Un après-midi alors que l'automne était déjà bien avancé, Charlie retrouva ses amis Flamme et Marien dans le petit parc de la soixante-troisième rue.
L’air était vif et l’aire de jeux où ils s’étaient réfugiés déserte. Charlie ne travaillait pas, Flamme n’avait pas cours et Marien, allez savoir ce qu’il trafiquait, mais il n’y était pas.
Avachi sur un banc, ce dernier examinait à son tour la statue du dragon reléguée au fond du parc coincée entre deux hauts murs. Le dragon regardait en arrière, par-dessous son aile à moitié déployée comme si une créature magique allait sortir du mur. Pour les enfants, la courbe de sa queue et la rondeur de son dos formait un toboggan formidable. Les plus grands le chevauchaient sur l’avant. Il avait été pour les trois enfants de l’Oubli un ami épatant.
— Réveille-toi ? dit-il après un moment. Vraiment n’importe quoi et gravé dans la pierre en plus ! Ton collègue croit vraiment à ces histoires ?
Charlie avait peu vu ses amis ces dernières semaines. Elle leur avait raconté ces débuts à la bibliothèque, les nouveaux collègues, le travail et bien entendu les attaques qui occupaient toutes les conversations. Certains, comme Thomas Barnes restaient convaincus que le message s'adressait au grand dragon.
— Quand nous étions petits, nous imaginions que les dragons étaient endormis. Vous vous en souvenez ?
Pour la dixième fois, Flamme prit sa chevelure d’une main la fit tourner d’un geste gracieux pour la percher en un chignon écarlate.
Marien la fixait avec avidité. Flamme était splendide, des cheveux épais presque rouges, de grands yeux noirs, des dizaines de taches de rousseur, un teint de lait, une silhouette élancée, qui lui valait régulièrement les sifflements des hommes et la jalousie des femmes.
En plus d’être belle, elle était aimable, charismatique et plutôt futée… Bref tout ce que Charlie n’était pas.
Flamme et Marien contemplaient le dragon dans une rêverie commune.
— J’aimerais parfois que cela soit vrai, soupira Flamme.
— Eh bien pas moi ! coupa Charlie d’un ton sec. La magie les dragons, les licornes ne sont des contes pour les idiots et quelqu’un se sert des superstitions à Argan pour semer le chaos… Du moins c’est ce que disent les journaux, se ravisa telle car Flamme levait un sourcil réprobateur.
— Arrête ! tu étais toujours fourrée sur ce dragon petite. Tu adorais les histoires.
— Cela ne justifie pas de détruire mon lieu de travail !
Elle avait crié presque malgré elle.
Flamme leva son autre sourcil. Charlie sentit le sermon arriver. Flamme avait son âge, du moins elles le supposaient, tandis que Marien avait un ou deux ans de plus. Dès le premier jour à la maison des enfants de l’Oubli, Flamme les avait tous les deux pris sous son aile. Elle leur raconta que tout irait bien, qu’on viendrait bientôt les chercher et quand ils acceptèrent qu’ils vivraient toujours dans cette maison, elle leur promit de rester avec eux. Elle leur apprit les chansons qu’elle inventait, elle mettait fin aux bagarres de Marien, veillait à ce que Charlie n’oublia pas son manteau lorsqu’elles partaient pour l’école.
Flamme ne se fâcha pas. Elle pencha légèrement la tête sur le côté ce qui défit son chignon improvisé et sa chevelure tomba en cascade sur son épaule. Marien déglutit, Charlie regretta ses cheveux fins coupés au carré.
— Personne n’a le droit de jouer avec la magie, Lie. Nous sommes bien placés pour le savoir. Tu subis ces événements, c’est injuste. Tu n’es toutefois pas obligée de t’en prendre à moi !
Elle coula un regard vers Marien qui raclait ses dents avec un ongle crasseux.
Plus de huit ans auparavant, il avait pénétré dans le bureau de l’intendante pour prendre ses cigarettes puis il avait méthodiquement brûlé cigarettes après cigarettes le bureau et le tapis.
Pris sur le fait, il avait invectivé, insulté l’intendante, puis bousculé Flamme qui s’était interposé.
Aussitôt renvoyé vers une autre maison, il s’était enfui. Flamme l 'avait cherché partout, en cachette. Elle l'avait retrouvé sur les quais au sein d’une bande de jeunes voyous. Elle n'était pas parvenue pas à le ramener, mais elle put sauver leur amitié. Charlie soupçonnait qu’elle lui apportait à manger ou lui donnait de l’argent dès qu’elle le pouvait.
Marien parti, les filles s’étaient rapprochées, Flamme l’éblouissante protégeant Charlie la petite sauvage, jusqu’à ce que Mme Edda prenne Charlie à son service et que Flamme, détentrice d’une bourse, rentrât à douze ans dans un prestigieux lycée privé. A dix-sept ans, elle obtint son sésame pour l’université. Flamme avait toujours su comment tirer son épingle du jeu.
— Ah vala ! j’avais un truc coincé entre les dents !
Marien éjecta un bout de persil avec une pichenette. Les filles firent la paix en échangeant un regard mi-amusé mi-dégoûté.
— Et ce Thomas Barnes ? Comment est-il ?
— Oui, reprit Marien ? Vous faites des bébés derrière les étagères ? Il rit de sa blague puérile.
— Il est plus vieux, peut-être vingt-cinq ans. Il est toujours très élégant. Tout le monde est bien habillé à la bibliothèque mais chez Thomas c’est un art. Il travaille au département littérature, assez froid de prime abord et surtout il croit sincèrement aux licornes et autres sornettes magiques.
Charlie avait quelque fois déjeuné avec Thomas Barnes. À sa grande surprise, il était venu la chercher jusqu’à son bureau. Plus étonnant encore, après une poignée de main un peu raide avec Galaad Gral, il avait demandé à ce dernier s’il pouvait inviter sa collègue à déjeuner. Charlie stupéfaite avait répondu avec humeur que Galaad n’avait pas vraiment son mot à dire et elle avait accepté.
Thomas se révéla un compagnon un peu guindé, toujours drôle, voire cinglant envers les bassesses de certains de ces collègues mais sans réel animosité. Penser à Thomas lui réchauffa le cœur, elle sourit faiblement.
— Il te plaît ?
— Non. C’était la vérité. Elle s’était posée la question. Elle s’était résignée à l’évidence. Bien malgré elle, un homme châtain aux yeux de chat avec les capacités d’attention qu’un poisson rouge occupait ses pensées, un peu trop souvent à son goût.
— Alors, notre petite Charlie est donc amoureuse d’un grand rêveur, pire d’un rebelle, d’un partisan du monde magique, d’un croyant !
Les filles pouffèrent.
— Non vraiment Marien !
— La vielle Edda ne s’en remettra jamais ! railla-t-il.
— Mme Edda n’a pas à se mêler de ma vie privée, elle n’est plus ma Protectrice. Je ne suis pas amoureuse de Thomas. C’est le premier collègue avec qui je sympathise réellement.
— Je suis contente que tu t’intègres dit Flamme d’un ton douceâtre, c’est bien.
Charlie lui jeta un regard noir. Flamme pouvait être exaspérante.
Ses amis partis, Flamme avait un devoir à terminer, Marien prétendit une affaire en ville, Charlie resta seule. Le soleil déclina rapidement et les arbres jetaient des ombres tordues sur le sol. La lumière devint brune. Charlie n’entendait plus la ville pourtant si proche de l’autre côté de la barrière du parc. Il formait une trouée muette et sombre dans une ville bruyante. Charlie fit quelques pas vers le dragon. Il était loin d’égaler le dragon de la bibliothèque, mais il avait la taille d’un taureau. Sculptés avec un étonnant réalisme, son corps et ses pattes étaient puissants sans être massif et sa queue fouettait un air immobile.
En s’approchant, on s’étonnait de l’aspect lisse de la statue plus proche du cuir que des écailles. Il était en pierre et pourtant il semblait si réel.
Comme tous ses semblables, il avait été sculpté dans la roche des montagnes Pétrifiées et acheminé par le fleuve vers Argan.
Les montagnes avaient été figées par des magiciens à la fin de la seconde guerre occulte.
Charlie n’y était jamais allée. Elle avait lu les cartes, vu les illustrations d’une beauté morbide. Les arbres figés dans la roche, les feuilles éternelles et grises sur des kilomètres et des kilomètres, tout un massif pris dans un piège de pierres.
Pas étonnant que les esprits s’échauffaient. Il était plus agréable d’imaginer le combat titanesque entre un magicien et un grand dragon que d’accepter l’évidence.
Les poètes racontaient que le magicien transforma le grand dragon et toute sa descendance pour éviter à Argan une invasion sanglante, tandis que les historiens et scientifiques glosaient sur une expérience magique qui avait mal tourné. Pour extraire les minerais, les hommes avaient détruit ce fragile écosystème. En réalité, personne ne savait exactement ce qui s’était passé. Tous les textes rapportant aux guerres occultes avaient été confisqués, enfouis on ne sait où.
Après la seconde guerre occulte, la magie avait été interdite et Charlie, comme un certain nombre des citoyens arganiens, s’en réjouissait.
Charlie passa une main le long du cou et de l’épaule musculeuse, s’attarda sur l’aile visiblement trop petite pour permettre au dragon de voler.
La statue avait dû être abandonnée là, inutile. Sa posture n’était sans doute pas assez noble pour orner les rues d’Argan.
Charlie sourit intérieurement. Certaines statues avaient fière allure, droits comme des i, les dragons gardaient l’entrée des bâtiments publics. Les plus hautains trônaient devant les demeures cossues.
D’autre étaient allongés comme endormis, la queue sur les yeux. On les trouvait plutôt dans les parcs.
La statue la plus célèbre, hormis le grand dragon de la bibliothèque, était la dragonne place Charles, allaitant ses petits.
Charlie la chassa de ses pensées. Elle n’était plus jamais retournée. Les trois jours passés là-bas, il y a bien des années, la réveillait encore la nuit.
— Eh ! Qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce que tu cherches ? cria-t-elle à la statue pour chasser ses démons. Elle s’appuya contre l’épaule, grattant sous la mâchoire carrée comme avec un chien.
— Quand j’étais petite, je croyais que tu reprenais vie quand nous dormions et que tu partais galoper de l’autre côté du fleuve vers le centre du Vaste Monde. Tu m’emmenais avec toi…
Je n’ai plus dix ans, s’interrompit-elle, j’ai passé l’âge de jouer aux dragons.
Elle s’arracha à la niche et d’un pas décidé elle quitta le parc sans un regard pour la statue attentive et silencieuse.
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