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tome 1, Chapitre 2 « D'un dragon... » tome 1, Chapitre 2

Moins d’une heure plus tard, et contrairement à ce que le grand conservateur avait annoncé, la milice urbaine avait pris ses quartiers dans la bibliothèque.

Charlie, comme tout le personnel, répondit aux questions de la quatorzième unité chargée de l’enquête.

Non, elle n'avait rien vu, ni entendu, ni cette fois , ni la précédente. Elle ne travaillait pas encore la bibliothèque à ce moment-là. Oui, elle appréciait son travail. Oui c'était son premier emploi. Elle avait quitté le lycée au printemps dernier, son diplôme en poche.

Oui, elle s’appelait Charlie, oui juste Charlie ; comme tous les enfants de l’Oubli elle n’avait qu’un prénom. Elle se nommait ainsi, car elle avait été trouvée place Charles, celle qui était située à l’angle de la cinquième et de la vingt et unième rue, non loin du marché couvert. Non, elle ne savait pas quel était son âge exact, peut-être dix-huit ou dix-neuf, comme tous les enfants de l’Oubli, la ville avait fixé sa naissance au vingt-quatre juillet.

Elle avait une protectrice, oui, Mme Edda, qui l’avait pris avec elle le jour de ses douze ans ; auparavant elle vivait dans une des maisons des enfants de l’Oubli, oui celle sur la soixante-cinquième.

— En quoi mon enfance a un lien avec ce saccage ? siffla Charlie exaspérée.

La jeune femme qui l’interrogeait lui jeta un regard noir.

— En rien, mais j’étais curieuse. Comment une fille de l’Oubli a pu trouver un travail à la grande bibliothèque ?

Charlie eut le souffle coupé comme si un coup de poing avait écrasé son estomac. Elle sentit ses oreilles devenir rouges d’humiliation et d’indignation.

— J’ai postulé, madame, s’efforça-t-elle de répondre calmement. J’ai eu un entretien d’embauche. On a jugé que j’étais suffisamment compétente pour le poste et j’ai été prise.

— Sans aucune recommandation ?

— Non, madame, mentit Charlie.

La milicienne se leva, fit claquer son carnet, elle quitta la salle de travail où elles étaient installées. En sortant, Charlie l’entendit interpeller un autre milicien qui terminait d’interroger Astrid Lowell pâle et crispée. Un autre quittait le bureau où il s’était occupé de Galaad.

Charlie fit mine de retourner vers son propre bureau pour mieux les écouter. Précaution inutile car les miliciens parlaient assez fort :

— Rien ici non plus… Ils sont dans l’aile opposée de toute façon.

— C’est étrange un enfant de l’Oubli et un alarien pour trier des cartes et des plans, s’étonnait la milicienne. Je ne sais pas qui s’occupe de leurs ressources humaines mais visiblement quelqu’un ne s’est pas posé de questions.

Il y eu un petit cri doublé d’un bruit de chute. C’était Astrid Lowell qui refusait d’un geste un peu trop vif la main tendue par un milicien pour l’aider à se relever.

Dès que les miliciens furent partis, Astrid se précipita vers les bureaux administratifs, de l’autre côté de la rue pour faire part de son indignation. Seule, Charlie attrapa le premier atlas venu et le jeta à travers la pièce. Puis, elle sortit des cartes des rayonnages et lança quatre rouleaux comme des javelots. Jamais la salle de travail du département des cartes et des plans n’avait connu pareil remue-ménage. Habituellement, les bureaux inclinés de bois blond, les lampes de cuivre aux abats jours foncés, les rayonnages qui montaient du sol au plafond incitaient à l’étude silencieuse et compassée. Même le parquet à chevrons ne craquait pas.

IL faisait une chaleur étouffante dans la pièce. Charlie saisit une carafe d'eau sur le bureau d'Astrid. Elle but à grandes gorgées pour se rafraîchir et se calmer.

Elle ramassa ses méfaits, remit en ordre le bureau que la milicienne avait fouillé de fond en comble et lança à Galaad qui l’observait de l’encadrement de leur bureau :

— Vous en pensez quoi ?

— Hem ?

— Des attaques ! Vous en pensez quoi ? Vous êtes là depuis plus longtemps que moi. C’est la troisième à la bibliothèque ?

Galaad ne répondit pas, Il la fixa encore un instant puis le miel de ses yeux se ternit comme aspiré par une rêverie intérieure.

« Génial », pensa Charlie. « Il ne sert vraiment à rien celui-là ».

Au fond, elle savait qu’elle lui reprochait surtout son absence de curiosité face à sa crise de rage.

Elle quitta la pièce à pas précipités. Elle ne vit pas Galaad retourner à son bureau près de la fenêtre, sortir d’un compartiment secret une ancienne carte du Vaste Monde, dénichée dans les réserves, et apposer une croix à côté du marquage de la ville d' Argan, la troisième, sur un total de sept.

« C’est de la magie », songeait Charlie, « cela ne peut être que de la magie ».

Or si la magie était encore tolérée dans certaines parties du Vaste Monde, son enseignement restreint à Aok, la cité des magiciens ; elle était totalement bannie à Argan et dans toutes les petites villes aux alentours, jusqu’aux montagnes pétrifiées.

La ville bruissait de rumeurs sur les spectacles clandestins de magie ayant lieu dans les souterrains et les cercles magiques où certains se rassemblaient pour pratiquer l’art interdit. Les journaux parlaient des enquêtes encore infructueuses pour démanteler des trafics de faux artefacts sur les quais. Comme bon nombre de citoyens, Charlie pensait qu’il s’agissait majoritairement d’escrocs profitant d’arganiens et de touristes trop crédules.

Argan, la ville où la science et l’électricité avaient remplacé les arts ancestraux ! La cité en pleine croissance s’étirait le long de la rive Est du fleuve Arg, l’université et la grande bibliothèque au nord, les marchands, les artisans au sud. Charlie l’avait lu dans des brochures. Argan était la capitale de la Fédération des trois cités, le cœur économique de la région, et depuis la chute d’Alar, la nouvelle capitale économique et politique du Vaste Monde. Elle avait tourné le dos au passé, fière de ses belles rues rectilignes, de ses avenues arborées et de ses maisons cossues aux fenêtres rondes. L’office du tourisme mettait en valeur le marché couvert, la mairie, les petits parcs et jardins, les places rondes, l’université dont le domaine était un bonheur pour les promeneurs et surtout la grande bibliothèque, chef-d’œuvre d’architecture arganienne, qui contenait les plus beaux livres au monde.

Ce que les prospectus ne racontaient pas attirait le plus les touristes. Ils souhaitent voir la cinquantaine de statues de dragons construites ici et là en dépit du bon sens, toutes dans des postures les plus farfelues ; chercher les entrées des souterrains qu’on appelait les Arrêtes et visiter la bibliothèque que chacun prétendait plus grande à l’intérieure qu’à l’extérieure.

Argan transpirait la magie.

Cela agaçait profondément Charlie. La magie était interdite, elle ne servait à rien si ce n’était à provoquer du chaos et de la destruction, elle en était la preuve vivante.

Les attaques à la bibliothèque le démontraient une nouvelle fois. Par deux fois, les bibliothécaires retrouvaient au matin les meubles cassés, brisés, les livres éparpillés partout, déchirés. La milice suivait plusieurs pistes sans réellement avancer. La seule certitude est que les attaques étaient de nature magique. Les coupables couraient toujours.

Que tous ces malfaiteurs soient arrêtés et jetés en prison ! Et tant pis si cela justifiait d’être un peu malmenée par la milice urbaine.

Ses pas l’avaient conduite à la grande salle de lecture du département littérature de l’autre côté du bâtiment.

C’était une merveille. Célèbre pour sa voûte métallique soutenue au centre de la pièce par seize colonnes, la salle de lecture s’étirait jusqu’à l’infini tel un long vaisseau de fer et de bois dont les parois étaient constituées de livres. Séparés du public par des garde-corps, ces derniers étaient distribués par les bibliothécaires, à la demande. Ici et là, des entrées cachées ouvraient l’accès aux réserves, des escabeaux vertigineux permettaient d’accéder aux rayons supérieurs.

Quarante hautes fenêtres percées dans la façade des deux côtés de la salle projetaient une lumière douce du matin au soir.

Dans la salle, des bibliothécaires s’étaient rassemblés autour des longues tables qui ponctuaient la perspective. Charlie n’osa plus avancer. Le département jeunesse se trouvait tout au fond et curieuse, elle voulait constater elle-même les dégâts. Il lui semblait hors de portée.

Elle se rapprocha d’un groupe qui la dévisagea un instant puis un homme s’avança et lui tendit une main :

— Marvin Evrard, responsable du département littérature étrangère, le moins bien considéré si vous voulez mon avis. Il lui serra chaleureusement la main.

— Charlie, du département des cartes et des plans. J’ai commencé il y a trois semaines.

— Voilà que tu recommences à te plaindre Marvin. Je suis Madeleine Rowe. Je travaille dans l’aile histoire. Nous nous sommes déjà croisées, mon département jouxte le tien. Marvin figure-toi, c’est elle qui travaille avec Galaad Gral.

Les deux bibliothécaires ricanèrent.

— Oh ! Pauvre petite, reprit Marvin. Non seulement Astrid est assommante mais la personne que tu vois toute la journée…

— A visiblement un grain, termina Madeleine. Ils s’esclaffèrent et Charlie se dit qu’à l’avenir il vaudrait mieux éviter ces deux-là.

Un peu en retrait, une belle jeune femme aux cheveux bruns et au teint halé lui sourit.

— Je m'appelle Quintana Roo et voici Thomas Barnes. Elle avait un fort accent des Royaumes du Sud. C’est la première fois que je parle avec un enfant de l’Oubli. Le dénommé Thomas lui jeta un regard noir mais Quitana répondit par un sourire innocent et visiblement amoureux.

Grand, de belle stature, il avait les cheveux noirs bouclés des arganiens. Bien plus élégant que Galaad Gral, il semblait toiser Charlie de ses yeux bleu clair. C’est pourtant d’une voix douce qu’il dit :

— N’écoute pas ces deux-là et pardonne à Quintana. Son pays a été moins affecté par l’Oubli, elle ne connaît pas encore très bien l’histoire de notre ville.

— Père la morale a encore parlé, s’agaça Marvin.

— Je veux dire, reprit Quintana penaude, bienvenue. Thomas a déjà dit que cela ne doit pas être facile d’être un enfant de l’Oubli à Argan. Je veux dire, travailler dans cette bibliothèque, cela se mérite. Félicitations à toi.

Les autres, sauf Thomas, hochèrent la tête.

Charlie maudit sa manie de s’empourprer à chaque fois que le mot Oubli était prononcé. Cela et cette envie de cogner celui ou celle qui ergotait sur l’Oubli, comme si elle était transparente. Visiblement, tout le monde devinait ses origines. L’annonce de son embauche avait dû faire sensation. Malgré elle, elle eut honte et, mal à l’aise, elle répondit :

— Euh merci. Ce qui s’est passé cette nuit, elle désigna le fond de la salle, cela m’inquiète et me terrifie un peu. Comment quelqu’un a pu pénétrer dans la bibliothèque ? Où étaient les veilleurs ? La sécurité a été renforcée pourtant.

— Tu penses à de la M-A-G-I-E ? murmura Madeleine en détachant chaque lettre de peur que le mot entier ne la brûlât.

— Fadaises ! répliqua Marvin, on sait tous que la magie est interdite depuis les guerres occultes.

— Et comment expliques-tu les inscriptions ? renchérit Thomas. La petite nouvelle a raison. Qui autre qu’un magicien aurait pu tromper les gardes et graver ces mots ?

— Tu ne lis pas les journaux, Marvin, continua Madeleine. Il y a des cercles magiques clandestins partout en ville. Je suis certaine que c’est un de ces lascars. Ces types sont dangereux.

— Thomas a raison, renchérit Quintana, le sourire aux lèvres.

— Bon, bon, peut-être, capitula Marvin. Je n’aime pas cela. Pourquoi nous ? Pourquoi nous attaquer ?

— Réveille-toi, récita Thomas.

Du menton il désignait la grande arche. Un peu plus loin la statue du grand dragon tournait la tête, indifférente.

— Ridicule. La milice urbaine résoudra l’affaire et trouvera le plaisantin qui veut nous effrayer, magicien ou pas. C’est une légende, Thomas, une simple statue et les pierres ne se réveillent pas sous prétexte qu’on leur a demandé de le faire.


Texte publié par Fabienne19, 12 mars 2017 à 16h14
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