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tome 1, Chapitre 4 « Érebos » tome 1, Chapitre 4

Sa place est déjà vide ; les draps fripés et la chaleur trahissent sa présence passée. Les yeux clos, elle effleure d’une main distraite la couche encore tiède, tandis qu’un courant frais lui parvient. À tâtons, elle se saisit de sa chemise de nuit, voile fin de soie pourpre sur lequel est tissé l’Ouroboros. Ses cheveux tombent sur son front, comme elle se penche sur le rebord du lit. Silencieuse, elle se coule dans la pièce obscure et quitte la chambre, guidée par la fraîcheur qui s’insinue à l’intérieur. Il est toujours là. Elle hume son odeur, mélange d’histoire et de sueur. Une main sur le chambranle d’une porte, elle s’arrête un instant pour admirer son ombre qui se découpe sur le mur. Elle est mouvante, vivante ; reflet de ses métamorphoses. Posés sur le sol avec soin, les cadavres de deux fenêtres, à côté, en petit tas, des bris de verre et de bois. Lui, la taille ceinte d’un drap, il est appuyé sur le chambranle et contemple, mélancolique, la ville grouillante… de vie.

Je regarde par le dormant cette humanité factice qui court avec bonheur vers le précipice. Où c’en est allé, ce que nous appelions autrefois la sagesse des Anciens ? Dehors les chiens et les infidèles, tel était leur cri de guerre jusqu’à ce qu’ils fussent à leur tour renversés. La roue de l’histoire ne cesse de tourner et l’Histoire, l’histoire avec une majuscule, persiste, indifférente à ces infimes créatures qui s’appellent humains. Qui sont-ils pour s’être autoproclamés maître en leur demeure ? Je ris de cette naïveté qui, hélas, n’a plus rien d’innocent. L’humain d’aujourd’hui est un enfant perpétuel bloqué au stade le plus précoce de son développement, abreuvé par des mamelles artificielles. Parfois, je m’interroge. Pourquoi ont-ils projeté sur nous cette part d’eux-mêmes qui leur était insupportable ? Pourquoi avons-nous accepté ce présent de leur part ? Ils nous ont déifiés et maintenant oubliés, car lequel d’entre nous pourrait se reconnaître dans ces déités parricides qui sont invoquées dès lors qu’il leur faut justifier leurs actes, qui ne sont rien d’autre que massacres, déchaînement du chaos noir, nourriture d’un ego hypertrophié et d’une âme rachitique. Métahumains contre humains, ni trans-, ni sur-, seulement des hommes et des femmes perdus dans les confins de leur impuissance à accepter leur nature. Quel que soit le masque porté, quelle que soit la face arborée. Elle est identique, symétrique, synonyme. Ni mur, ni prison aucune ne peuvent contenir cette fascination. Reste en arrière, tourne le dos à ces êtres sans âme dévorés par cette pulsion. L’humain est une anecdote dans le temps, tout comme moi et les derniers membres de mon espèce. Pourquoi tant de prétention de sa part ? Je n’ambitionne pas de connaître l’histoire, malgré mon âge immense. Apprenons-nous de nos erreurs ? Lorsque je m’observe dans le miroir, je le souhaite, moi le dernier ou presque de mon espèce. Nécessité fait foi. Pour nous nourrir, nous n’avions guère le choix, car nous avons perdu le goût. L’évolution a dit un humain nommé Darwin. Oui, sans doute. D’où venons-nous ? Nous étions là déjà que la vie complexe apparaissait et nous étions des prédateurs. Nous avons survécu en apprenant à nous approvisionner à d’autres sources, meilleures et plus nourrissantes. Avons-nous eu toujours cette forme ? C’est une question à laquelle je ne puis répondre.

De ses yeux tristes s’écoulent des larmes de cristal, perles chargées de contes et de souvenirs. Elles roulent le long de ses joues. Il sait.

– Cesse de te tourmenter.

Sa voix est comme une caresse. Il désirerait la repousser, car elle est comme un fer rougi plongé dans sa poitrine. Il serre le poing et le cogne contre son cœur. Une main l’arrête, la sienne. Son geste demeure suspendu tandis qu’il tourne son visage vers le sien. Happé par ses yeux de velours, il ne dit rien. Que peut-il rétorquer à son injonction ? La réponse tient dans cet échange muet, dans ce silence que rien ne transperce. Un à un, il relâche les muscles saillants de son poing et sa main s’ouvre pour dévoiler une fleur de sang qui, un instant plus tôt, n’existait pas. Elle s’en empare. Entre ses doigts, elle s’élève ; tache singulière dans la lumière. Ses yeux se troublent, elle voit double, sa vue se brouille. Il lui tourne le dos et ouvre en grand les volets. Les rayons du soleil au couchant peignent sa peau de doux reflets mordorés et cuivrés. Avec lenteur, il s’écarte les bras tendus, tandis que la pièce est inondée des nuances du ponant. Elle se saisit de lui. Entre eux flotte la fleur de douleur. Elle tournoie et répand ses poisons, gouttelettes vermeilles qui éclaboussent leurs visages. Dans un sourire triste, elle souffle dessus. La bulle monte encore un peu plus. Du bout de l’index, elle lui donne l’impulsion. Il la contemple qui s’envole ; rêve perdu qui bientôt disparaîtra à moins qu’il n’existe une créature charitable qui le recueillera et l’accueillera. De nouveau, des larmes roulent le long de ses joues. Ses lèvres s’en approchent. Il peut sentir son souffle chaud sur son visage. Parfois, il doute et referme alors son cœur, empoisonnant son âme solitaire. Mais non, elle est là. Sa langue glisse sur sa peau et happe les perles marine au goût d’embruns. Elle capture l’une d’elles à l’extrémité de son ongle et jongle avec. Le regard trouble, il pleure de plus belle. Chaque fois qu’il porte les yeux sur elle, son âme se resserre et s’émerveille. Il passe son bras autour de son épaule et dans un mouvement lent et délicat l’emporte vers la fenêtre absente. La rose est toujours là ; minuscule point écarlate qui bientôt disparaîtra dans la marée de l’obscurité.

– Comment ai-je pu…

Mais il n’achève pas sa phrase. Elle a plaqué ses lèvres sur les siennes.

– Non, lui souffle-t-elle en se retirant.

Mais ce n’est pas sa voix. C’en est une autre, plus lointaine, plus ancienne. Le chagrin lui déchire le cœur, tandis qu’il étend ses mains vers l’horizon pourpré. L’air vibre entre ses doigts et bientôt paraît une lame à la garde torturée. Parfois, il lui prend de désirer en sentir la morsure dans sa chair. Mais il ne peut. Il en est incapable. Pourtant cela serait si facile ; le fil dans la poitrine la garde au niveau du cœur. Mais cela suffirait-il ? Il en doute. Sa main s’en saisit, tandis qu’un hululement s’élève dans le couchant, elle aussi. Ensemble, ils se reculent la hampe d’acier bleutée entre eux. Ils hésitent. Le moment est-il venu ? Elle hoche la tête. Lui non plus n’a pas cœur à éveiller des souvenirs enfouis. Pas ce soir, pas cette nuit, alors que son esprit est encore à vif. L’épée semble désapprouvée, mais se plie.

– Pardonne-moi, mon amie, lui murmure-t-il tandis qu’il l’enfonce dans la paume de sa main gauche, où elle ne tarde pas à disparaître.

– Erebos… chuchota l’arme d’une voix de cristal.

Ce dernier frissonne. Ce nom sonne comme une sentence, lui le bourreau. La lame a disparu, engloutie dans ses chairs. À côté de lui, Anésidora caresse du bout des doigts la plaie qui, déjà, se referme. Elle ne prononce aucun mot, car ils ne seraient que douleurs et malheurs. À la place, elle l’enveloppe de sa passion dévorante. Entre ses bras, il régresse ; il redevient le jouet au lieu de l’instrument.

– Merci, souffle-t-il comme elle l’entraîne l’ayant saisi par le poignet.

Doit-il aller au bout de la nuit, suivre ses démons qui l’enivrent et qui accompagnent sa déesse ? La tentation est grande. Anésidora sent son trouble, elle ne lui forcera pas la main. Elle s’arrête. Ils sont tous deux au milieu de la pièce. Au-dessus d’eux, un lustre en cristal renvoie les derniers rayons du soleil qui s’enfuit derrière l’horizon. Son cœur se déchire entre désir et ire. De douleur, il tombe à genoux, tandis qu’elle se saisit de sa tête qu’elle place à hauteur de son sexe. Ses mains caressent ses cheveux qui se changent en langues de feu. Avec douceur, avec lenteur, elle s’accroupit.

– Ereb… souffle-t-elle.

Le mot jaillit de sa poitrine en un spasme douloureux. Son compagnon redresse la tête. Dans ses yeux se lisent l’empathie et la tendresse qu’il éprouve à son égard.

– Ne prononce pas ce nom. Il fait mal, il te fera du mal, rauque-t-il comme il tend une main vers son visage en proie au chagrin. Ne prends pas avec toi le fardeau de mon affliction. Elle est ma compagne de toujours, désormais.

Celui-ci se trouble, tandis qu’elle esquisse un mouvement de recul. Mais il la rattrape et dépose un baiser passionné sur ses lèvres brûlantes. Peut-être comprendra-t-elle un jour, ou alors acceptera-t-il lui aussi de partager ce fardeau qui, chaque jour qui passe, l’accable un peu plus ? Comme une dernière attention, elle plonge ses prunelles dans les siennes pour tenter, encore une fois, d’en percer le secret. Au-delà de l’abîme, qui les habite, brille une lueur, dont elle ignore tout de la teneur. Mais il ferme les yeux et dérobe à sa vue le joyau entraperçu. Sait-il qu’elle l’a entrevu ? Elle enfermera ce secret dans son cœur. Chacun aura le sien ainsi et viendra le jour où ils se les avoueront.

– Ne te méprends pas sur mes propos, lui glisse-t-il. Tu…

Sa voix défaille, puis se brise, il la voit qui chavire. Dans sa poitrine, son cœur suspend ses battements, elle se sent s’évanouir tandis que des bras puissants la soulèvent au-dessus du sol.

– La voie engendre l’Un. L’Un engendre le Deux. Le Deux engendre le Trois. Le Trois engendre toutes choses. De toutes choses, l’obscur est l’envers. Toutes choses tendent vers la Lumière. Je suis l’obscur. Tu es la Lumière, murmure-t-il tandis qu’il la couche sur son lit.

Elle est à bout de force. Sa peau pâle est devenue diaphane. Il devine presque la couleur de ses prunelles derrière ses fines paupières. De nouveau, il étire ses bras et de sa paume en extrait de nouveau sa lame, la seule arme à même de le blesser et de le meurtrir. Astre d’argent, elle inonde la chambre de ses reflets scintillants. Le tranchant au-dessus de creux de sa main, il n’hésite pas un instant et fend la chair d’où s’écoule un liquide vermeil. Une à une, les gouttes tombent sur ses lèvres de la couleur du marbre.

– Et de mon souffle je t’offre la vie, de ta force, tu nous nous donnes l’harmonie, achève-t-il, comme il presse son poing pour en exprimer toute la liqueur carmin.

Peu à peu, les chairs retrouvent les nuances de la vie. Il ne partira pas, mais la veillera, lui le dernier de sa race. Il tire la couverture et les draps défaits et l’en recouvre, imago dans son cocon de soie. Que n’a-t-elle désiré l’appelé par son nom, celui dont lui ont fait don ses parents, dans un autre temps. La lame toujours à la main, il l’enfonce dans la plaie encore ouverte, où elle finit par disparaître, puis il s’assoit. Ses cheveux défaits, il les rassemble en une masse, qu’il glisse avec délicatesse sous sa tête. Souvent, il s’interroge. Que fera-t-il si elle lui pose la fatale question ? À cela, il n’a jamais de réponse. L’angoisse l’étrangle et de nouveau des larmes roulent le long de son minois. D’un geste maladroit, il lui caresse la joue. Sa peau est douce et chaude, comme celle d’un vivant. Il hésite, la retire, mais quelque chose retient son poignet. Malgré sa faiblesse, elle entrouvre les yeux et esquisse un fragile sourire.

– Pourquoi te caches-tu ? semble-t-elle lui murmurer.

Ses doigts passent sur son visage et ses paupières se relâchent, enfermant son regard dans le noir.

– Dors et reprends des forces, lui glisse-t-il, en même temps qu’il se couche à ses côtés.

Le silence se saisit des deux êtres, elle, prisonnière d’un sommeil hanté par les rêves, lui, possédé par son serment, s’enfonce dans un monde fait de songes et de faux-semblants. Qu’il lui pèse d’être le réceptacle de ce secret ! Alors qu’il sent la main du seigneur de l’Onirie s’en venir, il embrasse encore une fois les lèvres de celle qu’il sait être une chimère.


Texte publié par Diogene, 21 avril 2017 à 20h06
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