L’horloge comtoise sonna six heures. Heureusement, le mécanisme était muet durant la nuit sinon Eren serait devenue folle à n’en pas douter. Elle ne soupirait plus et se levait directement depuis deux semaines maintenant. Les premiers jours, elle avait cru qu’elle ne se ferait jamais au son métallique de la pendule. Le baiser de sa mère sur son front pour lui signaler qu’il était temps de se réveiller lui manquait énormément. La jeune fille serra dans son poing le pendentif qu’Erboise lui avait offert. Elle l’embrassa avant de le dissimuler en son sein.
D’un pas décidé, la Demoiselle se dirigea vers la pièce d’eau. Elle fit quelques ablutions avant de retourner dans ses appartements afin de s’habiller et de se coiffer. Ses deux actions étaient maîtrisées à la perfection. Chaque fois, Eren ne pouvait s’empêcher de sourire en repensant à ses deux premiers jours au service de Griselle. Cette dernière avait fait enlever tous les sièges à dossiers pour les remplacer par des tabourets. Ainsi, la Demoiselle avait appris à se tenir droite.
Durant la première semaine, elles avaient aussi retouché toutes les robes que la Reine et la Princesse ne mettaient plus. Gracy avait des doigts d’or et des idées de génie. Entre autres, elle avait fait un ourlet à peine un peu plus court à ses jupons. Ce centimètre faisait toute la différence, lui et des heures de pratique que Griselle avait infligées à sa compagne. De plus, avec la complicité inattendue de Grivas, la nourrice royale, Eren avait une poche secrète dans chacune de ses jupes qui servait de fourreau à son couteau. Elle ne pouvait pas dissimuler son épée, mais son père lui avait fait parvenir une petite arme qui faisait parfaitement l’affaire.
Le jour de son anniversaire, la sixième enfant du Maître-forgeron avait été très émue ; Grivas lui avait fait suivre le cadeau de ses parents : un poignard en argent, orné d’améthystes. De magnifiques arabesques habillaient la lame fine. La jeune fille soupçonnait sa mère d’en avoir dessiné les contours, Ethias n’ayant pas une fibre artistique aussi délicate. Ses frères : Éthan, Éliott et Édouard s’étaient fendus d’un élégant manteau de laine épaisse de couleur mauve, sa préférée. Éméric, le scribe, lui avait donné un superbe livre sur les enchantements et autres magies lorsqu’il l’avait croisée à la bibliothèque. Elle n’avait pas vu Ernest depuis qu’elle était dans la tour du roi. Cependant, l’écuyer avait obtenu une autorisation spéciale. Ainsi, il avait pu venir dans sa nouvelle chambre lui offrir une couverture pour sa monture.
La Reine magnanime avait accepté que Griselle et elle n’étudient pas ce jour-là. La Princesse avait profité de l’occasion pour faire don à Eren de sa tiare de Demoiselle de compagnie. L’objet était en argent lui aussi, comme le poignard de ses parents. Il s’agissait d’une chaîne double agrémentée de minuscules perles d’eau douce. En son centre, une améthyste de petite taille brillait. Depuis, le bijou cerclait la tête de la jeune femme les jours où elle se rendait à la bibliothèque.
La fille d’Ethias avait maintenant dix-huit ans et était finalement très heureuse d’être cantonnée aux appartements de l’altesse. Sans cela, elle redoutait que quelques hommes ne commencent à lui faire la cour. Elle n’était pas dupe, elle remarquait les regards langoureux de certains scribes. Vite remis à leur travail, Émeric veillait au grain et n’appréciait pas que ses collègues envisagent sa sœur comme leur future épouse. De même, lorsqu’elle s’entraînait sur les chevaux de bois de la salle de garde afin de préparer Griselle à son premier galop, les soldats la fixaient avec davantage d’intensité. Mais là encore, ses trois aînés auraient probablement rossé n’importe lesquels de leurs coéquipiers qui auraient pensé adresser la parole à leur cadette. Bien sûr, la Demoiselle les trouvait excessifs. Finir vieille fille ne la gênait pas outre mesure à condition que ce soit son choix et non pas le leur.
Eren n’avait pas besoin d’ornement et rangea soigneusement sa tiare avec son poignard dans son coffre à bijoux. Elles avaient étudié la veille, ce qui signifiait que la journée serait dédiée à l’apprentissage de l’équitation et du maintien physique. L’ancienne commis boutonna son gilet, vérifia que sa tresse était bien serrée et prit la direction de la salle à manger. En trois semaines, la jeune fille savait maintenant apprécier la cuisine variée du château. Les plats goûteux ne cessaient d’étonner son palais. La Princesse n’était pas arrivée, signe qu’Eren était à l’heure. Cependant, Griselle ne tarda pas. Précédée de la Reine et suivie par Gracy, la jeune altesse avait la mine défaite.
La Demoiselle fit une révérence maladroite, ne maîtrisant pas encore l’exercice à la perfection. Érianor prit place en bout de table, Griselle s’assit à sa droite et Eren à sa gauche. Pendant ce temps-là, Gracy donnait les consignes pour le petit-déjeuner. La Suivante salua en s’inclinant gracieusement et disparut. Érianor se gratta la gorge avant de prendre la parole.
« Mesdemoiselles, j’ai bien noté les différents efforts que vous faites afin d’exécuter vos punitions. Vous ne rechigniez point à la tâche, c’est certain. »
Eren ne cessait de penser : « mais... blablabla ». La suite de la conversation lui donna raison.
« Cependant, continua la Reine, il est des domaines pour lesquels je vous trouve peu assidues. Aujourd’hui donc, Griselle aura sa première leçon d’équitation et pas question de vous rendre à la salle d’exercice de la garde. Fini les chevaux de bois. »
La Demoiselle entendit Griselle soupirer tandis qu’elle mangeait ses écrevisses vertes à la sauce tomate, accompagnées d’épinards en salade. Pendant ce temps-là, la Reine continuait son monologue. Ce dernier avait tout d’un sermon aux oreilles de la fille du Maître-forgeron.
« D’un autre côté, Demoiselle Eren, j’ai ouï dire que vous alliez à la bibliothèque tous les trois jours. Je souhaiterais que vous vous y rendiez plus souvent. Vous avez beaucoup à apprendre. De plus, il me semble indispensable que Griselle vous enseigne également l’art des tisanes et de plantes médicinales.
– Votre Altesse a raison. Je dois à la Princesse tout comme à l’ensemble de la famille royale de posséder une culture élargie, si un jour je devais assister à une cérémonie officielle.
– Demoiselle Eren, vous vous le devez à vous-même, car j’ai reçu deux Baronnes et trois Comtesses dont les fils souhaiteraient vous faire la cour.
– Ah ? Déjà ! Votre Majesté, veuillez excuser ma surprise, se reprit Eren avant de continuer. Cependant, je ne sais pas si l’un de ses jeunes hommes a la moindre chance, car mes frères sont assez exigeants en la matière.
– J’ai connaissance de cette situation. J’en ai même discuté avec votre mère. C’est pourquoi, pour le moment, nous avons d’un commun accord décidé que vous deviez vous concentrer sur vos études.
– La réaction de maman me surprend, mais je ne peux que me joindre à ce sage avis. »
Répondit Eren, soulagée de ne pas avoir à subir la cour d’un Baron boutonneux ou d’un Comte idiot. La jeune fille avait des idées arrêtées sur la noblesse bien qu’elle ne la côtoie pas et qu’elle la connaisse encore moins. Dénigrer ces prétendants était sa façon de ne pas penser à l’avenir. Elle avait déjà du mal à entrer dans le moule de Demoiselle, si elle devait en plus se plier aux règles de la galanterie... elle n’y survivrait pas.
La Reine continua son petit-déjeuner en silence tandis que Griselle n’arrivait plus à manger. De toute évidence, la Princesse était contrariée. Eren se doutait que cela avait un rapport avec l’exercice imposé par la Souveraine. Elle réfléchit un instant, cherchant ce qui pourrait bien rassurer son amie. Elle se souvint de la complicité entre le capitaine et la jeune altesse. Même si ce dernier souffrait un jour d’être rejeté, Eren se servirait de lui afin que Griselle montât correctement un cheval ailé. Pesant le pour et le contre, elle décida finalement de l’inclure dans l’aventure.
« Votre Majesté, j’aurais une requête à vous soumettre, demanda-t-elle de sa voix la plus douce.
– Je vous écoute, Demoiselle Eren.
– Il me semblerait judicieux que le capitaine ainsi que mes trois frères assistent à la leçon de la Princesse.
– Eren ! Pas question que je me ridiculise devant des soldats, s’insurgea Griselle.
– Griselle ! Un peu de retenue. Demoiselle, continuez, je vous prie, intervint la Reine.
– Princesse, Votre Altesse, je n’ai jamais donné de leçon à quiconque. J’ai simplement peur de mal faire. Ce sont mes frères qui m’ont appris. Ils pourraient aider. De plus, tout comme le capitaine, ils ont une véritable affection pour la famille royale et n’oseront jamais plaisanter.
– Je comprends. Je veux bien vous laisser faire, mais si ma fille se sent mal à l’aise, l’exercice prendra fin et vous devrez trouver seule un moyen de lui enseigner à tenir plus de dix minutes en selle.
– C’est entendu, Votre Majesté. »
Le repas se déroula sans encombre et surtout en silence. Une fois que la Reine eut quitté la salle à manger, Griselle commanda un croissant fourré au chocolat et des madeleines, le tout accompagné d’un grand café latte. La Demoiselle fit de même. Apparemment, la Princesse se défoulait sur la nourriture. Qui était-elle pour l’en blâmer, elle qui passait ses nerfs avec de l’exercice physique ? Une fois servie, la jeune altesse décida de sortir de son mutisme.
« Eren... J’ai tellement peur de me ridiculiser. Tes frères sont des hommes bien, mais... le capitaine.
– Griselle, nous en avons déjà parlé. Je sais que tu as un attachement irraisonné pour ce garçon, mais il va bien falloir que cela passe.
– Non, Eren. En fait, le capitaine et moi sommes...
– Ne me dis pas secrètement fiancé... ne me dis pas ça !
– Bien sûr que non, faillit s’étouffer la Princesse. Cependant, je veux que tu te souviennes que je ne t’ai jamais menti et que j’aimerai te dire le secret qui me lie au capitaine, mais la Reine me l’a interdit pour l’instant.
– La Reine est au courant ?
– Oui.
– Et elle a donné son aval à cette relation ? s’étonna Eren.
– Avec le Roi, elle en est même l’instigatrice.
– Vraiment ? Incroyable, je ne la pensais pas aussi large d’esprit. »
À ces mots, la Princesse éclata de rire, laissant Eren dubitative. La demoiselle supposa qu’il s’agissait d’un surplus de nervosité qui avait besoin de s’exprimer. Une fois leur deuxième collation terminée, elles sortirent et se dirigèrent vers les écuries. Griselle décida de passer par les escaliers extérieurs ce qui était du goût d’Eren. Cette dernière n’avait pas pris l’air depuis trois semaines. Le vent d’Est soufflait légèrement amenant avec lui les embruns de la mer intérieure. Tous les arbres étaient en fleurs et une odeur discrète, en provenance du jardin de la Reine, donnait à la Citadelle un aspect estival. Il faisait doux et ni Eren ni la Princesse n’eurent besoin d’un châle. Leur jupe virevoltait dans le colimaçon des marches en laissant entendre à qui était attentif un frou-frou caractéristique.
Joviales, elles traversèrent la première cour en saluant les artisans, souriantes. Une fois aux écuries, elles se dirigèrent directement vers le bureau du Maître-écuyer. Eren montrait le chemin, connaissant les lieux comme le fond de sa poche.
Cependant, la jeune fille fut surprise de trouver le capitaine en grande discussion avec ses frères. Éthan, Éliott et Édouard portaient leur uniforme de la garde tandis que leur supérieur était accoutré comme un garçon d’étable.
« Bonjour, depuis quand ne saluez-vous plus votre Princesse ? lança la Demoiselle à l’intention seule de ses frères.
– Eren ! s’écrièrent-ils joyeusement.
– Content de te voir dit Éthan en la faisant tournoyer dans ses bras avant de la poser.
– Tu as l’air d’une vraie jeune fille, enchaîna Éliott en faisant une courbette.
– Viens par ici », ajouta Édouard en lui faisant un câlin.
Ils se tournèrent ensuite d’un même mouvement et s’inclinèrent respectueusement devant la Princesse. La force de cette fratrie était de faire fi des convenances, sans pour autant que personne ne leur en tienne rigueur. À son tour, le capitaine avança. Il salua Griselle et fit un hochement de tête en direction de la Demoiselle. La leçon pouvait commencer.
Le petit groupe se dirigea vers les stèles. Là, Eren retrouva avec plaisir Dalma dont elle caressa le front délicatement. Elle en profita pour murmurer à la jument qu’elle devait être sage. Ses frères préconisèrent que la Princesse flatte l’animal afin d’apprendre à le connaître. La jeune altesse s’exécuta et l’ailée sembla heureuse de l’attention qu’elle recevait. Pendant que ses frères expliquaient comment faire ouvrir les ailes de Dalma ou encore comment la monter, Eren recula cherchant du regard Delmée, son cheval. Elle buta soudainement sur quelque chose. Se retournant, elle réalisa qu’elle venait d’écraser les pieds du capitaine.
« Veuillez m’excuser, je ne vous avais point vu.
– C’est un peu pareil à chacune de nos rencontres, sourit-il.
– Plaît-il ? l’interrogea Eren quelque peu hautaine.
– Vous me frappez, me tombez dessus ou vous m’écrasez les pieds, selon votre bon vouloir ! rit-il. Je pense que votre mission secrète est de me faire souffrir.
– Ne dites donc pas de bêtises, je n’ai pas fait exprès, voilà tout. »
Le jeune homme lui sourit et lui sembla bizarrement beaucoup plus sympathique que lors de leur dernière rencontre. Il continua, toujours très détendu.
« C’était vraiment gentil de votre part. Pour la Princesse, j’entends bien. La Reine m’a signalé qu’il s’agissait de votre idée... de nous faire venir... mes soldats et moi.
– La Princesse tient particulièrement à vous, ce que je ne comprends pas vraiment, mais c’est ainsi. J’ai pensé qu’elle serait plus à l’aise en compagnie de personne qu’elle apprécie.
– Sachez, Demoiselle Eren, que la Princesse occupera toujours une place de choix dans mon cœur.
– Faites tout de même attention... vous n’êtes pas sur les rangs pour la courtiser. »
Le capitaine la regarda avec de grands yeux ronds puis éclata de rire. C’était la deuxième fois de la matinée qu’elle avait l’impression d’être une idiote et cela n’était point à son goût. Elle fit une moue boudeuse et rejoignit son amie ainsi que ses frères.
Tandis que Dalma déployait ses ailes, Eren admira la bête : majestueuse et gracieuse. Le cheval s’inclina et Griselle s’installa péniblement sur la selle. La Demoiselle s’approcha. Elle complimenta la jument et expliqua à la cavalière que la leçon du jour consisterait à faire trois tours de manège au pas. Les trois fils du Maître-forgeron sellèrent leur monture et enfourchèrent ces dernières. Eren pendant ce temps-là faisait plus ample connaissance avec Delmée. La vieille bête n’avait rien perdu de sa superbe et avait un regard intelligent qui plut immédiatement à la jeune fille. Une fois qu’elle aussi fut prête, la petite troupe partit. Le capitaine ouvrait la marche, suivi de la Princesse, des trois militaires et de la Demoiselle.
Détaillant la scène, Eren se surprit à se demander comment le gradé pouvait avoir obtenu l’autorisation de monter Dilmi, le cheval du Prince. De même, elle réalisa qu’elle n’avait jamais vraiment observé l’Altesse Royale chevaucher sur ce magnifique étalon. En fait, cela faisait quelques années maintenant qu’elle n’avait pas du tout croisé l’héritier de la couronne de Grubens. D’un autre côté, elle n’avait rien à voir jusqu’à tout récemment avec la famille régnante.
La petite troupe effectua l’exercice sans que Griselle n’ait le moindre ennui. Le retour vers les écuries se passa sans mal et Éthan aida la Princesse à descendre de sa monture. Cette dernière hennit dans les aigus, signe qu’elle était satisfaite de sa sortie.
La Demoiselle attendait que Dalma aille dans son box avant de quitter le dos de Delmée. Elle n’eut pas le temps de faire quoi que ce soit, le capitaine lui tendait déjà la main. Son sourire franc et sa douceur lui rappelèrent un instant la Princesse. Il tenait encore ses doigts lorsque la jeune fille réalisa que la ressemblance avec l’effigie du Roi était frappante.
Ce fut donc ainsi, interrogative et perplexe, qu’Eren subodorât que le Prince et le capitaine n’étaient en fait qu’une seule et même personne.
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