Dans une gare à ciel ouvert, un homme tient un petit stand. Il ne vend pas de journaux ou de bonbons. Non, il propose des rêves. Il les fabrique lui-même et les coud dans une superbe étole de soie. Elle flotte dans le vent, se parant de douces couleurs qui valsent dans le ciel. Les rêves montent toujours plus haut, il ne se lasse jamais de ce spectacle.
Nabarek est vieux. Il a des sourcils indisciplinés tout gris et des yeux noisette très tendres. Un sourire tranquille ne quitte jamais ses lèvres tandis qu’il travaille sans relâche. Il fait ce métier depuis tant et tant d’années qu’il ne saurait dire quand il l’a commencé. Peut-être a-t-il toujours été vieux. Peut-être que le temps n’existe pas. Du moins pas pour lui.
D’épais nuages glissent dans le ciel gris clair. S’il pleut, les étoles auront du mal à partir.
– Monsieur ?
Une petite fille en rouge l’appelle. Il se penche sur son comptoir. Elle a un visage très rond, des yeux très bleus, innocents. Sa frange s’entortille sur son front sous son capuchon vermeil. Nabarek remonte ses lunettes rondes.
– Bonjour, tu viens chercher un rêve ?
– Je crois. En fait je ne sais pas très bien. Je dois me rendre au stand avec les foulards colorés.
– C’est bien ici.
– Comment ça se passe ?
Elle était extrêmement jeune, voilà pourquoi elle ignorait tout du système de ce monde-ci.
– Tu dois choisir une étole, ensuite tu ne feras plus qu’un avec elle le temps d’un songe.
La fillette avait un air boudeur.
– Je ne sais pas si c’est bien.
– Ce n’est pas à moi de décider. Je ne suis qu’un Vendeur de Rêves.
– Tu les vends contre quoi ?
– L’acceptation.
– Je ne comprends pas trop.
– Parce que tu es très petite.
Un homme d’affaires sortit d’un train, valise en main. Il s’arrêta devant le stand de Nabarek. Il le salua du menton, saisit une étole d’un noir très triste et s’éloigna. Il l’empoigna à pleines mains, décidé. Puis il commença à s’élever avec elle. Son corps fut comme absorbé dans la matière tandis qu’elle se laissait aller en ondulant toujours plus haut.
La fillette était émerveillée.
– Waw c’est trop beau ! J’en veux une aussi !
Ses doigts touchèrent la rouge épinglée sur le comptoir. Elle se ravisa.
– Non je ne dois pas.
– Si tu ne te sens pas prête, ne la prends pas.
– Ben en fait je ne sais pas…
L’homme âgé regarda le ciel abstrait dans lequel dansaient une quarantaine d’étoles de toutes les couleurs.
– J’espère qu’il ne va pas pleuvoir.
– Pourquoi ?
– Les regrets empêchent l’ascension de se faire correctement.
– Les regrets ? C’est quoi un regret ?
– C’est quand tu es triste de ne pas avoir pu faire ce que tu aurais voulu.
– Ah d’accord… Dis, je peux m’asseoir un moment ici ?
– Bien sûr.
La fillette s’assit donc sur le banc qui jouxtait le comptoir. Quantité d’étoles étaient accrochées sur des présentoirs à l’extérieur.
Certains ne saluaient pas le vieux monsieur. Ils passaient, prenaient le bout de tissu et repartaient. Annushka battit des pieds joyeusement. Ce ciel multicolore était magnifique. Le vieux monsieur devait adorer travailler ici.
Elle regarda ses mains, certaine d’oublier quelque chose. N’y avait-il pas des « regrets » comme il disait ? Elle aimait quelque chose. C’était quoi ? Ah oui, ça lui revenait même si c’était vague. Des bonbons au caramel. Elle adorait ça.
– Monsieur, tu as des bonbons au caramel ?
Nabarek la regarda par-dessus ses lunettes.
– Non mon enfant, il n’y a pas de nourriture ici.
– Pourquoi ?
– Parce que personne n’a faim.
– Moi j’ai faim. Enfin non c’est pas ça. J’ai envie d’en manger même si je n’ai pas faim.
– C’est ce qu’on appelle de la gourmandise.
– Ah oui ? J’adore les bonbons ! J’en mangeais plein ! Enfin je veux dire j’en mange plein.
Nabarek frotta son menton parsemé de poils blancs.
– Comment t’appelles-tu ?
– Annushka.
– Et moi Nabarek. Je crois Annushka que tu ne devrais pas être ici.
– J’en sais rien et ça me fait peur… Je me suis réveillée dans le train et je suis descendue ici. Mais je ne me souviens pas pourquoi je l’ai pris.
– Eh bien tu devras prendre une décision. Car si tu aimes tant les bonbons c’est que tu es attachée à l’endroit d’où tu viens.
– Peut-être, je ne sais plus.
La quarantaine d’étoles monta si haut qu’il n’était plus possible de les distinguer. La pluie se mit à tomber, les trains s’arrêtèrent dans un fracas métallique.
– Monsieur Nabarek, pourquoi ils s’arrêtent ?
– Parce qu’il y a trop de regrets. Heureusement le vol a pu se conclure mais personne ne pourra prendre de rêve tant qu’il pleuvra.
Annushka balança ses deux jambes en même temps, ses yeux trop bleus tournés vers les cieux tristes. La pluie la mouilla.
– Monsieur Nabarek, je peux venir dans ton stand pour me protéger de la pluie ?
– Si tu fais ça, tu ne seras plus la même petite fille.
– Pourquoi ?
– Parce que ce stand est magique.
– Et c’est mal ?
– Non. Seulement tu vas changer.
– C’est pas grave, je grandis !
Elle le prenait avec philosophie. Elle sauta sur ses pieds avec amusement et le rejoignit. Il lui ouvrit la porte. Elle entra en riant, heureuse de découvrir toutes ces machines à coudre, ces dessins, ces motifs…
– C’est génial ici !
– Oui hein ? J’arrive à fabriquer de belles étoles.
– Mais comment tu fais pour mettre des rêves dedans ?
– Disons que je possède ce pouvoir. Je ne les confectionne pas au hasard. Je reçois une quantité d’informations sur les gens qui s’arrêtent ici.
– Ah oui ?
– Je savais que tu poserais la main sur la rouge accrochée au comptoir. Mais elle est un peu haute parce que tu ne sais pas toi-même si tu dois la prendre ou pas. Tu ne peux que l’effleurer pour l’heure.
Une question turlupinait l’enfant.
– Dis Nabarek, quand on s’envole, on va où ?
– Vers un autre monde, comme celui d’où tu viens.
– Est-ce qu’il y a des bonbons là-bas ?
– Je ne sais pas. Je n’ai jamais quitté cette gare à vrai dire.
– Et tu ne te poses jamais de questions ?
– Je connais la réponse à la plupart d’entre elles.
La pluie tombait à torrent dehors, inondant les quais. Des gens appuyaient leurs mains sur les vitres des trains, attendant qu’elle cesse pour pouvoir sortir.
– Ils sont coincés ?
– S’ils venaient à regretter eux aussi, alors ils ne pourraient pas s’envoler. Je vais fabriquer un nouveau rêve. Un rêve spécial.
Nabarek découpa un long morceau de soie blanche. Il la passa dans sa machine à coudre tout en or. Elle piqua le tissu délicat, le festonnant de lys dorés. Émerveillée, Annushka n’en perdait pas une miette.
– Je peux faire pareil ?
– Pour l’heure tu n’es pas prête et tu dois d’abord décider de choisir ta propre voie.
La fillette ne savait pas. Mais cette étole était vraiment superbe et l’attirait beaucoup. Elle avait envie d’y toucher mais se ravisa également. Instinctivement elle savait qu’en prenant l’une ou l’autre sa vie basculerait.
– Nabarek, pourquoi on prend tous un train ?
– Parce que le train mène partout. Il y a des gares, des voies, les rails vont dans tous les sens, même en arrière. Tu peux par exemple le reprendre pour rentrer chez toi.
– J’ai l’impression que c’est impossible. Ou qu’en le faisant ce serait mal.
– Il n’y a aucune honte à retourner là-bas. Mais cela implique de la douleur.
Annushka s’assombrit.
– La douleur oui…
– Tu t’en souviens encore et c’est un frein à ton envol.
– Oui mais je ne me souviens pas pourquoi…
– Ce n’est pas plus mal pour l’heure.
– C’est vrai ça, il est quelle heure ?
– Ici le temps n’existe pas vraiment. Les gens viennent pour leur ascension. Parfois certains repartent mais ils sont peu à prendre cette décision.
La fillette regardait avec insistance les voyageurs bloqués dans les trains. Quels regrets provoquaient la pluie ? Annushka songea que c’étaient peut-être les siens. Maussade elle regarda le déluge tandis que le Vendeur de Rêves s’appliquait à fabriquer de nouvelles étoles. Elle remarqua que toutes celles exposées à l’extérieur n’étaient pas affectées par la pluie.
– Pourquoi les foulards ne sont pas mouillés ?
– Parce que si la peine venait à les toucher, les voyageurs ne pourraient partir.
Annushka se dit que ce devait être la magie encore une fois. Ça expliquait tout. En se retournant dans l’atelier, elle réalisa qu’elle n’était pas à sa place. Comme si c’était trop étroit, pas adapté. Pourtant l’espace était large, mais comment dire ? Elle suffoquait.
Nabarek lui dit :
– Être Vendeur de Rêves demande beaucoup de patience et d’efforts. Rien ne t’oblige à le devenir.
– Oui.
Elle abandonna cet avenir avec l’étole blanche et or pour sortir sous la pluie, son capuchon déjà trempé. Elle leva vers Nabarek des yeux apeurés.
– Je ne sais pas quoi faire. Mais je crois qu’il pleut par ma faute. Ça m’embête de voir ces gens coincés à cause de moi.
– Néanmoins ne te presse pas. Prends la bonne décision.
– Comment savoir laquelle c’est ?
– Au fond de toi.
Alors Annushka regarda le ciel anthracite. Des images lui revinrent. Celles d’un bébé qui avait grandi dans une famille unie. Jusqu’au jour où un homme malintentionné l’avait assassinée à coups de couteaux. La douleur c’était ça, son ventre tailladé par une lame. Elle se la rappelait très vivement. Aussi vivement que les histoires que sa mère lui lisait le soir. Elle n’était pas tout à fait morte en fait. Et les « regrets » l’empêchaient de se décider. Elle ne pouvait pas dire qu’elle détestait le monde dans lequel elle avait vécu. Mais même si elle adorait les bonbons au caramel, elle ne voulait pas revoir son meurtrier. En fait elle était fatiguée. Encore.
Elle se frotta les yeux. Qu’est-ce qu’elle voulait vraiment ?
Voler… Voler parmi tous ces jolis foulards… Ce devait être formidable…
Annushka posa sa main sur l’étole rouge.
– Alors tu t’es décidée ?
– Oui Monsieur Nabarek. C’est celle-là. L’autre je ne peux pas, je suis pas capable de créer des rêves.
– Tout s’apprend Annushka.
– Je sais mais je suis trop fatiguée en fait…
Le vieil homme hocha la tête, compréhensif. Il laissa la fillette se munir de l’étole rouge. Elle la prit et la renifla.
– Elle sent bon, comme un bonbon ! Je crois que je suis prête !
La pluie diminua puis cessa tout à fait. Les gens sortirent du train, choisirent leur étole et commencèrent à s’envoler.
La soie rouge absorba Annushka. Elle s’éleva parmi les autres. Nabarek rajusta son béret et les manches de sa chemise à carreaux beige et blanche. Dans sa salopette vert foncé, il continua de saluer, composer de nouveaux rêves. Ceux que l’on fait après la mort, le temps de renaître.
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