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tome 1, Chapitre 3 « L'Ombre et son Amant » tome 1, Chapitre 3

Ce fut alors qu’il la vit. Elle sortait d’une case vide. Elle n’avait pas rejoint les autres femmes du village, toutes présentes autour des feux de joie qui se dressaient et perçaient les ténèbres. Enfoncés dans son visage à la peau cuivrée, ses yeux d’airain le transperçaient. D’où venait-elle ? Elle n’appartenait pas à la tribu, elle n’en possédait ni les nuances ni les traits. Elle semblait surgir d’ailleurs, nulle part et partout à la fois. Entre les branches du baobab, le félin aux yeux d’homme demeurait immobile. Ses pupilles phosphorescentes scintillaient dans la nuit, accrochée par le port altier de cette femme qui ne le craignait ni ne s’effrayait de sa présence. Elle était revêtue d’un pagne en cuir de buffle et seul l’un de ses seins était recouvert par sa tunique. Les flammes se reflétaient sur son corps et lui donnaient l’apparence d’une statue coulée dans le bronze qu’un maître-sculpteur aurait patiné pendant des heures. Alors l’Asanbosam fit une chose, qui le surprit lui-même, et il déposa la dépouille du vieillard au niveau de l’une des fourches de la cime. Il l’assit contre le tronc, les jambes repliées contre sa poitrine, la tête tournée vers l’azur. Pourquoi agissait-il ainsi alors même que l’orbe solaire monterait bientôt haut dans le ciel ? Il l’ignorait. Son sang battait à ses tempes, tambours violents dont le tonnerre se répandait dans tout son être. Mawu ne pouvait-il pas retenir sa sœur-épouse encore quelque temps ? Le fauve humain rugit et bondit sur l'enceinte. En bas, la femme ne bougeait pas. Elle suivait sa parabole depuis la frêle branche d’où il avait pris son élan. Ce fut à peine s’il effleura les murailles hérissées, déjà il effectuait un nouveau saut. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Que demeurait-il de l’humain qu’il était encore ? Ses pattes touchèrent le sol, en silence. Elle n’avait pas bougé, comme si elle l’attendait. Ses crocs déchirèrent son cou, tandis que ses griffes lui lacérèrent la poitrine. Ivre, il s’abreuva du flot vermeil qui s’échappait de sa gorge déchiquetée. Il avait fondu sur elle. De ses membres antérieurs, il laboura son poitrail et arracha le cœur encore palpitant. L’homme-fauve recula, ses yeux le fixaient, vivants.

– Qui es-tu ? feula-t-il.

La femme se contenta d’esquisser un sourire, puis s’évanouit. D’elle, il ne restait que son cœur, toujours dans sa gueule, et son sang qui maculait son pelage. Que signifiait ce présage ? L’Asanbosam ne s’attarda pas, redevenu fauve léopard, il rugit meurtri par les rayons de Lisa. Sa proie entre ses crocs, il s’en alla recueillir le vieillard dans la cime de l’arbre et s’enfuit dans la savane. Dans son esprit, les yeux de la femme étaient toujours présents; prunelles mordorées et immaculées qui le veillaient. Mais alors que les durs feux du soleil auraient dû le meurtrir. Arrivé dans la grotte au pied de la montagne, il ne se découvrit aucune blessure et le cœur avait lui aussi disparu. Autour de lui, sa tribu était réunie. Ils se partageraient la dépouille du défunt Traumnockt, puis en offriraient la graisse et les os à leurs parents. Ensuite, à la prochaine lune, il libérerait tous les songes enfouis dans la mémoire de l’homme mort, dont ils se nourriraient. Lui, s’allongea et s’endormit, infusé du souvenir de cette femme mystérieuse et des rêves du sanctifié. Elle se tenait au-dessus de lui. De son corps, il n’en devinait aucun contour. Seul son visage, saturé de l'image rémanente de ses prunelles moirées, était présent. Ses lèvres fines s’étiraient en un sourire indéchiffrable, tandis que ses yeux le dévoraient. Qui était-elle ? Elle sourit de plus belle et il sentit un doigt se poser sur ses chairs. Était-elle une mortelle, humaine ? Sa présence s’accentua. Appartenait-elle aux songes de cet homme dont il avait bu le sang ? Il en doutait, car elle ne se mélangeait pas aux rêves. Elle semblait se surajouter à ces derniers. Ses lèvres murmurèrent quelque chose. Elles remuaient en même temps qu’il apercevait sa langue rose danser derrière ses dents.

– R… iens !

Le souffle lui manquait. L’air quittait ses poumons qui ne remplissaient plus. Il suffoquait, son visage penché sur le sien.

– R… iens !

La voix cinglait à ses oreilles, même s’il n’entendait rien. Ce n’était plus qu’un murmure étouffé au milieu d’un sanglot. Une larme roula le long de sa joue.

– A… ora !

Une main caressait avec tendresse sa peau et recueillit la perle translucide avant qu’elle ne s’écrasât. C’était une goutte saline et opaline. Avec lenteur, il ouvrit ses paupières et découvrit une paire d’yeux aux éclats mordorés dans lesquels se reflétaient de bien étranges ténèbres. Un index se posa sur ses lèvres. Elle produisit un fragment d’étoffe, puis elle essuya un peu du sang qui avait coulé le long de son front. Par la fenêtre, un vent traître s’engouffra et la fit frissonner. Elle se leva. Sur le sol jonché d’éclats de verre et de bois, la lune se reflétait. À contrecœur, elle s’en alla tirer les volets et plongea la pièce dans de profondes ténèbres, seulement percées par une veilleuse au coin de la cheminée. Les bourrasques les lui arrachèrent des doigts. Soudain, quelqu’un se dressa derrière elle et attrapa d’une main puissante le récalcitrant. Sans effort, il les referma, puis les crocheta. Elle se retourna avec lenteur et dévisagea un instant le géant qui lui faisait face. Ses yeux phosphorescents, qui brillaient de mille feux, s’éteignirent comme l’on souffle une chandelle. Son buste chancela, ses jambes se dérobèrent et chut. Elle agrippa ses bras tendus. Mais son corps massif, bien trop lourd, l’entraîna dans sa chute, amortie par un épais tapis. La tête posée sur son poitrail, elle entendait son cœur battre. C’était une mélodie étrange et hypnotique qui la berça. D’une main, elle caressa le visage humide de l’homme évanoui. Elle sentait, sous ses doigts, frémir la peau de cet être qui, d’humain, n’en possédait que l’apparence. Pelotonné contre lui, elle déposa un baiser dans cou où palpitait une veine bleutée, puis s’endormit. Les yeux grands ouverts, l’homme posa une main tendre le dos de la femme blottie contre lui. Ses vêtements étaient gelés et, si elle ne prenait pas garde, elle serait possédée par un grand mal. Il éleva alors son autre bras et l’enveloppa de son aile membraneuse. Ses cheveux désordonnés renvoyaient les chatoiements de la veilleuse installée sur la cheminée ; flamme vacillante dont l’éclat lui rappelait les immenses feux de joie. Encore une fois, elle avait su le protéger. Elle s’était glissée dans son souvenir et l’avait tiré du péril. Il posa ses lèvres sur son front. Sa peau n’était plus glacée. Il ferma les yeux. La menace écartée, il replongea dans un sommeil sans rêves. Des larmes, pourtant, roulaient toujours le long de ses joues. La tristesse et la peur enserraient son cœur d’un embrassement mortel et, sans qu’il s’éveillât, il resserra un peu plus son étreinte sur cette femme, dont la présence le gardait de tous les périls. Ainsi dormirent-ils, toute la nuit, sans que ni la tempête ni le tonnerre ne les tirât des bras de Morphée. Lorsqu'ils se levèrent, l’aube dorée avait déjà trépassé.

Ce fut elle qui s’éveilla la première. Ses yeux papillonnèrent, car elle avait tout oublié de sa chute et de ses volets prisonniers de la tempête. Pris sous son aile, elle attendit qu’il se réveillât lui aussi. Toujours prisonnier de son endormissement, ses traits semblaient plus apaisés, malgré ses crocs qui dépassaient de ses lèvres. Son index soulignait les sillons et les méplats de son visage. Elle se plaisait à modeler sa physionomie, lui, lui qui était capable de métamorphose au gré des songes et des croyances. Cette nuit, il fut un fauve, panthère de la savane qui fondait en silence sur ses proies. De leur rencontre, elle gardait encore quelques marques qui bientôt disparaîtraient. Il n’ignorait rien du sacrifice qu’elle consentait, non plus de l’offrande qu’il lui faisait. Son doigt s’attardait sur le contour ourlé de ses yeux clos. Que n’avait-elle de mots suffisants pour évoquer les tourments et les sentiments qui agitaient son cœur chaque fois qu’il franchissait le seuil de son antre ? Soudain, ses paupières s’entrouvrirent, découvrant des prunelles indigo. Sa main caressa son front, puis remonta vers sa chevelure folâtre. Il aurait eu envie de sourire. Il en demeurait incapable, malgré sa présence apaisante.

– Ané …

Son sourire désarmant le condamna au silence. Il écarta alors ses bras nervurés et la libéra de son étreinte nocturne. Il ne ressentait plus la faim dévorante ; cet appel sanglant qui l’avait conduit au bord de la démence, cette nuit encore. À genoux, lui s’était assis, le torse mis à nu. Elle effleura du bout de la main les courbes de son visage et descendit le long de sa nuque, où elle s’attarda quelques instants. Elle se retira. Ses doigts hésitaient en bordure de son aile membraneuse qui s’étendait sous son bras. Il planta alors ses pupilles dans les siennes puis se saisit de sa main. Sa peau cuivrée s’accordait à la sienne d’une extrême pâleur ce qui, un instant, le troubla sans qu’il n’en comprît la raison. Rejetant le tourment qui s’emparait de lui, il entrouvrit sa porte intérieure derrière laquelle coulait un fleuve empli de magie. Il sentait le flot envahir son âme tandis qu’il puisait dans ses rêves. Sa main dans la sienne, ses lèvres sur les siennes, il guidait la sienne, créatrice dans le dédale de son être. La chair se rétractait, l’oiseau nocturne disparaissait, l’homme ressuscitait. L’humain nouveau-né enlaça de ses bras cette femme dont il ne savait s’il devait la haïr ou l’aimer. Elle caressait du bout de ses doigts l’espace où se déployaient, il y a encore peu, ses ailes, et y dessinait des formes imaginaires. Parfois, ils revenaient sur la chair blanche et ferme, puis se dérobaient, traîtres à son être. Il souriait ou du moins s’y efforçait, car la douleur hantait toujours son cœur.

– Oublie cette nuit, lui glissa-t-elle au creux de l’oreille.

Le ton de sa voix le fit frissonner ; émotions et sentiments n’étaient pas l’apanage de la seule humanité. De sa main, il lui caressa le visage. Il releva les mèches qui lui tombaient dessus et masquait soudain son regard. Au fond de ses iris, il lisait une tendresse qu’il se refusait à connaître et une folie qui l’accompagnait de tout temps. Ses lèvres posées dans son cou descendaient maintenant vers son torse. Que pouvait-il y faire ? La rejeter et s’enfuir dans les ténèbres ou avouer sa détresse et verser son chagrin, qu’elle recueillerait entre ses mains ? De nouveau, les larmes s’échappaient de ses yeux tandis que son corps était en proie à de violents spasmes. Sa compagne se releva. Par le volet clos, un peu de lumière s’infiltrait et lui donnait des allures de déesse. Elle dirigea vers la lourde tenture qu’elle repoussa d’un geste brusque, avant de tomber un à un ses habits froissés et dépenaillés. À son tour, il se leva. Son ombre, démesurée, la dominait sans pour autant qu’elle ne lui inspire la moindre crainte. Il étendit son bras vers elle. Sa main lisse et pâle se détachait dans l’obscurité, le reste de son corps demeurait dans les ténèbres. Elle s’avança vers lui d’une démarche souple et féline. Parfois, elle s’arrêtait comme si elle hésitait, et alors elle souriait. C’était un jeu dont jamais il ne se lassait, un rituel qu’à deux ils accomplissaient ; moment intime qu’ils partageaient. Bientôt, son visage reposa dans main. Elle était chaude et froide à la fois ; elle frissonna. Ses doigts s’attardaient dans ses cheveux qui, en cascade, dévalaient depuis ses épaules, jusque loin dans son dos. Elle se rapprocha encore, attirant son corps à elle, autant qu’il le lui permettait. L’un contre l’autre, elle contre lui, lui contre elle, ils s’entraînaient le long d’un chemin connu d’eux seuls. Ses lèvres pressées contre les siennes, elle le précipita et celui-ci versa. Étendu nu sur un lit entouré de tentures pourpres, il la contemplait. Majestueuse, elle se recula et soudain son corps s’embrasa. Extatique, elle poussa un long soupir, puis se coula vers lui.


Texte publié par Diogene, 12 avril 2017 à 22h09
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