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Le monde de Dulatum-la dernière des Fées
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tome 1, Chapitre 6 « Griselle, princesse royale » tome 1, Chapitre 6

Griselle avait hérité de sa mère une étrange beauté. Ses cheveux bruns étaient si fins qu’ils étaient indomptables, l’obligeant à coiffer ses mèches folles en un chignon trop strict pour son âge. La Princesse, couronnée de bientôt dix-huit printemps, rêvait de nattes entremêlées et autres agencements capillaires exubérants. Pourtant, elle s’était résignée, n’arrivant jamais à faire autre chose qu’un ramassis informe à la base de sa nuque. Ses immenses yeux marron n’auraient pas été laids s’ils n’avaient été trop grands pour son visage. Par contre, son corps, de bonnes proportions, était souligné par des formes fort harmonieuses.

Si elle n’était pas belle au sens classique du terme, la Princesse de Grubens possédait cependant d’autres atouts. Sa voix était enchanteresse et son esprit vif. Elle tenait également du côté de son père, une curiosité importante et un goût certain pour l’aventure.

Elle adorait les livres, ils allaient bien à sa personnalité. Toujours calme et posée, elle était généreuse et douce. Elle était aimée et respectée de tous. Sa passion pour les plantes et sa recherche constante de nouvelles décoctions médicinales lui permettaient de soulager bon nombre d’habitants de la première cour de leurs maux quotidiens.

Au loin, l’orage montait, la fille du Roi Grégoire attendait. Postée devant les grandes fenêtres en forme d’ogives, elle espérait des éclairs, du tonnerre ainsi que de la pluie. Elle appréciait les manifestations vives de la nature. Les baies vitrées de son salon privé étaient parfaites pour observer la tempête arriver de Plaines-plates. Plus que tout, elle aimait, lorsque tout cessait. L’odeur de la terre fraîchement humide et le bruissement du feuillage meurtri retrouvant sa place rompaient ce court instant de silence qui suivait l’orage. Elle frissonnait chaque fois, voyant la nature reprendre son cours.

Malgré son intérêt pour les intempéries, la Princesse de Grubens était distraite.

Elle pensait aux derniers événements de la journée. Son esprit analysait, ou du moins essayait, les motivations de sa mère. Normalement, la Reine Erianor passait tout ou presque à son frère, le Prince Gregory. Mais cette fois-ci, elle avait fait preuve d’une rigueur imprévue en l’envoyant aux écuries pour un temps aussi long. Par contre, sa clémence ainsi que sa patience avaient été infinies vis-à-vis de la fille du Maître-forgeron.

Griselle ne connaissait que peu cette famille nombreuse. Elle était l’amie d’Emeric, le quatrième né, et partageait avec lui un amour immodéré pour les livres. Elle avait également été présentée à Erboise, l’épouse d’Ethias. Cette dernière était une cuisinière hors du commun et maîtrisait mieux que personne les herbes aromatiques et leurs vertus.

La Princesse n’avait sinon jamais rencontré d’autres membres de la famille du forgeron. Elle en revenait donc à sa précédente question : pourquoi sa mère avait-elle, de son avis, donné une récompense à la commis de cuisine pour avoir assommé son frère avec un baquet ?

D’un autre côté, elle-même s’attendait à être punie de façon bien plus sévère. Ce n’était pas la première fois qu’elle désobéissait aux consignes de Grivas et ainsi à celles de la Reine. Mais cette fois, elle avait dépassé les limites.

Elle était mauvaise cavalière peut-être même la pire de Grubens. Pourtant, son envie de découvrir le Trou avait été la plus forte. Maladroite de surcroît, elle avait chuté d’une vingtaine de mètres lorsque sa monture, apeurée par ses ordres incohérents, s’était cabrée au-dessus des remparts de la deuxième cour aux alentours de minuit. Heureusement, il en avait résulté quelques ecchymoses et des gardes affolés. La jeune fille avait eu la chance de tomber dans un massif de thuyas bordant les hauts murs.

Lorsque la Reine avait été mise au courant, en plein milieu de la nuit, elle avait d’abord embrassé Griselle en la serrant fortement contre elle. Puis, ses larmes essuyées, elle avait fixé la Princesse et était sortie en disant sobrement : « Nous verrons cela demain ». Le calme et la froideur qui se dégageaient de ces simples mots lui firent redouter le pire.

Le jour suivant, Gregory avait été de retour. Le fracas de son arrivée avait laissé espérer à la jeune fille que sa mère aurait effacé ses incartades de la veille. Mais Erianor n’oubliait jamais rien.

En début de soirée, Grivas, la nourrice des enfants royaux passa. Pour la énième fois, elle répéta à Griselle le sermon de la Reine.

« Une Princesse Royale ne s’aventure pas en dehors du Château sans escortes et elle n’est pas autorisée à sortir de la Première Cour... »

Comme à son habitude, Griselle n’écouta pas la suite pensant : « et bla-bla-bla ». Elle connaissait ces discours misogynes depuis longtemps. Son frère devait forger son caractère au contact de la population. Elle devait s’en tenir loin afin de ne pas trop s’attacher à ces terres qui ne seraient bientôt plus les siennes. Car une fois mariée, elle devrait partir vivre dans le pays de son époux.

Elle ne savait que trop qu’elle était l’unique Princesse de Dulatum. La Princesse Amarys d’Erum avait trouvé le moyen d’échapper à ce grand Barnum qu’était le mariage royal. Bien sûr, traquée par les meilleurs limiers, orpheline de guerre, probablement dotée de pouvoirs magiques et peut-être même morte, elle avait de bonnes raisons de renoncer à son titre.

Mais tout de même, si la dernière des Fées montrait le bout de son nez, Griselle ne serait plus le centre d’intérêt des trois royaumes.

Ici, à Grubens tous savaient que de son choix découleraient des accords commerciaux primordiaux pour le pays du nord. Au loin à Xipés, le Prince Xavier espérait une alliance afin de bénéficier de la garde de Grubens, le meilleur corps d’armée. Quant au Prince Nikkor, totalement sous l’emprise de son père, le roi Nexor, il avait les mêmes desseins que ce dernier : étendre encore un peu plus son pouvoir. Il désirait, par conséquent, un accord avec Grubens. Cela lui permettrait d’annexer Xipés en toute impunité.

Essayant de coincer l’une de ses mèches rebelles dans son chignon, Griselle soupira. Elle n’avait pas bougé, seul son esprit s’agitait. Même la pluie, dont les gouttes s’écrasaient lourdement sur les carreaux multicolores, ne l’apaisait pas.

Elle revoyait la Reine venant la chercher pour accueillir le Prince Héritier alors qu’elle portait le plateau contenant la tisane réparatrice. Elles entendaient en échos ininterrompus les reproches que sa mère lui avait faits, haranguant dans un souffle qu’en plus d’être bête, elle n’avait pas de cœur.

Une chose était sûre, en descendant l’escalier, elle n’avait pas pris de gants pour lui dire le fond de sa pensée.

Comment Griselle aurait-elle pu imaginer que son escapade finisse en catastrophe ? Bien sûr, elle comprenait le ressentiment d’Erianor. Il venait davantage de la peur que d’une réelle colère. Cependant, elle aurait pu mâcher un peu plus ses mots surtout devant toutes les Demoiselles de compagnie et autres Suivantes.

Même si Griselle savait que la sentence allait tomber, elle n’avait pas pu s’empêcher d’être surprise. Ce n’était certes pas ce à quoi elle s’attendait. La Reine ne lui avait supprimé ni ses livres adorés ni son piano ni même son jardin. Accompagnée et en calèche, elle pouvait toujours bénéficier du passe-droit que son père lui avait fourni pour la deuxième cour. Supporter ce garçon manqué n’aurait rien de terrible, il suffirait qu’elle reste dans sa chambre et tout irait pour le mieux.

Une chose cependant lui taraudait l’esprit : pourquoi ce rendez-vous dans son salon privé ?

Alors qu’elles quittaient la première cour, la Reine avait dit qu’elle voulait faire elle-même les présentations. Griselle trouvait qu’il y avait, là aussi, quelque chose d’inhabituel dans son attitude. Une fois de plus, elle passa en revue les derniers événements du jour.

L’orage était presque fini, elle réalisa alors ce qui la troublait : la Reine était nerveuse. Erianor n’était jamais stressée, sa maîtrise d’elle-même était légendaire. Pourtant, à bien y repenser, tandis qu’Eren s’était retrouvée tête nue, la souveraine avait pâli. Dès lors, son attitude avait changé. Ses mains avaient lissé sa jupe deux fois de suite et sa voix avait tremblé imperceptiblement.

La Princesse se demanda ce qui pouvait bien lier sa royale mère à une jeune commis de cuisine ? Fouillant un peu plus sa mémoire, elle se souvint qu’Erianor avait discuté de façon complice avec Erboise.

Après tout peut-être avait-elle été clémente avec la fille par amitié pour Erianor ? La Reine était originaire d’Erum et ne s’était jamais cachée de son attachement à son pays. Griselle ne voyait pas comment une noble aurait pu devenir amie avec la femme d’un artisan, mais cela n’avait rien d’impossible. Elle allait bien avoir une commis de cuisine pour Demoiselle de compagnie !

Enfin, la tempête cessa laissant place au silence.

Le calme ne dura que peu de temps. La Princesse royale, Griselle de Grubens, entendit du bruit en provenance du couloir. À l’intérieur du château, tous marchaient avec discrétion, cela ne pouvait donc pas être Grivas et encore moins la Reine.

Le son, sourd et continu, ressemblait à celui du soc des charrues lors des labours. La jeune altesse sentit un poids se former au creux de son estomac, quelqu’un frappait à la porte.

Le battant s’ouvrit sans attendre de réponse. Griselle, sur le qui-vive, se tourna prestement. Grivas était là. Elle s’effaça et laissa passer une ombre informe aux longs cheveux noirs et aux vêtements crasseux. Les deux jeunes femmes se faisaient face, se dévisageant sans mot dire.

Un coup de tonnerre isolé se fit entendre. La nouvelle Demoiselle de compagnie sursauta tandis que la porte se refermait doucement derrière elle.

Griselle observait la commis. Elle partagerait dorénavant ses journées et l’accompagnerait dans la plupart de ses activités.

Elle était de taille moyenne, à peu de chose près de la même taille que celle de la Princesse. Ses cheveux étaient noir de jais et descendaient jusqu’au milieu de son dos. Ils étaient raides tout en étant souples. Griselle sentit une pointe de jalousie s’immiscer en son sein. Elle sourit doucement, se disant que la pauvre commis n’était en rien responsable de sa misère capillaire.

Le plus discrètement possible, elle détailla son invitée. Sa peau était nacrée et ne souffrait d’aucune imperfection. Ses yeux améthyste étaient bordés de longs cils noirs et brillants. Ses sourcils accompagnaient parfaitement l’arrondi de ses prunelles immenses et profondes. Ses lèvres, enfin, se coloraient de rose vif, car Eren ne cessait de les mordiller.

Griselle réalisa qu’elle n’était pas la seule à être nerveuse, mais son éducation lui permettait de cacher, sans problèmes, son trouble. Cela lui donna un peu plus d’assurance et l’engagea à continuer son observation. Eren était athlétique à n’en point douter. Ses muscles saillaient sous sa tenue de garçon. Une chose cependant interpella la Princesse : l’absence de poitrine. Bien sûr, certaines jeunes filles étaient moins pourvues que d’autres, mais elle soupçonnait que la dernière enfant du Maître forgeron avait dû faire appel à quelque stratagème. Elle était perdue dans ses pensées lorsqu’un voile ornemental d’une des fenêtres à sa gauche bougea.

Sortant de derrière les rideaux, un félin vint interrompre ce face à face silencieux. Gribouille, comme il était nommé, était le chat royal. Il n’avait pourtant aucune capacité particulière si ce n’est une forte propension au sommeil et peut-être aussi à la nourriture à base de poisson. Il avait élu domicile dans la suite de la Princesse Griselle dès qu’elle avait quitté les appartements royaux, trop âgée pour vivre encore aux côtés de ses parents. Cela faisait deux ans maintenant. Malgré les nombreux essais visant à faire réaménager le chat auprès du Roi, il revenait systématiquement chez Griselle.

Il avait cinq ans et tout de même un petit talent. Celui de détecter les esprits malsains. Il officiait lors des réceptions et était craint de tous ceux qui connaissaient son aptitude. Si ce chat, aux poils gris souris et aux yeux d’or, venait s’asseoir à vos côtés et se mettait à miauler comme un violon mal accordé, il était certain que vous aviez de mauvaises intentions à l’égard du royaume. Ces hamsters, chiens ou même perruches en fonction auprès des Rois n’étaient pas nommés animaux de compagnie, mais animaux de confiance.

Gribouille, donc, s’approcha d’Eren en ronronnant. Cette dernière se baissa et le prit dans ses bras. D’un geste machinal, elle lui gratta le ventre.

Griselle n’était même pas surprise, elle était médusée. Ce félin était un rebelle et ne se laissait jamais caresser, elle exceptée. De là à venir de lui-même vers une inconnue alors qu’il n’y était pas obligé par sa fonction tenait du miracle.

Ce fut donc ainsi, les bras ballants, la bouche entrouverte que Griselle rencontrât pour la première fois Eren son unique Demoiselle de compagnie.


Texte publié par Isabelle , 1er juillet 2017 à 17h07
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