◢ PART - VI ◣
— Tu es sûre de ton coup ?
— Sûre et certaine, rétorqua Marine. C’est ce soir qu’à lieu leur rencontre. Ils ont réduit leur escorte au minimum et ont fait congédier le plus gros du personnel de l’auberge pour des besoins de discrétion. Personne n’est censé savoir que deux princes se trouvent dans cette auberge. Je pense qu’ils ont même réservé plusieurs suites.
— Et si on attend comme tu as dit, on devrait avoir une ouverture ?
Marine sourit, énigmatique.
— Ma petite bombe devrait exploser, normalement.
Ran s’horrifia.
— Tu as mis des explosifs ? Il y a des innocents dans cette auberge !
— C’était métaphorique, chaton.
— Cesse de m’appeler ainsi !
Dans le noir, Marine distinguait le blanc de ses yeux et les reflets lunaires sur le manche du sabre attaché dans son dos. Ils étaient juchés sur le toit de chaume et de bois de l’une des dépendances de la grande auberge. Des volutes de vapeurs s’élevaient de la source d’eau chaude, dont le Belladona tenait sa réputation, et mouraient dans un ciel peu étoilé.
Tout était silencieux à l’extérieur. Le joli jardin de pierres, bercé du chant des grillons, assistait paisiblement à la farandole des lucioles. Personne ne se prélassait dans l’eau chaude en cette heure dinatoire. Une nuit entre les murs du Belladona était onéreuse. Seule la caste aisée goûtait au confort et aux plaisirs qu’elle offrait. Leurs « proies » appartenaient à la bonne classe sociale.
— Je t’avoue que je ne comprends toujours pas, grogna Ran.
Marine soupira. Le jeune homme n’avait pas un esprit aussi tortueux que le sien. Il était vif, saisissait vite où se trouvait son intérêt, mais les méandres de sa réflexion n’allait pas au-delà. Ran s’était convaincu que rapporter un traître au palais de Rubis le couvrirait d’honneur. Ce n’était pas faux. Par cet acte, le Chasseur de prime comptait prouver à sa famille qu’il était un homme.
Surprise par ses motivations, Marine l’avait fait parler. Avec un peu d’aide. Le genre d’aide qu’il ne valait mieux pas que Ran découvre. Certains extraits de plantes, dosés avec soin, déliaient bien mieux la langue qu’une barrique de vin. Marine n’avait eu aucune honte à abuser de sa position d’infirmière pour lui soutirer des informations, par le biais d’une petite soumission médicinale.
Ran avait quasiment été renié par les siens. Il ne se destinerait pas à une vie de mercenaire s’il avait eu le choix, il aurait fini ménestrel. Aujourd’hui, il courrait après une gratification nationale, dans un pays étranger, pour grappiller la reconnaissance d’une famille qui l’avait rejeté. Marine n’avait pas pu obtenir l’intitulé exact de la cause de cette scission, son esprit se refermait brusquement. Mais elle avait vu un moyen d’exploiter cela à son avantage.
Le scrupule n’avait jamais figuré dans le code moral de Marine. La Grande Histoire ne s’en embarrassait point et utilisait les hommes comme des outils. Il se pouvait que Ran soit un instrument de celle de Maar, bien que tout cela relève du nébuleux. Marine se dit qu’elle ne risquait rien à lui révéler les dessous de l’affaire.
— L’homme-lige de son Altesse Dorien a reçu un cadeau de ma part.
— Tu ne me l’as pas dit hier, quand on a établi un plan d’action ! s’énerva Ran.
Marine grimaça. À vrai dire, elle ne comptait pas respecter ce plan. Du moins, pas à la lettre. Ran lui décocha une œillade suspicieuse.
— Laisse-moi deviner. C’est le genre de cadeau empoisonné, comme la tisane infecte que tu m’as fait boire, soi-disant pour accélérer les effets de ton antidote ? demanda-t-il avec un sarcasme haineux.
— Ça aidait à la récupération, opposa-t-elle d’un ton buté. La preuve, tu as été remis sur pied en trois jours. Faut compter le double, habituellement.
— C’est toi qui le dis ! opposa Ran, farouche. Je n’ai rien pour vérifier si ce sont des boniments.
Marine se garda de dire que la tisane faisait gagner tout au plus un jour. Ran avait un physique de sylphide mais n’en possédait pas moins une constitution spectaculaire, pour s’être remis aussi vite et sans séquelle. C’était d’autant plus étrange, car la tisane n’avait eu que peu d’effet pour qu’il ait en partie résisté à son « cocktail de vérité ». Mais Marine avait vu des choses invraisemblables au cours de sa jeune vie pour ne pas s’en laisser troubler.
— Crois-le ou non, mon engeance ne doit pas mentir… de vive voix, rajouta-t-elle après une brève hésitation. Disons que les conséquences m’ont définitivement passé l’envie de recommencer.
Ran lui lança cette fois un regard perçant. Elle le soutint.
— Ça n’exclut pas que tu mentes par omission.
Elle sourit.
— Ça, mon chat, ce n’est pas exclu du contrat, dit-elle, espiègle.
— D’où tu connais Sloan, pour être à mesure de lui offrir un cadeau ?
— Pendant que tu se morfondais sur ta couche, les yeux en feu…
— La faute à qui ?
Elle éluda d’un vague geste de la main.
— Je me se suis fait passer pour une employée de l’auberge. J’ai un don pour le déguisement.
Ran voulait bien la croire. On était incapable de lui attribuer une personnalité remarquable. Il l’avait constaté à l’auberge où ils séjournaient, à la taverne qu’ils fréquentaient, et toutes les fois où ils avaient dû mener l’enquête ensemble. Si on se souvenait de lui, les gens rencontraient quelques difficultés à la remettre dans la bonne case. Il semblait qu’elle pouvait se fondre dans n’importe qu’elle rôle, pour ne pas dire n’importe quelle vie.
De son côté, Marine avait été ravie de constater que Ran ne l’avait pas envoyée sur une fausse piste. Le prince Dorien, qu’il traquait depuis plusieurs jours, s’était bel et bien réfugié au Belladona. La période de calvaire du chasseur de prime avait donné à Marine une petite marge de manœuvre pour vérifier la véracité des informations qu’elle lui avait soutirées.
— Le deuxième jour d’infiltration, j’ai enfin pu approcher Sloan pour lui remettre un document.
— Que contenait-il ?
— Il vaut mieux que tu l’ignores, si tu veux que le soupçon ne pèse point sur ton destin.
— C’est pour te donner un genre que tu parles comme ça ?
D’un soupir, Marine exagéra son air marri.
— C’est triste quand on n’a pas un interlocuteur réceptif.
Ran roula des iris.
— C’est quoi le but de ta manœuvre ?
— Faire bouger les choses. Le flux de l’Histoire stagne, en Maar.
Ran ne chercha pas à déchiffrer. Il avait compris que ses interrogations resteraient sans réponse. Qui était cette femme ? D’où venait-elle ? Que désirait-elle ? Que cherchait-elle ? Il savait qu’elle était habile pour esquiver les questions. Elle se réfugiait dans ce langage sibyllin quand elle ne pouvait faire autrement.
La jeune femme en disait le moins possible sur elle, mais lui se surprenait à s’épandre sur sa vie en sa présence. Il avait eu beau l’étudier, elle ne lui inspirait qu’un vide curieux. Neutre. Elle avait quelque chose d’indéfinissable. Sans doute était-elle quelque chose d’indéfinissable… Ni effrayant, ni sombre, ni lumineux, ni amicale, ni hostile. Peut-être avait-elle raison ; moins il en saurait, mieux il se porterait. Il haussa les épaules.
— Si tu le dis. Mais l’homme-lige de son Altesse n’est pas ta proie. Tu n’es pas une Chasseuse de prime. Et si j’ai bien suivi ton délire, tu ne dois pas mentir.
— T’inquiète, chaton, il n’est pas ma cible véritable. Juste un pion de l’échiquier.
Sloan servait sûrement un dessein qu’elle n’appréhendait pas. Il y avait beaucoup d’incertitudes et ses trop nombreuses spéculations l’inquiétaient. Tout ce brouillard nourrissait ses doutes. Elle se raccrochait au sentiment que pour l’instant, l’univers des « possibles » était vaste. Elle ne voyait pas dans quel sens soufflerait le vent, mais tant que les possibilités seraient infinies, les erreurs n’auraient pas d’incidences significatives.
Peut-être que son geste ne serait qu’une goutte d’eau troublant à peine les flots de l’Histoire. Peut-être que cela déclencherait une crue, un raz-de-marée. Quoi qu’il arrive, elle se languissait de voir dans quelle direction les mènerait le courant.
En cette nuit de rencontre clandestine des princes aînés, qu’allait faire Sloan ? Se laisserait-il avoir par son subterfuge ?
— On doit agir avec diligence avant qu’il ne lui prenne l’envie d’occire aussi ma proie, dit-elle, soudain préoccupée.
— De quoi tu parles ?
Marine intima le silence. Soudain, un cri de frayeur retentit dans la pièce dont l’éclairage leur parvenait à peine à travers l’épais papier de riz. Elle le prit comme un signal. Ran la devança. Il s’élança du toit en un vol plané et atterrit avec agilité sur une grosse branche de bambou dans le jardin. Marine retint un soupir dépité. Elle se serait écrasée au sol sans grâce. Glissant sans grâce le long de la gouttière, elle projeta ses jambes à travers l’une des fenêtres de la suite. Ran se trouvait déjà dans la pièce.
— Qui êtes-vous ? feula une voix blanchie de peur.
— Votre rescousse, prince Damien, répondit Marine d’un ton théâtral. Mets l’infâme hors d’état de nuire ! siffla-t-elle à Ran, figé face au spectacle sordide.
Le prince Dorien gisait sur le tatami. Sous lui, une flaque de sang gagnait en surface. Le stylet souillé dans la main de l’homme à ses côtés, hébété par leur soudaine apparition, trahissait la méthode d’assassinat. En plantant l’arme dans le cou de son seigneur, Sloan venait de commettre le meurtre du prince à qui il avait juré fidélité et protection.
Ran comprit alors que l’imbécile l’avait privé de sa prime. De sa reconnaissance. De son moyen de retour vers les siens, la tête haute. L’avis de recherche de son Altesse Dorien stipulait qu’on le voulait vivant. Sa sentence l’attendait au palais de Rubis. La justice royale désirait Sloan mort ou vif, pour avoir apparemment œuvré au sabotage du pont Merlion. Ran ne perdit pas de temps en réflexion. Il brandissait son sabre quand le prince Damien ordonna :
— Arrêtez cet homme !
Sloan écarquilla des yeux à son endroit et protesta :
— C’est pour vous que je l’ai fait, Altesse ! Il briguait le pouvoir et l’aurait pris avec l’aide promise par Baylor. Pourquoi croyez-vous qu’il ait accepté la destruction d’un patrimoine de Maar ? C’est en échange de l’aide de l’Imperateur ! Ce dernier lui était plus favorable qu’à vous, le prince héritier ! Le trône de Maar vous revient.
Durant une seconde, la stupeur se lut sur le visage de Damien. La découverte du complot qu’ourdissait son frère avec le monarque de Baylor lui causait un réel choc. Puis son regard se posa sur le cadavre de son cadet et s’étrécit.
— Quand bien même, cela ne te donnait aucun droit de mort sur un prince, vermine ! Tu lui as juré fidélité jusque dans la mort, espèce de tourne-casaque ! Saisissez-le ! gueula Damien, sa voix montant dans les aigus.
— Mais le document disait…
Le plaidoyer de Sloan tourna court, alors qu’il s’écroulait au sol. Sa tête finit sa course aux pieds de Damien, qui émit un son fort peu viril. Bâillonné par Marine, un sac opaque assombrit son univers. L’obscurité fut totale lorsqu’elle lui asséna un coup dans la nuque qui l’envoya dans les vapes.
— Cet imbécile serait bien capable de rameuter les quelques rares habitants de l’auberge, à brailler comme un porcin !
Elle servit une grimace écœurée à Ran en essuyant sa joue gauche, tâchée du sang de Sloan.
— Fallait-il que tu badigeonnes les murs de vermeil ?
— Seule la tête m’est utile pour réclamer la prime, quand l’avis de recherche indique « mort ou vif ». Et comme a dit son Altesse, il lui avait juré fidélité jusque dans la mort. Son prince n’étant plus de ce monde, je l’ai aidé à tenir son serment.
Ce disant, il fit disparaître la tête de Sloan dans un sac étanche sorti de sa combinaison.
— Par contre celui-là…
Ran se permit une seule seconde de tergiversation puis désolidarisa la tête de Dorien de son tronc. Marine se hérissa, en proie à un début de panique.
— Mais tu es fou ?!
Il haussa les épaules.
— Il était déjà mort. On devrait lever les voiles. Je me demande comment tu vas le sortir d’ici sans te faire remarquer, dit-il en désignant du menton le prince Damien, affalé au sol. Tu commets un enlèvement. La tête du prince Damien n’est pas primée.
Marine reprit le dessus sur ses émotions et s’agaça. Ce n’était pas normal qu’il réagisse de manière si placide !
— Là n’est pas la question ! Réalises-tu que tu seras accusé à tort de son meurtre ?
— Tu t’inquiètes pour moi, mon chat ? renvoya Ran, narquois.
— On ne décapite pas les princes ! On traite leur dépouille avec le même respect qui leur était dû de leur vivant.
Ran leva les yeux au plafond. Les femmes… Celle-ci avait beau être sibylline, en fin de compte elles étaient toutes pareilles : des petites natures !
— C’était là tout le respect que j’avais pour lui de son vivant. Je trouve même que je lui ai fait trop d’honneur.
Que répliquer à cela ? Il fourrait déjà la tête du prince avec celle de son traître d’homme-lige. Marine réussit tant bien que mal à hisser son fardeau sur son épaule. Son Altesse Damien était rondouillet mais n’avait heureusement pas le physique de son père. Le souvenir que les gens avaient du roi Henri Rell était celui d’un homme bedonnant et grassouillet des poignets, amoureux de la bonne chère. Maar avait échangé un roi obèse contre une sylphide.
Ran lui imposa son aide. Il la soulagea de son lot et le remplaça par le sac de têtes. En dépit de sa frêle carrure, il n’eut aucune difficulté à transporter le prince évanoui et à se hisser sur le toit avec. Marine en fut stupéfiée l’espace d’un instant. Ce n’était pas la première fois qu’elle était témoin de sa détente impressionnante, mais rien ne préparait à voir un homme sauter avec l’agilité d’une sauterelle à l’échelle humaine.
Elle avait ses secrets. Lui aussi.
— C’est lourd, une tête, remarqua-t-elle, alors qu’elle atterrissait de l’autre côté du mur arrière de l’auberge.
— Je te rassure, c’est juste le poids de la félonie.
Marine ravala son commentaire. Celui-ci en avait vu d’autres. Alors qu’ils détachaient leurs chevaux dissimulés dans les fourrés, un cri terrible leur apprit que la scène macabre venait d’être découverte.
— On ferait mieux de déguerpir, dit Ran en enfourchant le sien.
— Comment expliqueras-tu cela ? demanda Marine en désignant le sac.
— Je te ferai « comparaitre » comme témoin, argüa-t-il comme si la réponse allait de soi.
— C’est problématique, car nos chemins se séparent ici. L’Histoire m’appelle à l’est.
Son stratagème allait coûter la tête à un innocent, mais elle avait été préparée à prendre ce risque. Chasser l’Histoire demandait son pesant de vies humaines. Cependant, c’était une chose de le savoir et une autre de le voir. Elle s’était trompée sur lui. Il n’était pas un instrument. Il ne façonnait pas l’histoire, il la subissait.
Ran la dévisagea de façon oblique, sans rien laisser transparaître. À quoi pouvait-il bien penser ? Il était devenu subitement difficile à lire. Elle était incapable de lui trouver un quelconque rôle sur l’échiquier du destin. Probablement parce qu’il n’en possédait plus. Il avait déjà rempli le sien… Au fond, elle n’avait aucun pouvoir décisionnel. Juste des prémonitions, dont l’interprétation restait soumise à l’erreur. Le cœur lourd, elle hésita. Ran soupira.
— Si tu t’inquiètes pour moi, tu perds ton temps.
Il estimait ne pas s’être attaché à elle pour qu’elle se sente responsable de lui. Elle lui tendit un document. Ran remarqua à la lueur des étoiles qu’il était serti du sceau royal. Bon sang, qui était-elle ?!
— Prends ceci.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle désigna le sac de têtes du menton.
— Cela t’aidera, si tu es amené à rendre des comptes. Sloan le possédait dans ses affaires. Bon vent !
D’un coup de talon, elle mit son cheval au trot.
— Et que l’Histoire soit de ton côté, murmura-t-elle pour elle-même.
Ran vit son dos s’éloigner. Elle l’abandonnait avec toutes ses interrogations. Il savait qu’elle aussi partait avec des questions. Quelque part, ils étaient quittes. Quoique… elle donnait l’air de savoir qui elle était. Lui se cherchait encore.
Il rangea le document dans sa selle, activa sa dissimulation et se fondit dans la nuit. Sa route jusqu’à Aram serait longue. Aussi devait-il rapidement traiter les têtes par une technique conservatrice de momification. De quoi l’occuper et détourner ses pensées de l’accueil que lui réserverait le palais de Rubis. Pas sûr qu’il soit chaleureux lorsqu’on découvrirait dans ses possessions la tête du prince puîné.
En lien en commentaire dans le chapitre précédent / dans le chapitre "personnages" (le tout premier).
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