La voix, en fait les voix, il en distinguait deux ; la voix du dieu-déesse Mawu-Lisa. Mélange harmonique, dystrophique, la réalité se dissolvait autour de lui. C’était un murmure grave et bas qui accompagnait le chant des étoiles et qui pénétrait son âme. Entends notre voix, jeune Wema, et accueille Dan semblait lui murmurer le chœur aveugle. Perdu dans le noir, il sentait le pouvoir de l’Asanbosam infuser son âme. Vois ! lui ordonna la voix et Wema ouvrit les yeux. Noir était le ciel, bleue était la terre et rouge était la mer. Kaléidoscope du temps, le corps du jeune homme vola en éclats et chaque fragment visita un instant. Son torse tomba dans l’océan bouillonnant, relique des temps les plus primitifs, où la vie était prisonnière des boues d’argile. Ses pieds plongèrent dans la mer des dieux, celle où nageaient les plus fabuleuses des créatures, quant à ses bras, ils volaient parmi les nuages sous le regard bienveillant de Dahn. Alors Mawu-Lisa s’empara de la tête et l’éleva au-dessus de la terre. Mawu perça son œil gauche, lorsque Lisa perça son œil droit. Mawu en façonna un autre dans l’argile et ajouta une cerise en guise de pupille. Lisa fit de même dans le métal argentifère et ajouta une fève, puis ils les replacèrent. Mawu s’en alla quérir les jambes, Lisa le torse et Dahn les bras. Alors Mawu-Lisa prit la tête et l’assembla.
– Que vois-tu, jeune Wema ? l’interrogea Mawu-Lisa.
– Je vois le blanc, je vois le noir.
– Que vois-tu d’autre, jeune Wema ?
– Je vois ce qui est en haut, je vois ce qui est en bas.
– Que perçois-tu, jeune Wema ?
– Je sens les âmes.
Alors Mawu-Lisa lui insuffla le Sekpoli et Wema s’en revint d’entre les morts. Il gisait au pied du monolithe, autel de pierre noire, autour duquel s’était rassemblé des êtres au poil dru. Ils ne se mouvaient pas, seule leur poitrine se soulevait au rythme d’une respiration lente et profonde ; seul signe tangible de vie. Le jeune homme tendit une main vers eux avant de la retenir.
– Observe ! chanta une voix dans sa tête.
– Rêve ! en ordonna une autre.
Derrière lui, Mawu et Lisa s’enroulaient autour de la pierre noire, d’où jaillissait le serpent cosmique Dahn.
– Observe ! Rêve !
Les injonctions envahissaient son esprit. Rêve ! Observe ! La litanie s’amplifiait. Wema s’assit alors en tailleur et tourna ses paumes vers la voûte céleste. Du bout des doigts, il récolta les étoiles du ciel, puis les offrit à Lisa. Les mains posées sur la terre, il ramassa les pierres primaires et les confia à Mawu. Enfin, il les amena vers son visage et s’arracha les yeux, dont il fit présent à Dahn. Mawu se rapprocha de Lisa et Lisa prit les paumes de Mawu. Ensemble, ils mélangèrent les pierres primaires et les pierres célestes. Ensemble, ils fabriquèrent des yeux de verre. Leurs mains glissaient sur son corps, l’exploraient, allaient du haut vers le bas, puis du bas vers le haut.
– Rêve ! Observe ! Observe le Rêve !
Le chant enflait et ses yeux le brûlaient.
– Que vas-tu faire ?
La voix grave et basse envahissait l’espace. Wema se dressa, les bras repliés sur son visage, les paumes face à ses prunelles. Il appuya ferme, puis les retira. Au creux brillaient deux boules d’argent célestes qui perçaient les ténèbres.
– Lisa en est la mère. Mawu en est le père.
La voix de Wema s’élevait en même temps que ces dernières. Dahn s’en empara et les féconda.
– Obba l’a porté en son sein. Nana est sa nourrice.
Mawu prit l’œil gauche, quand Lisa prit le droit.
– Sa force est entière, chuchota Mawu. Puis, il rendit à Wema son œil gauche.
– Si elle est convertie en terre, ajouta Lisa, avant de lui remettre le second.
Ses globes aux creux de ses mains, il les élève vers la pierre noire puis les enfonce dans son visage.
– Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, reprit Mawu.
– Tu remonteras de la terre au ciel, tu descendras du ciel à la terre, poursuivit Lisa.
– Maintenant reçoit la force des choses supérieures et inférieures, acheva Dahn, l’enfant de Lisa-Mawu.
Wema ôta ses mains de sa figure et exposa ses prunelles laiteuses aux trois divinités protectrices. Au creux de ses paumes demeurait l’empreinte des globes célestes, elles dessinaient de fines veinules argentées. Du bout de l’index, il les effleura, puis ils se mirent à scintiller.
– Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s’enfuira de toi, chuchota Lisa.
– C’est la force forte de toute force : car elle vaincra toute chose subtile, et pénétrera toute chose solide, murmura Mawu.
– Ainsi le monde a été créé, conclut Wema.
Dahn enserra de ses anneaux le monolithe noir et Lisa-Mawu s’éleva au-dessus. Wema se pencha alors sur l’une créature couverte de poils sombres et drus. Sa face disait l’effroi et son souffle la terreur. Wema porta une main à son visage et s’empara de son œil droit, puis le plaça au creux de sa paume. Le globe argenté le fixait, muet ; il semblait hésiter. Soudain, il s’enfonça dans la chair et se recouvrit d’une paupière. Alors Wema posa son membre sur la poitrine de l’animal endormi et l’y plongea. Il voyait, il devinait. Les gestes lui venaient, naturels, soufflés depuis les ténèbres. Avec lenteur, il retira son poing, puis le tendit à Lisa-Mawu. Lisa écarta les doigts, Mawu s’en empara et Dahn le dévora. À ses pieds, la créature respirait toujours, plus sereine. Wema recula d’un pas, les yeux encore clos. Il n’avait pas encore osé les ouvrir, de peur de les blesser. Alors, il passa ses mains sur son visage et, derrière ses doigts écartés, il contempla le paysage. La nuit était absolue, illuminée par la lune Mawu. Puis, il les vit. Elles dansaient au-dessus de chacun de ces êtres couchés par terre, silhouettes grotesques ou cauchemardesques. Que faisaient-elles ? Qui étaient-elles ? Wema ferma les yeux et approcha la main de l’une d’entre elles. Il reconnut la substance rêve. Alors le jeune Wema acquiesça et se recula. Le dos sur le monolithe, celui-ci s’entrouvrit et l’engloutit. Dahn le mordit, Mawu-Lisa aussi. Il possédait désormais la marque de l’Asanbosam et un nouveau Traumnockt était né.
Des rêves mauvais qu’il capturerait, il en ferait offrande et en échange ils lui permettraient de guérir les âmes meurtries, tels étaient les termes du pacte qui le liait. Allongé dans le vide, le corps inerte de Wema redescendait de la voûte céleste. Silencieux, le léopard s’approcha. Mawu-Lisa leva la main et Dahn déposa, sur le dos dy, le jeune garçon assoupi. Le fauve feula. Ce n’était plus un animal, mais un homme de haute taille qui portait entre ses bras puissants le corps inerte du nouveau Traumnockt. Celui-ci tourna son visage vers Mawu-Lisa et son fils Dahn. Ceux-ci s’effaçaient déjà. Ils avaient accompagné la métamorphose du jeune Wema et l’avaient instruit de ses devoirs, ils ne pouvaient demeurer là, car telle n’était plus leur temps. Il s’inclina. Lorsqu’il se releva, la lune avait repris sa place, de même que les étoiles. Savaient-ils ou ignoraient-ils que ce garçon serait sans doute le dernier ? L’homme-félin fixait les yeux grands ouverts de celui qu’il portait entre ses bras. L’instant d’après, il bondit sur le tronc noueux d’un tamarinier. Dans la ramure épaisse, sa silhouette se dissimulait, seuls se distinguaient ses yeux luisants au milieu des ténèbres. L’inquiétude sourdait dans son regard. Est-ce Mawu-Lisa et leur fils, Dahn, se doutaient-ils de quelque chose ? L’homme-fauve soupira. Sans doute n’ignorait-il pas le danger qui bientôt s’en viendrait de l’autre côté de l’horizon. Mais ils avaient juré de ne plus se mêler des affaires de ces créatures. Lui était trop jeune et n’avait pas connu les conflits dans lesquels son espèce avait été entraînée malgré elle. D’eux, il n’en possédait que les récits transmis de bouche à oreille, terrible et effroyable. Il conservait surtout en mémoire la folie qui s’était emparée de certains des siens, après qu’ils se furent nourris de leurs songes et de leur sang. Dans ses bras, Wema remua doucement. Il devait se dépêcher, Lisa ne tarderait plus à chasser son compagnon. À cause de sa nature nouvelle, le jeune Traumnockt resterait sept jours complets dans le noir, puis il recueillerait les larmes de Dahn qui lui permettraient d’affronter le jour comme la nuit sans aucun péril. Il avait des visions d’hommes vêtus de métal à bord d’immenses embarcations, amenées par les vents. Il oublia.
Dans la ramure de l’arbre, les prunelles phosphorescents d’une boboute le fixaient. Soudain, elle s’envola, silencieuse, et fondit sur sa proie. L’homme ferma les yeux et bondit. Souple, il plana un long instant, avant de retomber sur la branche morte d’un acacia qui céda sous son poids. Surpris, il faillit lâcher le corps inerte du jeune Wema, mais se rattrapa. Les épines de l’arbre lui meurtrirent la main, d’où jaillirent des gouttes vermeilles qui, en tombant à terre, se cristallisèrent. Bientôt, la faune s’en nourrirait et rêverait. L’homme n’en avait que faire et courait vers le village, dont il apercevait les contours sur la ligne d’horizon. Fantôme dans la plaine, ses pieds foulaient le sol sans y imprimer leur marque. Imaginait-il en cet instant que ce garçon serait le dernier de sa lignée ? Les silhouettes des arbres formidables défilaient, de même que les formes animales dont seules les prunelles ardentes se détachaient des ténèbres. Enfin, il aperçut les murailles de son village, murs de glaise et de terre qui se dressait dans la plaine. Il devinait les flammes hautes des feux ardents érigés au centre. Oui, il voyait tout cela et il redoutait tout cela. L’éveil du Traumnockt avait tiré de son sommeil la faim primaire qui animait son espèce, alors même qu’il se nourrissait désormais des rêves. Alors il courait, courait à en perdre la tête, à en perdre le souffle, pour ne point briser le tabou. Dans sa tête, il pouvait entendre les roulements de tonnerre des tambours et les hurlements des villageois, dont le chant s’amplifiait à mesure qu’il se rapprochait. Feux, des mains ensanglantées frappaient des instruments crevés. Sang, les hommes élevaient leurs mains vers la voûte céleste. Rêve, les femmes recueillaient le fluide vermeil et le répandait. Observe, il redevenait le fauve primaire qui se nourrissait de la chair primale. Ses pieds soulevaient un nuage de poussière ocre qui le dissimulait. Rêve ! Observe ! Le mantra s’échappait de ses lèvres, tandis qu’il poursuivait sa course au travers des ténèbres. À l’horizon, il devinait les premiers rayons rougeoyants. Il bondit. Ombre souple et féline, il se réceptionna sur le rebord de la muraille ; à ces pieds, le village toujours en proie à la furie. Silencieux, il s’arracha à la contemplation et courut vers une case à l’écart. Il avait senti l’odeur du sang. C’était elle qui le guidait ; métallique. Dans ses bras, Wema s’agitait. L’Asanbosam tourna son visage moucheté vers le ciel qui commençait à se parer des nuances du levant. Il arracha alors sa tunique et en enveloppa le corps du jeune homme. Nu, il sauta depuis la muraille et courut. Devant la porte, un vieil homme aux yeux couleur d’argent était assis en tailleur, posé près de lui une calebasse, où reposait son poignet. À sa vue, l’aveugle sourit et s’empara d’une lame en silex.
– Rêve ! feula la chimère.
– Observe, rétorqua le vieillard en se tranchant les veines.
Un sang noir et épais se répandit dans le fruit sec et l’Asanbosam pénétra dans la case et y déposa dans une couche le jeune homme qui, soustrait à la vue de Lisa, s’apaisa. L’homme-félin patienta quelques minutes. Attentif à la respiration lente et profonde du jeune assoupi, il ferma les yeux. Les tambours s’étaient tu et il ne percevait plus le crépitement des feux ; le temps était suspendu. Il traça alors dans le sol poussiéreux, de l’extrémité de ses doigts griffus, la marque de sa tribu, puis se retira. À l’entrée de la case, l’homme aveugle avait les yeux tournés vers le ciel. Son corps sec n’abritait plus de vie ; elle s’était enfuie. L’Asanbosam passa une main sur son visage et dissimula son regard à celui de son ancêtre. À côté de la calebasse, quelqu’un avait déposé une pyramide d’argile, qu’il entreprit de mêler au sang de l’ancien Traumnockt. Ainsi, de la terre souillée de vermeil, il enferma Wema dans un cocon de ténèbres d’où il ne sortirait que dans sept jours et sept nuits complets. Lorsqu’il eut achevé sa tâche, ce n’était plus un homme-bête qui hantait le village, mais un léopard au regard de braise. Dans le ciel, Lisa avait pris la place de Mawu. L’animal lapa alors le fond de la calebasse, puis il s’empara du corps du vieillard avant de disparaître d’un bond dans la cime d’un baobab.
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