donnant du thé dans des dinettes. On ne les cassait pas, elles étaient trop précieuses…

Au plus profond des yeux de Talia, il y avait une ombre. Celle de son propre mal. Celui qu’elle cachait sous ses airs de gamine écervelée. Elle était la fille du Roi Agrabam XIIème du nom, un homme bienveillant aimé de son peuple. Quant à sa mère, la Reine Antania, elle demeurait un mystère pour tous. Son attitude renfermée et solitaire suscitait bien des ragots.

Talia faisait semblant de couler des jours heureux. Oui c’était plus simple… Elle n’avait qu’à croire qu’elle était choyée et dorlotée à longueur de journée. Après tout, elle disposait de seize dames de compagnie, trente-six bonnes à son service ainsi que les trois Conteurs Royaux pour la divertir, sans parler des courtisans qui l'admiraient et la chérissaient. Oui sans doute… En apparence…

Car…

« La Princesse Maudite ! C’est elle ! Cette enfant doit mourir ! Il faut la brûler ! » « Votre Altesse, vous connaissez la prophétie, votre descendance apportera le malheur ! »

Elle n’arrivait pas à se rappeler du visage de son père lorsqu’il avait écouté son peuple et tous les nobles qui s’étaient réunis pour l’occasion. Il était de dos, comme éreinté sous le poids de ces accusations. Ses épaules étaient voûtées. Elisa la protégeait pendant que sa mère fixait le vide d’un air hagard. Sa mère…

Elle secoua la tête pour chasser ces souvenirs qu'elle avait préféré enterrer à tout jamais. C'était du passé tout ça… La haine des gens n’était pas justifiée. Une simple fable qu'elle avait imaginée, voilà tout. C'était plus simple comme ça. Il n’y avait pas de malédiction, c’était une histoire comme on en invente en jouant à la poupée. Des contes effrayants où un prince finit toujours par rompre le charme. Mais alors, est-ce que les poupées survivaient ? Après tout elles étaient figées dans l’éternité, que quelqu’un vienne les chercher risquait de tout chambouler, voire même de les casser.

Talia tira sur son anglaise. Elle devait penser à autre chose. Chasser cette mélancolie pour ne pas sombrer dans la terreur. Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Elle était en sécurité dans sa maison de poupées. Une immense maison faite de cristal, des jardins à profusion. Une maison qui contenait toute sa famille. Une poupée ridée, oui son père était vraiment vieux. Elle se demandait souvent comment sa mère avait pu l'épouser. Probablement un mariage arrangé qui satisfaisait tout le monde. Une alliance qui unifiait des terres et instaurait une paix durable.

La Princesse s'assit sur une marche et appuya son menton au creux de sa paume pour réfléchir. Décidément les gens étaient stupides. On sacrifiait leur bonheur pour d’autres maisons de poupées, afin de les agrandir toujours plus, en accueillir de nouvelles. Et elle dans tout ça ? La marierait-on avec un vieillard obèse ? Elle secoua ses bras dans tous les sens comme pour rejeter cette éventualité.

– Erk !

– Humhum.

Elisa toussota devant elle. Elle remplissait sa fonction de dame de compagnie depuis de nombreuses années. D’entre toutes, c’était sa préférée. Elle la voyait comme une amie et se confiait souvent à elle. Son costume blanc et bleu pâle ne faisait qu’accentuer l’austérité de son chignon blond. Ses yeux d’apatite rappelaient la mer, calme sous le soleil d’été. Elle avait le teint pâle et quelques taches de rousseur sur les joues. Bien qu’elles n’aient que trois années de différence, Elisa avait su lui donner toute l’affection que sa propre mère lui avait refusée. C’était une sorte de grande sœur de classe inférieure très compatissante.

– Elisa, ça fait longtemps que tu es là ?

– Pas tant que ça, je vous cherchais.

Talia n’aimait pas qu’elle la vouvoie. Autrefois elles avaient su se rapprocher comme de vraies sœurs, mais une servante devait rester à sa place, surtout si elle voulait conserver son travail.

– Je vous rappelle que vous fêtez votre anniversaire dans une semaine. Monseigneur votre père m'envoie vous demander ce que vous désirez manger.

– Pfft… Je ne comprends pas pourquoi père y accorde autant d'intérêt. Ce n’est qu’un anniversaire de plus, ennuyeux et ridicule. Tout le monde mangera et boira au point de vomir sous la table. Nous devrons faire comme si de rien n’était. Certains m’insulteront copieusement. Et pas uniquement parce que je ressemble à une petite fille dans mes vêtements.

– Vous en avez d’autres dans les penderies que je vous ai fait apporter.

– Je n’en veux pas. Je suis la Princesse, j’ai encore le droit de m’habiller comme je l’entends.

Elisa haussa les épaules à défaut d’objecter. La Reine n’apprécierait pas les extravagances de sa fille une année de plus. C’était une jeune fille à présent, elle devait penser à l’image qu’elle donnait. Un jour elle dirigerait le Royaume aux côtés d’un Prince remplissant les critères requis pour être un bon monarque.

– Vos 14 ans sont très importants. La Cérémonie de cette année sera décisive.

– Je sais…

– Vous devriez aller voir votre père sans plus tarder.

– Je n'ai pas le choix de toute façon… Je ne l’ai jamais eu…

Talia se leva en soupirant. Elle épousseta sa robe d'un revers de main.

*

Les jardins étaient immenses. Les nobles qui venaient y flâner s'y perdaient facilement. Dans ces cas-là les jardiniers faisaient office de guide. Ça devenait si fréquent qu’ils commençaient à connaître les invités du Roi Agrabam. Certains devenaient irritables, ils étaient jardiniers bon sang, leur travail ne consistait pas à ramener des nobles dans leurs quartiers !

Talia longea les rangées de jonquilles, de jacinthes, de lys, de glycines, de roses et enfin de tournesols rayonnants. Un tapis de velours rouge s'élargissait vers l'intérieur.

Armando la salua avec ferveur. C’était le cuisinier le plus réputé de Glas de Cristal. Ventripotent, une moustache tellement proéminente qu’elle tombait lourdement sur sa bouche. Il mangeait beaucoup, un bon vivant comme diraient certains. Vêtu de rouge et de blanc, sa chemise sur le point de craquer, il aimait avant tout tailler sa moustache dont il tirait une grande fierté. Il connaissait les chants traditionnels de chez lui et n’hésitait pas à les entonner de sa voix portante, Herbt l’un des jardiniers, l’accompagnait alors à l’accordéon. Armando agitait les mains, bombant son torse, enfin la graisse qui débordait de son torse. Talia le trouvait attendrissant et l’applaudissait pour l’encourager. Il avait un frère jumeau répondant au nom de Bernardo qui était parti servir un homme très influent dans un autre pays. Parfois il se mettait à parler dans sa langue natale en se languissant de lui. Mais aujourd’hui son humeur était joyeuse, comme la plupart du temps. Tant qu’il mangeait bien et fredonnait comme il le voulait, tout allait bien. Les cuisines étaient toujours envahies de sa voix chantante. La plupart des commis qui ne parlaient pas cette langue finissaient par chanter avec lui, à son plus grand bonheur.

– Principessa, vi lascio la cura di scegliere la cena per i vostri 14 anni.

– Armando, tu sais bien que je ne connais que quelques mots de ta langue maternelle.

– Scusatemi. Ah no! Pardonnez-moi Princesse ! – même en parlant la langue Cristalienne, il conservait son accent chantant, roulant la plupart des lettres – J’aimerais savoir ce que vous aimeriez manger pour votre compleanno, uh, anniversaire. C’est à moi qu’il faut chiedere, ah Armando, no ! Demander ! Demander ! À moi, pas à votre padre.

– Je sais, mais les formalités, tu sais ce que c’est.

Il fit un geste agacé.

– Scartoffie ! – il se lissa la moustache – Demande-moi ce que tu veux ! Mangia bene !

Sa forte pilosité se devinait à ses mains velues. Il était aussi poilu que gentil. De nombreuses fois, Talia s’était faufilée en douce aux cuisines pour qu’Armando lui donne une douceur. Ses parents réprouvaient cette attitude, mais ces petits moments faisaient partie de sa bienheureuse enfance. Les rares moments joyeux auxquels elle avait eu droit. Il n'avait jamais jugé la Princesse, elle lui en était très reconnaissante.

– Ce que je veux ? Dans ce cas, tes ricciarelli, ton panforte, oh et tes pastigle… – elle bavait en rougissant – Tout ce que tu cuisines est tellement bon…

Armando rit de bon cœur. Talia adorait les pâtisseries de sa ville natale : Meldana. Dans ses débuts, il avait même reçu les compliments de Lario Garanza, le peintre de la cour. Puis, comme son frère, il était parti en voyage. Il s’était finalement arrêté à Glas de Cristal où il se plaisait.

– Je doute que votre padre approuve.

– Votre père par-ci, votre père par-là… Que c'est barbant ! Je suis obligée de le voir maintenant en plus…

– Non lo fate aspettare.– il fit une courbette – A presto !

Talia le regarda s'éloigner. Il lui avait sûrement suggéré de ne pas faire attendre le Roi. Cela semblait tout naturel de rendre visite à son père. Pourtant elle détestait ces entrevues. Devait-elle conclure qu’elle le détestait, lui ? Elle grimaça. C’était sans doute une autre histoire de poupées, de celles qui restent dans les profondeurs du silence et ne se manifestent que dans les faux-semblants.

Talia poursuivit son chemin sur le tapis en velours rouge. Il était régulièrement nettoyé, une maniaque de la propreté officiait ici. Elle se prénommait Carla et astiquait à une vitesse fulgurante. Ses compétences surpassaient l’humainement possible et Scrabouille était en pleines négociations pour pourvoir un nouveau poste consacré à la purification par la propreté. Selon lui, cette femme usait de Magie et avait tout à fait sa place au sein de son établissement. L’École de Magie de Scrabouille, appelée également École de Haute Sorcellerie de Glas de Cristal, était la plus cotée. Diverses matières y étaient enseignées, de l’Alchimie à l’Aquamancie en passant par la Scotomancie… Tout le monde y trouvait son compte, des gens de tous les pays venaient pour apprendre. L’école était relativement proche du château, Talia regardait parfois les élèves pratiquer leur art dans les jardins. Combien de fois elle les avait admirés derrière sa grande baie vitrée, sans oser s’approcher ? Ces jeunes Mages qui avaient déversé des cerceaux de flammes dans les airs sans brûler la moindre fleur. Des papillons incandescents dansant sous la lune bleutée, de la neige en été… Apprendre la magie avait l’air captivant. Mais les poupées ne savent pas comment faire, enfermées dans leur sinistre demeure. Une demeure si belle, si étouffante…

Des courtisanes pouffèrent un peu plus loin, à l’approche de Talia. Trop maquillées et trop parfumées. Elles saluèrent la Princesse en se retenant de rire, Talia les ignora. Elle avait l’habitude des moqueries. Sa bouche en cœur et son petit visage triangulaire mettaient en évidence ce qu’elle était : la poupée de Glas de Cristal. Les poupées ne vieillissaient pas. Ces filles pouvaient bien rire, quand elle aurait leur âge, tout serait identique. Ses os seraient toujours aussi fins. Aucune ride ne viendrait troubler son visage de porcelaine. Sa magnifique anglaise conserverait cette couleur de début d’automne. Elle resterait intacte, si toutefois elle survivait jusque-là.

Les femmes cessèrent d'agiter leur éventail. Cette petite peste leur tapait sur les nerfs, mais elles ne devaient pas l’insulter ouvertement pour ne pas être exclues de la Cour. On ne contrariait pas Sa Majesté Agrabam, elles en avaient fait les frais des années plus tôt. Mais cette gamine était une source de malheur, elle subirait un sort funeste très prochainement. Sa mort éviterait la catastrophe. Lorsque tant de vies sont en jeu, il vaut mieux réduire à néant celle qui menace les autres. Elles se regardèrent d'un air entendu. Oh non, elles ne tenteraient rien, le Destin s’en chargerait par lui-même…

Talia grimpa les marches en caracolant. Autrefois ses talons la déséquilibraient, à l’époque elle les portait pour avoir l’air plus grande. Quel paradoxe, elle qui souhaitait rester une enfant. Elle n’aimait pas qu’on lui marche dessus, qu’on la percute. Les gens ne la voyaient pas, ou plutôt faisaient semblant de ne pas la voir. Elle s’imposait à eux tout en couleurs et en délicatesse. De fait, elle portait déjà des chaussures à plateformes. Elle complexait beaucoup sur son apparence, surtout son poids. Elisa lui répétait sans arrêt que l'adolescence autorisait les rondeurs. C’était même mieux pour bien grandir. Mais elle ne comprenait pas qu’une poupée n’avait pas le droit d’être replète. Non, une poupée devait être gracieuse, sa chair sans défaut. La peau était vouée à rester aussi pure que la porcelaine dans laquelle l’âme était prisonnière. Les légendes sur les poupées l’avaient toujours fascinée. On disait que certaines d’entre elles, fabriquées des mains d’un Mage, étaient des enveloppes vides attendant qu’un mortel s’en empare pour dérober leur âme. Parfois elle se faisait la réflexion que c’est ce qu’elle attendait : une âme. Demesdis avait un tout autre point de vue sur ce que les gens surnommaient âme. Pour lui, tout passait par le sang. En tant que Werelien, ça n’avait rien de surprenant. Il était haï pour ce qu’il était, mais il restait, pareil à une flamme brillant dans l’obscurité. Peut-être que des gens avaient essayé de le tuer. Mais se débarrasser d’un Maître du Sang était difficile. Talia se sentait en sécurité en présence de Demesdis. Il y avait aussi Ulrath, très cabotin et Fagrey obèse. Il la répugnait presque. Pourtant il était gentil, mais faisait sans doute le triple du poids d’Armando. De grosses alvéoles de sueur tachaient son costume de Conteur Royal au moindre effort. Elle sourit en pensant à eux. Puis ses lèvres retombèrent, cédant à l’amertume. Les Conteurs relataient les anciennes prophéties, dont celle qui annonçait que la descendance royale apporterait la fin des temps avec elle. Elle ne pouvait s’empêcher de les considérer comme responsables. Pourtant ils ne la détestaient pas, ils consignaient les faits, passé et avenir, comme leurs ancêtres avant eux. Visionnaires, ils ne s’étaient jamais trompés, ce pourquoi cette prédiction avait autant de poids. Celle qui la concernait ne venait pas des trois Conteurs actuels, néanmoins, leur simple existence lui pourrissait la vie.

Talia traversa l'aile ouest et remonta en appuyant sa main gauche sur la rampe dorée. Les gardes se postèrent dignement à son passage. Eux au moins faisaient l’effort de la respecter à son passage.

Arrivée dans un couloir trop large pour son corps minuscule, elle bifurqua vers le fond. Le bureau du Roi. Elle poussa les poignées en tête de serpent et de dragon. Les portes s'ouvrirent sur un bureau rempli de livres : Manuels de Magie, paperasses, fleurs séchées dans des livres… Encriers, plumes diverses, coffres scellés, peintures de guerre… Tout était à la même place d’aussi loin que Talia s’en souvienne. Une odeur dérangeante flottait toujours ici, même en s’appliquant, Carla n’arrivait pas à s’en débarrasser. Celle d’un ours en train de mourir. C’est l’image qui lui venait à l’esprit. Mais elle n’avait jamais croisé le moindre ours. Alors cette comparaison était sans doute infondée. La pièce était propre, bien sûr, pourtant le clair-obscur donnait une impression de saleté. Pas de poussière, non. Plutôt une sorte de souillure, comme la marque d’un mort imprégnée dans cette pièce. Talia divaguait, comme toujours. Les petites filles fabulaient toujours, pour échapper à leur ennui. Elles essayaient de s’inventer un monde fantastique. À moins qu’elles ne fuyaient la réalité, quelque chose de si terrible qu’il valait mieux rester enfermée dans des atours de dentelle pour toujours.

Agrabam regardait par la fenêtre, l'air soucieux. Talia hésita avant de faire quelques pas. Il savait qu’elle était là, comme un serpent recroquevillé sur lui-même, prêt à fondre sur sa proie…

Talia claqua son talon sur le sol pour rompre le charme.

– Tu viens me voir si rarement… – constata-t-il sans se retourner.

Elle tritura ses doigts, mal à l'aise.

– C'est que…

– Je vais finir par croire que tu m'évites.

– Euh…

Il baissa la tête et se retourna pour lui faire face. Sa tête était irisée de cheveux argentés, voire blancs. Ses yeux de braises étaient identiques aux siens. Une étoffe rouge alourdissait sa démarche, sa cape traînant sur le sol. Son visage ridé était très long, comme ses mains analytiques couvertes de bagues onéreuses.

– Tu n'aimes donc plus ton vieux père ?

Elle eut un rictus. L’avait-elle aimé ne serait-ce qu’une seconde ? Elle n'avait jamais compris ce qui la poussait à l'éviter. D’un ton léger elle mentit, comme une poupée le ferait avec le sourire.

– Vous vous faites des idées !

Agrabam l’étudia. Talia se para de son meilleur sourire. Des lèvres rose vif arquées vers le haut. Les yeux gris du monarque étaient trop dérangeants pour qu’elle soutienne son regard. Elle préférait fixer un autre point pour surmonter son malaise, mais aussi pour rester de porcelaine. Que la chair reste enfermée sous cette carapace de perfection.

– J'ai demandé ta présence afin que nous discutions ensemble de la réception. J'aimerais que tu te charges des préparatifs. Ce que tu aimerais manger, les décorations qui te font envie, les invités assis à tes côtés… Bref, note tout ça rapidement, il ne reste qu’une semaine.

– C'est très gentil de me laisser choisir.

Elle hocha la tête comme si ça lui faisait réellement plaisir. Partir d'ici était sa priorité. Elle se sentait de plus en plus mal à l'aise…

Agrabam lui remit un rouleau de parchemin ainsi qu'une plume magique, capable de noter n’importe quoi sans encre.

– Pour le repas, rien d’extravagant, il faut des mets qui plaisent à tous les convives.

Talia bougonna. Premièrement elle n'avait aucune envie de lister ses invités qu'elle ne connaissait pas pour la plupart. Elle n’avait aucun ami à part Elisa qui n’avait pas le droit de s’asseoir à sa table à cause de son statut de dame de compagnie. Deuxièmement, elle désirait un festin de Meldana pour faire connaître la cuisine d’Armando.

– Comment pourrais-je deviner ce qui plaît à tout le monde ?

Le Roi déploya sa cape.

– La noblesse ma petite fille. Tu es prédisposée à aimer le luxe, les spécialités rares et raffinés, la soie la plus chère, les bijoux les plus brillants.

Elle fit la moue.

– Je n’aime pas les diamants, l’or, le Cocktail de Miller… Je préfère la dentelle, le chocolat, les pâtisseries…

Agrabam se passa une main sur le visage, contrarié. Talia était espiègle, capricieuse, têtue, terriblement puérile… Son corps maigre la rendait fragile. Il était certain qu’elle aurait pu se briser comme un rien à la moindre remarque de sa part. Elle refusait de grandir, c’était désespérant. Mais elle restait sa fille.

– Tu peux disposer.

Elle exécuta une révérence à la hâte.

– Bien père.

Et elle sortit.

Il la regarda s'éloigner, légère, mignonne. Elle ne semblait pas l'aimer. Il l’avait remarqué et le ressentait.

Il sortit un médaillon forgé dans un matériau rare. Des feuilles dorées recouvraient la forme ovoïde. Agrabam le suspendit par la chaînette et le regarda tournoyer.

*

Talia retourna aux jardins. Elle y passait la plupart de son temps. Les gens pouvaient bien la dénigrer, elle connaissait toutes les fleurs par cœur et ne s’y perdait pas contrairement à eux.

La plume en main, assise sur la balancelle qui oscillait au milieu des coquelicots rouge vif, elle n’avait pas la moindre idée de quoi écrire.

Herbt vint à sa rencontre.

– Ah Princesse, je suis content de vous voir ! Figurez-vous qu’il m’est arrivé une sacrée mésaventure !

Poil-de-carotte aux yeux bleus, des taches de rousseur plein le visage et un nez proéminent, il accompagnait Armando à l’accordéon quand l’occasion se présentait. Talia enfonça ses talons dans la terre pour que la balancelle s’arrête.

– Bonjour Herbt. Que t’arrive-t-il ?

– Bon sang ça ne fait que depuis trois mois que je travaille ici et je viens de me faire insulter par un sauvage !

– Un sauvage ?

– Oui ! Un rustre qui vient enseigner la Géomancie !

– Ah, la Magie Terrestre. Je croyais qu’elle n’était plus au programme depuis trois ans.

– Vous êtes sacrément bien informée !

Elle rosit légèrement.

– Même si je n’étudie pas, je m’y intéresse.

– Qui sait, peut-être que tout changera après la Cérémonie ?

Talia baissa la tête et recommença à se balancer. Elle écouta distraitement les plaintes du jeune homme. Il s’était fait durement molester par le Ballow. Cet homme-buffle n’avait aucun respect, vindicatif et féroce. Après avoir vidé son sac, Herbt vaqua de nouveau à ses occupations. L’après-midi déclinait. Une fine brise printanière se faufilait parmi les coquelicots. Talia se balançait, fixant sa feuille blanche. À l'époque, on utilisait de la peau de veau mort-né pour en fabriquer. Mais à présent, les découvertes actuelles permettaient de créer du papier à partir de fibre. Son père en possédait un très particulier, fabriqué à partir du cristal dont il était si fier. Ce cristal merveilleux qui s’élançait vers les cieux pour narguer les Dieux. Oui, une bien belle maison de poupées. De hautes tours étincelantes. Des nuages informes se détachaient du ciel orangé, le cristal absorbait cette lumière, la projetait comme un feu d’artifice. Elle en avait déjà vus quelques-uns, c’était superbe. Tous ces éclats qui explosaient dans la nuit, tant de couleurs et de formes, se mélangeant ensemble… Le ciel était synonyme de liberté, il avait quelque chose d’effrayant, si vaste, sans le moindre mur pour délimiter son existence.

Talia appuya la plume contre ses lèvres le temps de se décider, puis inscrivit ce que les gens apprécieraient sûrement. Elle devait se mettre à leur place, c’était horrible car elle devait sortir de sa coquille de porcelaine le temps de s’immerger au milieu de toutes ces vies insipides.

Oies blanches cuites dans leur jus

Canards aux olives et aux oranges

Civets de lapins

Sangliers aux champignons

Faisans en sauce

Pommes de terre à la Crème de Therd

Potages de poireaux

Pains chèvre-miel

Fondants au chocolat

Gâteaux à la noix de coco

Veloutés aux pommes

Beignets de framboises

Cocktail de Miller

Talia s’étira, rester la tête penchée aussi longtemps lui valait une douleur aux cervicales. Elle avait mis plusieurs desserts très appréciés globalement. Si ça ne tenait qu’à elle, Armando aurait cuisiné des plats de chez lui exclusivement. Et mieux, il n’y aurait eu que des desserts. Toutes les poupées aimaient le sucre. Un délicieux sucre roux dans une bonne tasse de thé. Car elles étaient distinguées. Elle pencha la tête de côté et rêvassa un long moment.

Le crépuscule s’effaçait doucement tandis qu’elle luttait contre le sommeil. Elle se fatiguait très vite et n’aimait pas qu’on impute sa fébrilité sur le compte de sa maigreur. D’ailleurs les gens avaient tort, elle n’avait pas que la peau sur les os. Elle dormait facilement neuf à douze heures par nuit quand son corps lâchait prise, dans ces cas-là même une trompette n’aurait pas réussi à la réveiller. Mais parfois, l’insomnie l’en empêchait. Toutes sortes de pensées affluaient dans sa tête et elle s’épuisait plus qu’autre chose. C’était presque amusant de songer qu’on pouvait s’épuiser dans son propre lit.

Elle se frotta les yeux, bâilla, une larmichette à l’œil. Puis elle se leva. Ses jambes avaient du mal à la porter, elle avait hâte de dormir. Elle quitta donc le champ de coquelicots. Le ciel peignait un rose terne, il avait quelque chose de mélancolique. Talia préférait toujours le crépuscule à l'aurore. Les couleurs se désagrégeaient lentement avant de céder la place à la nuit.

Elle s’arrêta dans l’allée des glycines, une de ses préférées. Elle avait envie de rentrer mais s’accordait toujours quelques minutes ici. Puisqu’il n’y avait personne, elle entra dans sa cachette secrète. Elle récupéra une grappe mauve dans sa main délicate et respira leur odeur. Elle la réconfortait toujours. Cet endroit était son petit havre de paix. Elle se faufilait sous des trompe-l’œil pour ensuite savourer ce spectacle. Les invités ne savaient pas qu’on pouvait entrer par-là, Leraje l’avait confectionné pour elle, afin qu’elle ait un endroit loin de la foule et des ragots. Talia s’émerveillait toujours au contact de toutes ces fleurs qui pendaient au-dessus de sa tête, déversant quelques pétales de temps à autre. Elle s’en imprégnait tout entière. Sa peau sentait toujours bon à force de flâner dans les jardins, surtout grâce à ces délicieuses glycines à l’arôme miellé.

Talia eut soudain la nette impression de ne pas être seule. Elle se retourna, des pétales fragiles se dispersant dans sa cachette. Ses yeux s'étrécirent. Un garçon se tenait là. Ses cheveux ondulés lui évoquèrent du chocolat et du caramel réunis sur sa tête. Il avait les yeux noisette et une pâleur maladive. Ses atours noirs cascadaient sur ses courbes agiles, pareils à une chauve-souris élimée. Le tissu se découpait comme si un amateur avait donné des coups de ciseaux sur toute la longueur de son manteau et de ses manches. Ça lui donnait de faux airs de démon. Elle le dévisagea. Il regarda par-delà les grappes de glycines en direction du château en cristal, puis il prit la parole d’une voix lugubre, teintée de dédain.

– Alors c'est ça, le château d'Agrabam ?

– Oui en effet, mais qui es-tu ?

Il ignora sa question.

– Franchement, je m'attendais à mieux. Toutes ces fleurs inutiles… Et si on les remplaçait par une mer de cadavres sur du sable ?

Talia éprouva un frisson le long de sa colonne vertébrale. Faisait-il allusion à la Guerre de Werel ? Ou à la Guerre des Sables ?

– Des cadavres… ?

La nuit s’était installée. Les glycines avaient perdu leur éclat mauve pour se vêtir d’un bleu silencieux.

– Ouais des cadavres.

– Pourquoi ?

Son sourire dédaigneux laissa apparaître des crocs aiguisés.

– Parce que Glas de Cristal a une dette.

– De quelle dette parles-tu ?

– Quoi tu ne sais pas ?

– Non je l’ignore. Comment es-tu entré ici ? Je suis la seule à connaître cet endroit.

Il appuya sa main gantée de velours sur sa tête comme s’il était en présence d’une sacrée cruche.

– Comment t'appelles-tu ? – insista-telle.

Il fronça les sourcils.

– On se présente avant de demander le nom de quelqu’un.

Consternée, Talia garda la bouche ouverte quelques secondes. Ce garçon ne savait pas qu’elle était la Princesse ? C’était sans doute le seul de tout le Royaume…

Il reprit :

– D’ailleurs, tu es une courtisane ? Tu as l’air un peu jeune pour t’intéresser au vieux croûton, mais sait-on jamais, peut-être que c’est ce qu’il aime ?

Talia rougit, à la fois de colère et d’indignation. Elle le poussa dans l’humus. Comme il ne s’y attendait pas, le nouveau venu n’eut pas le temps d’esquiver.

– Ne me dis pas que je t’ai vexée ? C’est qu’elle est susceptible la bourgeoise !

– Agrabam est certes vieux, mais il ne fricote pas avec des petites filles !

Le nouveau venu l'attrapa par le mollet et la fit chuter dans l'humus à son tour.

– Toi tu n’as rien d’une petite fille.

Scandalisée, Talia constata que sa belle robe était tachée et ses cheveux tout sales.

– Comment oses-tu ?!

– C’est toi qui m’as poussé en premier.

– Parce que tu es vulgaire ! Tu devrais avoir honte de proférer de telles choses !

– J’ai peut-être raison qui sait ? S’il faut, Agrabam les prend avant l’âge de 10 ans, quand le corps est en pleine croissance et les fillettes sans défense. Ou alors il préfère les petits garçons, qui sait ?

Profondément dégoûtée par ses propos, Talia le chahuta sur la terre fraîchement humide. Plus ils gesticulaient, plus ils s'encrassaient. Mais elle n’avait pas spécialement de force. Il ne tarda pas à prendre le dessus, serrant ses poignets au milieu des pétales de glycines fraîchement tombés.

– Pourquoi prendre la défense d’un vieux sénile ? Tu comptes le dépouiller de sa fortune ?

Talia lui jeta un regard chargé de colère.

– Je te ferai ravaler tes injures !

Cette réplique l’amusa.

– Oh, et comment ?

Elle ne répondit pas, mais ses yeux eux, avaient beaucoup de choses à dire. Il resta quelques instants ainsi. Il aurait pu faire tant de choses ici, tout de suite. Soulever ses jupons et la prendre. Mais il n’en fit rien. Le regard qui pesait sur lui dégageait quelque chose d’inattendu. Sa main droite relâcha le poignet fragile pour effleurer son visage.

– J’attends ça. Fais-moi ravaler mes injures.

Talia avait peur. Mais le jeune garçon se releva et s’épousseta pour se débarrasser de la terre qui le recouvrait.

– Je dois rentrer. On se reverra peut-être ici une prochaine fois ?

Il s’ébroua et partit. Talia s’assit, les jambes tremblantes. Elle fondit en larmes sans parvenir à se contrôler. La poupée venait de se faire jeter par terre et la fissure l’avait manquée de peu. Une ligne droite et rouge qui aurait brisé la porcelaine en un seul coup…

*

Les portes du château étaient désormais fermées. On pouvait entendre les domestiques s'inquiéter pour leur maîtresse. Talia n’avait pas de robe de rechange et n’avait aucune envie que des gens la voient dans cet état. Ils l’insulteraient d’avantage, ouvertement ou derrière son dos. Non, il fallait qu’elle emprunte le passage secret qu’utilisait parfois Demesdis.

Du bruit l’obligea à se plaquer contre la pierre. Des voix saluèrent la Reine timidement. Antania avait une trentaine d'années en apparence. Personne ne connaissait son âge exact. La peine avait ravagé ses traits, des cernes bleutés soulignaient ses yeux d’ébène. Sa chevelure auburn était retenue dans un filet noir. De légères rides tiraient la peau de sa gorge, contrastant avec sa jeunesse et sa beauté. Talia en éprouvait toujours un petit pincement.

Sa voix froide et impérieuse résonna.

– Où est ma fille ?

Elisa tripota son tablier, comme si le tissu pouvait couvrir sa négligence.

– Je l'ignore Votre Majesté…

Antania sourcilla faiblement. L’enthousiasme semblait l’avoir désertée depuis fort longtemps.

– Je vais la chercher moi-même dans ce cas…

– Non Votre Altesse, vous devez vous reposer !

– Ose me contredire encore une fois et je te promets une punition que tu ne seras pas prête d’oublier. Bonne à rien, incapable de surveiller l’héritière de mon Royaume… La vie d'un enfant est bien trop précieuse, mais tu n’es qu’une écervelée incapable de le comprendre.

Antania la dépassa et continua son chemin. Talia comprit à quel point sa mère s'inquiétait. Ses humeurs changeaient trop vite pour parvenir à la comprendre, d’ailleurs ses pensées restaient très mystérieuses. Elle tenta d’ouvrir la cavité menant au souterrain, mais celle-ci resta bloquée. Qu’avait fait Demesdis au juste ?

Elisa s'apprêtait à partir, Talia essaya de capter son attention.

– Psst, Elisa !

– Hein ?

– Ici !

– Mademoiselle ?

– Oui, je suis là. Mais le passage secret est fermé, je n’arrive pas à ouvrir.

Elisa regarda à droite et à gauche pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne avant de se pencher.

– Je vais chercher Demesdis.

– Non, ce serait trop long, il est peut-être sorti en plus.

– Alors je vais ouvrir la grille.

– N…non ! Je ne veux pas que les gardes me voient comme ça, je suis tombée dans la terre, je suis toute sale…

– Alors que comptez-vous faire ?

– Je vais escalader.

Elisa ouvrit de grands yeux. Elle comptait escalader le rempart ?

– C’est ridicule, vous allez vous faire mal !

– Mais non. J'ai juste besoin de ton aide.

Elisa s'assura que personne ne traînait par-là une fois de plus.

– Je préfère aller chercher le Professeur Farimar qui vous fera léviter jusqu’ici.

– Je n’en ai pas envie. Il va jaser. Aurais-tu une corde ?

– Vous vous doutez bien que non… Vous n’êtes pas raisonnable, vraiment.

– Bon, eh bien dans ce cas je vais grimper toute seule.

– Pardon ?!

– Aller Talia ! C’est parti !

– Princesse, vous perdez la tête !

– Je n’ai confiance en personne à part toi.

Elisa en était convaincue. Après tout, il fut un temps où elles étaient très proches.

Talia prit appui sur la roche. Ses petites mains s'égratignèrent, certains blocs étaient mal taillés. Elle y voyait mal avec cette pénombre. Néanmoins elle insista. Prendre appui avec ses chaussures à talons était périlleux. Ses ongles en pâtirent. Elle maudit le jeune garçon pour tout ce qu’elle endurait pas sa faute. Mais en même temps elle défiait le Destin. Scrabouille lui avait expliqué que certains Mages prenaient conscience de leurs talents lorsqu’ils se retrouvaient dans des situations extrêmes. Elle avait envie de croire qu’elle aussi était prédisposée à la Magie. En frôlant la mort, ses dons se manifesteraient peut-être ?

Alors qu'elle était presque arrivée en haut, elle marcha sur l’un de ses gros rubans qui se déchira et se coinça. Elle tira dessus pour se défaire.

– Princesse, que faites-vous ? Donnez-moi votre main !

– Mon ruban s'est déchiré…

– Ça n’a pas d’importance, prenez ma main !

Elisa tendait fermement son bras. Talia saisit sa main, perdit l'équilibre en grimpant et tomba. La dame de compagnie attrapa le poignet de sa maîtresse de sa main libre. Il y eut un crac. Puis elle la remonta.

– Est-ce que vous allez bien ?

Talia touchait son épaule en grimaçant.

– J’ai un peu mal…

– Je vais vous soigner et vous décrotter.

– Merci Elisa.

Les yeux bleus se posèrent alors sur la robe de la Princesse. La lumière des braseros mettait en relief le terreau sur le tissu déchiré. Talia était sale et blessée. D’habitude elle jouait sans se salir en veillant à ne pas tomber. Que s’était-il donc passé ? Avant qu’elle ait pu le lui demander, une démarche veloutée se rapprocha des remparts. Catastrophée, Elisa partit à la rencontre de la seule personne à sa connaissance qui marchait de cette façon afin de la retarder.

Elle avait visé juste, la Reine Antania réapparut. Cette façon de bouger très doucement en posant le pied de manière altière en évitant de faire trop de bruit lui était propre. Elisa esquissa un sourire de circonstance.

– Majesté ? Avez-vous oublié quelque chose ?

La Reine la fixa.

– J'ai cru percevoir la présence de ma fille ici.

– Ah vraiment ?

– D’ailleurs votre tablier est taché de boue.

– Ah oui, je suis tombée…

– Vos chaussures sont propres. Dites à ma fille de prendre un bain avant de se coucher. – elle repartit – Bonne nuit.

Elisa frissonna. Cette femme était sacrément perspicace. Trop même. Malgré son état dépressif, rien ne lui échappait. Parvenait-elle réellement à ressentir l’aura des gens ?

Talia la rejoignit. Sa mère était vraiment très forte. En revanche qu’elle traite Elisa de bonne à rien ne lui plaisait pas. Elle était la seule responsable de ses actes. Si elle n’avait pas traîné, rien de tout ça n’aurait eu lieu.

– Mon ruban est resté coincé un peu plus bas, j’ai peur que les gens se rendent compte que c’est le mien.

– Ils n’ont aucun moyen de le deviner.

– Ceux qui m’ont vue aujourd’hui s’en souviendront sûrement.

– Vous avez tort de croire les gens doués de mémoire. Ils se rappellent de ce qui les arrange.

– Justement…

– Nous nous en occuperons demain. Allons nous décrasser. Et expliquez-moi ce que vous faisiez dehors à cette heure.

Tout en se dirigeant vers sa chambre en catimini, arpentant des couloirs déserts, Talia raconta sa rencontre avec le jeune garçon. Elle pouvait se confier à Elisa sans redouter une quelconque trahison. Cette fille savait garder les secrets.

Par chance, elles ne croisèrent personne. Arrivées à la baignoire, Elisa versa de l'eau et posa ses doigts sur une carte portant le symbole du Feu. Les parchemins magiques étaient bien pratiques, le liquide se réchauffa instantanément. Talia y entra avec plaisir.

– Ah elle est bonne…

Elisa chercha à en savoir plus.

– Vous dites qu’il vous a fait tomber, et ensuite ?

Talia avait un peu honte.

– Honnêtement… J’ai eu très peur. Il était sur moi, j’ai cru qu’il allait me… me violer…

– Est-ce qu’il vous a touchée ?

– Non. Enfin, juste mes poignets et ma joue, c’est tout. Il n’a rien tenté. Ça ne m’a pas empêché de pleurer comme une madeleine une fois seule…

Elisa était très affectée.

– Comme je regrette que vous ayez dû endurer cela…

– Je suis intacte. C’est le principal. Tu imagines si je m’étais fait déflorer avant mon mariage, pire qu’il m’ait engrossée ?

Elle versa de nouvelles larmes.

– Princesse…

– Pardon, c’est la tension nerveuse, ça va passer… Rien que d’imaginer tout ça… J’en ai le vertige…

Elisa mit le linge sale dans la panière pourvue à cet effet.

– Quelles étaient ces insultes ?

– Il a traité mon père de vieux croûton. Et…

– Et ?

Elle ressassa les mots durs, essayant de les faire sortir. Elle y parvint, non sans difficulté.

– Il a dit qu’Agrabam aimait peut-être les petites filles, il m’a prise pour sa courtisane…

– Je comprends votre colère. C’est tout à fait normal.

Talia n’était pas de son avis. Car les poupées étaient dénuées d’émotions. Jusque-là, elle était restée prisonnière de sa gangue morne et solitaire. Et voilà qu’aujourd’hui, un garçon avait changé sa vie. Parce qu’il avait pénétré dans sa tanière, qu’il l’avait plaquée au sol sans savoir qui elle était. « Toi tu n’as rien d’une poupée. » Bien sûr que si ! Elle était une poupée ! Et son monde chavirait à cause de ses mots !

Elisa frotta l’interminable chevelure de sa maîtresse. Leur entretien demandait beaucoup de temps, mais Talia les aimait ainsi et la savoir satisfaite la réjouissait. Elisa était triste en voyant les os de son dos saillir sous sa peau. Elle espérait vivement qu’elle prendrait du poids car comme ça, elle ressemblait à un papillon trop léger, sur le point de se faire emporter par une bourrasque.

– J’aimerais tant que vous appreniez à aimer votre corps…

– Ne parle pas de ça s’il te plaît.

– Bien, avez-vous choisi les pâtisseries pour votre anniversaire ?

– Oh oui ! Le fondant au chocolat sera le meilleur des desserts !

Elisa esquissa un pâle sourire. Au moins elle lui faisait penser à autre chose. Les cheveux de Talia étaient terreux et elle déployait beaucoup d'efforts pour les nettoyer. Défaire ses nœuds demandait énormément de travail. Elle remarqua que sa maîtresse ne parlait plus, le regard dans le vague.

– Princesse ?

– Il a parlé d’une dette. Qu’il aimerait mieux voir des cadavres et du sable plutôt que mes fleurs…

Elisa s’alarma, c’était peut-être une menace sérieuse ?

– Méfiez-vous. On ne dit pas ce genre de choses en l’air.

– Je sais…

– Je devrais en toucher un mot aux gardes.

– Je suis sûre qu’ils ne le trouveront pas…

– Pardon ? Pourquoi dites-vous ça ?

Le visage du jeune garçon d’une quinzaine d’années tournoyait encore dans son esprit avec tous ces pétales bleutés. Elle tendit les doigts sans s’en rendre compte.

– Un peu comme si… Il pouvait échapper à tout… Une force insoumise à Glas de Cristal…

Une certaine anxiété s'empara d’Elisa sans qu'elle détermine exactement pourquoi. Était-ce parce qu’il aurait pu souiller la Princesse ? La description peu ordinaire de cet importun méritait qu’on passe le registre des invités au peigne fin.

– Aïe !

Elisa venait de tirer abruptement sur une mèche emmêlée.

– Ça fait mal ! Mais pas autant que mon épaule.

– Pardonnez-moi Votre Altesse… J’appliquerai un onguent une fois que vous serez sèche.

Talia bâilla longuement.

– Bientôt dans ce cas… J'ai tellement envie de dormir…

– Je me dépêche.

Elisa s’activa. Puis elle essuya Talia, enveloppa ses longues boucles insolentes dans une épaisse serviette. Elle l’aida à enfiler une nuisette en soie saumon et l’allongea dans son énorme lit rose. La Princesse somnolait déjà, ses paupières closes. Elisa partit chercher un petit pot rempli d’une mixture verte qu’elle appliqua sur l’épaule en veillant à ne pas tacher la soie délicate. Talia s’était endormie. Elle en profita pour la contempler. Son cœur était horriblement serré à l’idée qu’un inconnu ait eu l’opportunité d’être aussi près d’elle. Elle glissa son autre main dans les anglaises châtain emmitouflées dans la serviette. Elle l’avait certes considérée comme une sœur à son arrivée, mais à présent, c’était autre chose. Quelque chose de plus secret. Ses doigts s’attardèrent sur la courbe de son visage, sa gorge, le contour de son sein, si plat. Elle l’aimait différemment. Quelque part, qu’on l’ait obligée à rester à sa place était sans doute mieux. Sinon elle se serait enflammée, aurait déposé ses lèvres sur les siennes et se serait fait renvoyer…

Elisa embrassa le front de Talia et referma doucement la porte derrière elle.

*

{Livre disponible au format numérique}


Texte publié par Mishakal Yveldir, 29 mars 2017 à 09h22
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tome 1, Chapitre 1 « La Princesse de Glas de Cristal » tome 1, Chapitre 1
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