La pièce était un capharnaüm. Les caisses remplies de rouleaux, côtoyaient du sol au plafond les encyclopédies encore emballées.
Les deux bureaux disparaissaient sous les ouvrages de toutes sortes. Le dessous des cartes : Argan, Marais et Rivages d’Alar, Atlas poétique du Vaste-Monde lisait-on sur la tranche des ouvrages.
Charlie ravala sa frustration et noua machinalement ses cheveux sur la nuque. Trop courts pour être attachés, ils retombèrent en pluie blond foncé sur ses joues.
Chaque jour, elle devait défaire les paquets, ouvrir toutes les caisses et les boîtes pour en répertorier le contenu, enregistrer les ouvrages dans le grand inventaire en rédigeant une description précise de la carte ou de l’atlas, inventaire qui lui-même devait être consigné dans le Grand Livre.
Charlie rédigeait ensuite les résumés, tamponnait les ouvrages du nom du département, et notait sur les pages de titre : « propriété de la bibliothèque d’Argan, reproduction interdite ».
Les cartes subissaient un sort similaire.
Et une fois répertoriés, cotés, marqués, étiquetés, recouverts, chaque encyclopédie, chaque atlas, fascicule, brochure, carte trouvait enfin sa place dans la salle de travail du département des cartes et des plans.
Puis Charlie recommençait.
Elle étouffait. Elle se leva et se dirigea vers une fenêtre où elle contempla le jardin réservé au personnel. Elle prendrait là son déjeuner. Elle lirait.
Charlie avait souhaité de toutes ses forces ce travail calfeutré. À présent, qu’elle s’abîmait chaque jour les doigts avec les échardes des caisses, elle se demandait si, en aspirant à une vie paisible, elle ne s’était pas condamnée à une morne routine.
— Déjà découragée ? Demanda la voix douce de Galaad Gral. Charlie ne prit pas la peine de répondre, regagna son bureau et retourna à la lecture de : Développement des voies fluviales dans les régions ouest de la seconde guerre occulte jusqu’à nos jours. Peut-être que son abattement avait un lien avec ce mémoire touffu.
Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à son collègue. Plus âgé qu’elle d’une dizaine d’année, il avait des cheveux châtains et des yeux clairs où le vert était mangé par des éclats dorés.
Comme à son habitude, il avait laissé tomber le veston de son complet, dénoué le gilet et retroussé les manches de sa chemise blanches.
A quoi bon tant d’élégance, s’étonnait Charlie, pour fourrager dans des caisses poussiéreuses ?
Elle adoptait elle-même des pantalons de toile bleue qu’elle roulottait sur les mollets et des pulls confortables au grand dam d’Astrid Lowell leur responsable.
— Dans la plus grande bibliothèque du Vaste Monde, on s’habille jeune fille ! pesta-t-elle le premier jour de Charlie.
Cette dernière avait hoché la tête et troqué le lendemain sa cape grise contre une veste bleue grise plus ajustée. Cela avait été sa seule concession à l’élégance.
Galaad déroula une carte et lissa ses côtés.
Très vite, il interrompit le fil de ses observations et son regard se perdit par la fenêtre.
Charlie s’était habituée à ses fréquentes absences. Elle soupçonnait que l’incapacité de Galaad Gral à retenir son attention plus de quelques minutes lui avait valu ce poste. Galaad était tout simplement incapable de terminer une tâche et le travail s’accumulait. Embaucher un pense – bête sur pattes, si possible une jeune fille inexpérimentée et très désireuse de travailler, voilà un expédient commode avait-on décidé en hauts lieux.
La nuque et les oreilles de Charlie s’empourprèrent. Elle avala un : " Hé ! Tu n’es pas payé à bailler aux corneilles !".
À la place, elle interrogea poliment :
— M. Gral ? Euh… Allez-vous bien ?
Galaad sursauta et reporta un regard lumineux sur Charlie qui la fit rougir encore plus et mit ses nerfs en pelote.
— Merci, dit-il. J’ai régulièrement des absences, à croire que je suis de l’Oubli.
Plaisantait-il ? Comment osait-il ? Elle était de l’Oubli et elle n’appréciait pas particulièrement les badinages à ce sujet ! Il commençait sérieusement à lui courir le haricot, l’oublieux !
Galaad la fixa intensément et ses yeux s’écarquillèrent…
— Oh. Je suis désolé. Je n’aurai pas du en parler à la légère.
— Ça va ! Ce n’est rien ! grommela Charlie. Ce Gral avait le don de la mettre dans tous ses états. Elle refusait de comprendre pourquoi.
— Merci de votre alerte, ajouta-t-il doucement. Depuis que vous êtes là, je me concentre mieux. J’apprécie sincèrement votre travail et votre aide.
Charlie se demanda s’il la flattait, mais il lui adressa un sourire franc, humble et toute trace de colère s’évanouit en un instant.
« Drôle de type » bougonna-t-elle intérieurement.
Un instant passa, puis deux. Galaad oublia qu’il travaillait pour s’amuser avec un stylo tandis que Charlie soupirait. Elle crût mourir d’ennui jusqu’à ce qu’Astrid Lowell, passa la tête dans entrebâillement de la porte.
— Le grand conservateur nous convoque sous la coupole ovale.
Son sourire tira les traits de son visage chevalin.
— Cinq minutes ! ajouta-t-elle d’un ton autoritaire.
— Tout le personnel ? s’étonna Charlie
— Oh je suis certaine que vous êtes débordée, ma-de-moi-selle mais nous n’avons pas le choix. Le grand conservateur de la bibliothèque et de la lecture publique ne vient pas souvent parmi nous et il n’apprécierait pas qu’un seul aide – bibliothécaire manque à l’appel…
Elle avait prononcé ces derniers mots d’une voix acide. La nouvelle embauche de Charlie ne lui plaisait pas du tout mais personne ne l’avait consultée à ce sujet.
— Il y a. eu une nouvelle attaque chuchota-t-elle, au département jeunesse.
Galaad soupira et suivi de Charlie, ils quittèrent le bureau. Charlie prit soin de fermer à clef le bureau, précaution inutile car c’était jeudi et la bibliothèque était fermée au public.
Ils traversèrent la salle de travail pour la quitter par la gauche et parcoururent l’impressionnant département sciences et techniques, dont on disait qu’il contenait à lui seul plus d’ouvrages que toutes les bibliothèques du Vaste Monde. Ils laissèrent sur le côté droit l’aile consacrée aux arts et aux civilisations.
Les hautes fenêtres diffusaient une lumière déjà chaude pour ce matin d’octobre.
Déjà, on apercevait la foule des bibliothécaires se pressant sous la grande coupole, le cœur de la bibliothèque et sa principale entrée.
La coupole formait un gigantesque ovale. Au plafond, le verre se mariait avec l’acier en entrelacs ouvragés et éclairait le sol comme en plein jour. Ponctuée de quatre grandes arches de pierre toutes finement sculptées de fleurs, de fruits, de livres ou de créatures merveilleuses, la salle ovale desservait les quatre ailes de la bibliothèque et l’ensemble des départements. Les visiteurs se pressaient régulièrement pour voir cette prouesse architecturale au détriment des bibliothécaires qui aspiraient à plus de calme.
L’installation d’un buffet à l’arrière de la salle devant les fenêtres du jardin, avec des tables et des canapés pour manger avait suscité l’ire du personnel. La coupole était une des merveilles du Vaste Monde et les badauds affluaient. Le buffet fût immédiatement rentable et pour la direction c’était tout ce qui importait.
L’autre attraction, la statue d’un grand dragon trônait au centre de la salle. Le choix du sculpteur déconcertait les experts. Au lieu de le présenter en vol, ou fier bien droit sur ses pattes, il l’avait sculpté dans une étonnante position de repli ; les ailes plaquées contre ses flancs, la tête légèrement tournée et une patte repliée sous son ventre, comme s’il était blessé et évitait comme il le pouvait une attaque.
Contrairement aux statues qu’on trouvait en ville, celle-ci était gigantesque. La bête, même blessée, impressionnait. On se sentait minuscule.
Au pied de la statue, Le grand conservateur patientait entouré de sa clique de directeurs, directeurs adjoints, responsables et secrétaires de départements. Astrid Lowell prit place parmi eux redressant fièrement son menton.
Les bibliothécaires finirent de se rassembler autour de la statue et les voix se turent. Le grand conservateur se racla la gorge :
— Bonjour à tous et à toutes, merci, merci d’être tous là. Comme vous le savez déjà, le département jeunesse a été attaqué cette nuit.
Une clameur s’éleva de l’assemblée. Charlie tourna la tête comme tout le monde. A l’extrémité gauche de l’assemblée, un peu en retrait, quatre jeunes femmes se serraient les unes contre les autres, tremblantes comme des biches.
Charlie souleva un sourcil dédaigneux. Tout cela pour quelques livres éparpillés et chaises renversées.
— Chut, chut, voyons ! Cette fois ce ne sont pas quelques livres à terre ou du mobilier détérioré. Il semble que notre agresseur nocturne a sciemment (il martelait chaque mot) de la façon la plus malveillante, dégradé la salle des enfants !
— Oh ! s’exclama l’assistance indignée.
Un directeur murmura à l’oreille du grand conservateur qui opina vigoureusement.
— Nous pouvons vous assurer que la direction collaborera étroitement avec la milice urbaine pour faire cesser ces agissements. Nous attraperons les voyous responsables des dégradations. Dès cet après-midi, des agents de la milice viendront enquêter et nous interroger.
Quelques voix de protestations se firent entendre. Les accusait-on ?
— Monsieur le grand conservateur de la bibliothèque et de la lecture publique ! l’interpella une des biches apeurées.
— Oui ?
— Qui va nettoyer les inscriptions ?
— Nous les effacerons, n’ayez aucune inquiétude, la direction s’occupe de tout.
— Cela va être difficile, constata la documentaliste d’une voix acerbe. Elles sont gravées en lettres de feu dans le mur juste au-dessus d’une énorme griffure.
Elle récita : " réveille-toi, réveille-toi et reviens-moi ! »
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