La nuit était tombée sur le village. À l’horizon, Wema apercevait depuis les plus hautes branches du baobab, où il avait pris place, les ultimes rayons du soleil couchant. Au loin, le ciel se peignait de tons fauves, tandis qu’au-dessus se dessinaient les premières taches étoilées. Ce serait une nuit sans lune. Wema serra les poings, en l’absence de Mawu, qui serait là pour le protéger lors de son initiation dans la grotte, demeure de l’Asanbosam ? Entre les branches de l’arbre-ciel, le jeune garçon se redressa, offrant son corps dénudé aux derniers rayons de Lissa. Il aurait besoin de toutes ses forces pour lui résister et prouver qu’il était digne de recevoir ses enseignements. Wema ferma les yeux, il devait s’imprégner des deux mondes afin de trouver équilibrer en lui. Soudain, une légère brise se leva et le fit frissonner. Était-ce Buk qui lui adressait ainsi un avertissement ? Le jeune homme rouvrit les paupières. La nuit était tombée et les villageois avaient allumé les torches dans le village, ainsi que quelques feux, autour desquels se pressaient les enfants et les femmes. Les hommes, ce soir, se tenaient à l’écart, conscient de l’importance que revêtirait cette nuit pour la tribu. Wema scrutait la savane, des paires d’yeux phosphorescents s’allumaient çà et là ; feux follets surgis des ténèbres. Aux ombres, il devinait un troupeau d’éléphants dont les barrissements lui parvenaient. Tant qu’il se tiendrait à l’écart, personne n’aurait à craindre de leur charge, de plus, la savane était vaste et les points d’eau ne manquaient pas dans la région. Wema savait que l’on viendrait bientôt le chercher, mais il n’était pas pressé. La peur le tétanisait, même s’il ne voulait pas l’avouer. Depuis le village se répandait le bruit sourd des tambours et des pieds qui martelaient en rythme le sol poussiéreux. L’on viendrait le prendre et on l’emmènerait à la grotte. Dans sa poitrine, son cœur se serre. Pourquoi était-il saisi de terreur ? Son père et son grand-père encore avant n’avaient-ils pas subi, eux aussi, l’épreuve ? Seules les lignées de sangoma, qu’il soit mâle ou femelle, recevaient l’enseignement de l’Asanbosam. Jamais, il n’avait su quels étaient les termes de l’échange. Son père, comme son aïeul, était toujours demeuré muet à ce sujet. Il lui recommandait seulement d’ouvrir son cœur à la savane et son esprit aux histoires. Jamais, il n’avait failli et chaque fois qu’il montait entre les branches de ce baobab, c’était pour s’emplir des bruits et des sensations de la nature. Soudain, deux yeux s’allumèrent dans l’obscurité. C’était un léopard à la robe noire. Wema devinait les lents mouvements de balancier de sa queue. L’animal n’avançait pas. Il se tenait sur sa branche, le regard posé sur le jeune homme. Celui-ci, plus bas, savait qu’il était piégé : qu’il saute et il se romprait le cou, qu’il monte plus haut et il serait la proie du fauve. Cependant, ce dernier faisait mine de ne pas bouger. Il se contentait de ronronner la gueule entrouverte, sans la moindre hostilité. Wema demeurait immobile, osant à peine respirer, quand un bruit sec se jaillit au-dessus de sa tête. Le son était semblable au bruissement du vent dans les hautes branches des acacias.
– Tore, souffla Wema entre ses lèvres et comme si le fauve l’avait entendu, il se releva et s’avança de quelques pas dans direction.
Il n’était plus qu’à quelques brassées de lui. Il sentait presque le souffle du félin sur sa nuque. Pourtant, il ne ressentait nulle agressivité, nulle intention chasseresse de sa part. Il n’était pas en danger, Wema en était persuadé. Il redressa alors la tête et tendit les mains vers le mufle soyeux de l’animal, dont les yeux luisaient dans le noir. Celui-ci poursuivit son ascension inverse, glissant le long des branches avec une agilité extrême. Jamais, ses pattes ne touchaient le vide, jamais sa queue ne heurtait les plus fragiles d’entre elles et bientôt il ne fut plus qu’à une coudée au-dessus de lui. Enfin, il sauta et atterrit face à lui. Le fauve plongea ses iris jaunes dans les yeux de Wema et se saisit de son âme. Le garçon était incapable de bouger et son regard se vida, il n’était plus qu’une poupée. Au fond de son esprit, il entendait les mots de Tore qui déversait en lui toute la sagesse des dieux. Dans le village, le rythme des tambours s’était accéléré et les hommes frappaient encore plus fort le sol et faisaient monter des nuages de poussière dans les ténèbres. Leurs visages extatiques brûlaient d’un feu tout droit sorti des entrailles de la Terre. Les femmes entraient en transe, répandant le lait et le sang, tandis que les enfants les suivaient, balançant leurs bras en tous sens. Les plus âgés de la tribu avaient les yeux tournés vers le ciel, possédés par l’esprit des cieux.
Pendant ce temps, Wema, l’âme toujours prisonnière du regard incandescent du léopard, ne le vit pas bondir jusqu’à sa gorge, non plus qu’il ne sentit ses crocs pénétrés sa chair. Mais ce n’était plus un fauve, mais un homme qui se tenait sur deux jambes. Sa tête ressemblait encore à celle d’une panthère, bien que ses yeux ne fussent plus ceux d’un félin. Ses mains étaient terminées par des griffes acérées et son corps était toujours couvert de la pilosité des grands fauves ; une toison noire et rase, qui le faisait se confondre avec la nuit noire. Du sang coulait de sa gorge dans laquelle l’homme bête avait planté sa dentition de carnassier. Il s’abreuvait à la source souveraine, lorsque soudain, celui-ci poussa un rugissement d’animal blessé et s’empara du corps désarticulé. Agile, il le cala sur son dos et s’enfuit. Silhouette fugitive, elle bondissait de branche en branche, son fardeau de chair sur les épaules. Ainsi descendit-elle du baobab jusqu’à ce que ses pattes foulent enfin le sol poussiéreux de la savane. Des dizaines de paires d’yeux jaunes l’observaient dans l’obscurité. Au fond de leur pupille se lisait une crainte atavique, mêlée d’un respect sincère. Buffles, antilopes, éléphants ou encore fauves en chasse, tous s’écartaient à son passage. De temps à autre, l’homme léopard jetait un coup d’œil en arrière, ou humait l’air, à la recherche de ce danger qu’il avait ressenti alors qu’il s’abreuvait. Personne ne devait rompre le lien qui l’unissait à sa tribu, non plus que le rituel ne pouvait être interrompu. L’inquiétude sourdait en lui, tandis qu’il s’éloignait du village et s’enfonçait toujours plus loin dans la savane, jusqu’aux pieds des montagnes, fouler seulement des pas de la faune sauvage.
Les hommes avaient déifié et sanctifié son espèce. En remerciement, les siens avaient octroyé à ceux que les membres des tribus appelaient élus, mais qu’eux nommaient les Traumnockt, le pouvoir de lire les songes des rêveurs et de les guider sur le sentier de l’Unus Noctis. En échange, ils s’abreuvaient des fantasmes de chaque homme, de chaque femme et de chaque enfant, ainsi que du sang du nouveau Traumnockt, lors de son initiation.
Cependant, quelque chose en cette nuit avait changé. Inquiet, il avait déposé le jeune Wema à l’entrée de sa grotte et avait, encore une fois, longtemps humé le fond de l’air. Il n’était pas seul à ressentir les terribles vibrations. Il l’avait lu dans le regard de tous ces animaux. Il s’attarda un long moment, mais, non, rien ne viendrait troubler la cérémonie, au moins cette nuit. Les yeux tournés vers le ciel, des larmes s’en échappaient. Elles brillaient comme des diamants et avaient la couleur du bois d’ébène. Brûlantes et amères, il les recueillerait au creux de ses mains, car il en aurait besoin plus tard. Cependant, ce soir serait les dernières. Il ignorait tous des raisons qui le poussaient à le croire. Ce fut alors qu’il le vit. C’était une boule de feu noire et incandescente. Elle venait du ciel et rugissait. Les animaux fuyaient. Pas lui, il demeurait là, les yeux tournés vers la voûte veinée de rouge. A ses pieds, le jeune Wema dormait toujours. La pierre de sang brillait d’un éclat encore plus violent, tandis qu’elle prenait de plus en plus de place dans le ciel. Il devinait les milliers de fragments qui s’arrachaient à sa surface à mesure qu’il se rapprochait de la terre. Le ciel n’était plus qu’une mer de ténèbres habitée par un œil géant qui pleurait des larmes de sang. Il ferma les yeux. Le rugissement effroyable de cet ogre céleste se prolongeait. Soudain, ce fut le calme. Un silence irréel s’était emparé de la savane, jusqu’à ce que la terre se mette à trembler et le vent à hurler. Toute la plaine était secouée et le sommet de la montagne s’embrasait. L’homme-fauve souleva lentement les paupières. Sous la fine peau, deux biles laiteuses contemplaient le monde. Le feu dévalait depuis son point culminant jusque sur les flancs sauvages et emportait tout sur son passage. Dans la savane, aucun animal ne s’était enfui. Il restait là, dans l’attente. Tous étaient tournés vers cette silhouette dont la queue fouettait l’air devenu brûlant. Les arbres, les touffes rases, l’herbe, toute la végétation prenaient feu. Alors l’homme-léopard ouvrit la main, celle qui contenait ses larmes, et souffla dessus. Celles s’envolèrent, puis tournoyèrent longtemps dans les airs, porté par l’expiration profonde. Elles aspiraient le ciel, elles aspiraient les flammes et les ténèbres, et tous regardaient, tous contemplaient la naissance d’un nouveau Traumnockt. Le jeune homme dans ses bras, il s’interrogeait. Accepterait-il ce don et les souffrances qui en découleraient ? Un voile recouvrait son cœur. C’était un tissu fait de doutes et de douleurs, une toile amère de la couleur des ténèbres. Au-dessus de sa tête, ses larmes s’étaient condensées en une sphère rougeoyante, veinée de noir. Elle flottait, aussi légère que l’air. Ses yeux blancs fixaient la boule qui tournoyait de plus en plus vite. Elle l’appelait, elles les appelaient et lui hululaient ; un cri perçant, perçu des seuls membres de son espèce.
Dans l’obscurité, des silhouettes s’approchaient, de plus en plus nombreuses. Silencieuses, elles descendaient depuis le somme de la montagne, d’autres marchaient dans la plaine. Leurs yeux étaient tous de ce même blanc laiteux ; ils étaient les fils et les filles de Mawu. Ils formaient un cercle autour de lui, tandis qu’il se plaçait sous le nexus. Il hissa le corps de Wema qui s’envola et un chœur surgit des ténèbres : un murmure aigu, qui se propageait et emplissait la plaine, jaillissait de leurs lèvres et accompagnait l’élévation du jeune garçon. Au-dessus de lui, la boule était devenue un gigantesque monolithe noir. Il lui faisait maintenant face et le chant s’amplifia. La pierre irradiait de plus en plus, entrant en résonance avec les voix qui l’accompagnaient sans jamais s’interrompre. Soudain, le corps du jeune garçon disparut et l’Asanbosam s’éleva à son tour, guidé par les chants mystérieux de ses compagnons, plus graves, plus bas. Il leva les mains vers le ciel et tous en firent autant, en même temps qu’ils penchaient violemment la tête en arrière, la figure dévorée par leurs prunelles incandescentes. Aucune parole ne s’échangeait, tout passait par l’imagineréel et chacun déversait une parcelle de lui-même dans celui qui accomplissait le rituel. Son être se convulsait sous l’effet de la douleur qu’ils lui infligeaient, mais ainsi était la cérémonie de l’ascension d’un nouveau Traumnockt. Soudain, l’Asanbosam poussa un rugissement et plaqua son corps animal sur le monolithe et y déversa tout son pouvoir. À côté de lui apparurent deux silhouettes, ébauches de traits et de couleurs, puis elles gagnèrent en épaisseur. Quiconque du village les aurait aperçues, aurait reconnu Mawu et Lisa, incarnation féminine et masculine du dieu-déesse insurpassable et omnipotent. Ils accompagneraient la métamorphose du jeune Wema, en même temps qu’ils l’instruiraient de ses nouveaux devoirs. Quant à lui, il avait achevé le rite, rien de ce qui se passerait ensuite ne lui appartenait. Épuise, il fut recueilli par les autres membres de l’assemblée qui le portèrent dans sa tanière ; où ils le veillèrent.
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