◢ PART - V ◣
— Comme ça, la petite dame nous vient de TarN ? dit le tavernier en posant la commande de la jeune femme devant elle. C’est bien, là-bas, à ce qu’on dit.
La cliente avala la moitié du pichet de bière sous l’œil appréciateur du tenancier. Sa bière était la meilleure des environs. Elle lui rapportait gros en ce moment. L’orge et le houblon connaissaient une baisse des prix, dévaluation due au long séjour des convoyeurs dans la ville.
L’impraticabilité du pont Merlion obligeait les commerçants à s’agglutiner à Akkar. Ils en étaient réduits à liquider leurs denrées périssables, pour ne pas les jeter. Le tavernier n’avait pas jugé pertinent de suivre la tendance en réduisant ses prix.
Tout comme lui, certains tenanciers espéraient que la situation perdure. Cela impliquait que le délabrement du grand pont historique ne soit jamais réparé, mais le bonheur des uns était construit sur le malheur des autres. De toute façon, avec le roi égocentriste qu’ils se payaient, les choses se maintiendraient longtemps dans cet état lamentable.
— TarN n’est pas aussi animée qu’Akkar en ce moment, rétorqua la jeune femme.
— Si je peux me permettre, vous faites pas un peu jeune pour être Passeur ?
Marine sourit, énigmatique. Elle ne l’était pas. Les femmes qui se lançaient dans ce rude métier étaient un peu plus âgées, contrairement aux hommes que les guildes pouvaient enrôler dès seize ans. Ceci dit, le tavernier serait encore plus surpris de ce qu’elle était en réalité.
— J’ai simplement profité du dernier convoi. Se vêtir en Passeur reste le meilleur moyen de se fondre dans la masse quand on court après autre chose.
L’homme la dévisagea avec suspicion. Il haussa les épaules lorsqu’il fut sollicité par un autre client. Il connaissait la règle d’or. Il posait des questions non pas pour les réponses, mais pour animer sa boutique. Libre aux gens d’y répondre à leur manière. Le silence était aussi acceptable.
— C’est la prime qui t’amène ?
Marine se raidit. Ça n’avait été qu’un murmure dans son dos. Elle ne verrait pas la personne en se retournant, mais elle sentait cette présence, imperceptible pour qui ne savait pas « écouter ». Un Dissimulateur.
La capacité de littéralement soustraire sa personne à l’attention collective n’était pas donnée à tous. L’opinion populaire comparait cette étrange habilité à un don d’invisibilité propre aux espions, assassins ou tout individu faisant commerce avec l’occulte. Le folklore lui attribuait un côté un peu mystique, véhiculé par des Bardes qui rapportaient que la technique avait jadis été enseignée aux hommes par une congrégation de puissants magiciens.
Maîtriser cette faculté demandait un entrainement intensif par un maître Dissimulateur. Plus tôt l’on s’y mettait, mieux il portait ses fruits à l’âge mature. Cependant, certains individus, à l’instar de Marine, naissaient avec des prédispositions rendant ce talent presque instinctif.
Les mercenaires dotés de cette aptitude étaient suffisamment dangereux pour leurs congénères. Dans quel guêpier s’était-elle fourrée… ? Combien étaient-ils ? Le nombre était un paramètre déterminant. Plus on était de Dissimulateurs, plus la dissimulation était effective. Pour Marine, ce paradoxe révélait la nature de quelque sort cabalistique à effet additif. La somme des « invisibilités » renforçait l’invisibilité.
Devinant que l’autre était seul, elle finit tranquillement son repas. Qui que soit cet individu, il ne s’en prendrait pas à elle en terrain neutre. Dans le code des Chasseurs de prime, tavernes et bordels étaient des zones de trêve. S’y glanait des informations dans le respect de la concurrence. La loi de la jungle reprenait ses droits dans les rues de la cité.
Certains Chasseurs de primes étaient territoriaux. Marine trouvait cela absurde, puisque la prime qu’on chassait avait fâcheusement tendance à se mouvoir. Surtout lorsqu’elle était élevée. Défendre des platebandes ne contribuait qu’à entraver le travail des autres. Remarque, cette politique se défendait quand les « autres » étaient vos rivaux.
En se dirigeant vers Akkar, la prime qu’elle suivait la mettait dans une situation embarrassante. Elle était une chasseuse officieuse, elle n’appartenait à aucune Guilde de Mercenaires. Les proies après lesquelles elle courait n’étaient pas toujours ou pas encore mises à prix, bien qu’elle ne doute point de la valeur monétaire de ces têtes n’ayant aucun avis de recherche à leur effigie.
En général, elle traquait « l’avant-prime ». Ces proies spéciales avaient un point commun. Elles fuyaient alors que personne n’avait entrepris de les pourchasser. Aussi Marine se mettait-elle en besogne de le faire. Or son butin semblait s’être rapproché d’une prime officielle. Les mercenaires convoitant cette dernière la considéraient comme une petite chapardeuse.
Elle n’en avait pas après les honoraires de celui qui mettrait la main sur le prince Dorien et son bras droit, mais difficile de faire avaler cela aux autres. Lorsqu’une grosse prime avait été mise sur la tête de son Altesse puînée, les Guildes maarianes de Mercenaires avaient toutes connu une hausse de leurs effectifs.
L’accusation faisait état de la dernière tentative d’assassinat sur la personne du roi, avec la complicité de son homme-lige, Sloan. Après plusieurs empoisonnements manqués – qui n’avaient point valu de procès –, cette fois-là le poison n’agissait pas par ingestion mais par contact. On disait que ç’avait été violent, mais sa Majesté s’en était étrangement remise. Elle promettait désormais or et pierreries à qui lui ramènerait son frère pour subir la justice royale.
Quant à Sloan, en plus du crime de lèse-majesté, il se payait le chef d’inculpation de complot de sabotage du pont Merlion. Cet acte, qualifié de « terrorisme » envers Maar par Le Grand Red, justifiait qu’il fût rapporté mort ou vif au palais. La récompense avait beau être alléchante, Marine ne la trouverait jamais gratifiante.
Elle nourrissait des desseins plus retors et beaucoup moins probes que le gain d’une prime, cependant plus mélioratifs. Marine se targuait d’être une Chasseuse d’Histoire, titre ne seyant point à un vulgaire mercenaire appâté par le profit ou désireux d’allonger un tableau de chasse. Elle traquait les évènements susceptibles de marquer l’histoire de Maar, et pour mener à bien sa quête, s’immiscer dans la trame politique du royaume n’était pas optionnel.
Chasser l’Histoire l’avait conduite à Akkar. Elle avait un rôle à jouer ici. Elle n’avait aucune idée de ce qui l’y attendait, mais elle n’arrivait pas démunie non plus. Cependant, nul ne saurait si ses actes porterait ses fruits. Elle n’avait plus la présence d’un guide pour la rassurer sur la marche à suivre. C’était la première fois qu’elle était livrée à elle-même. Faute de direction définie, elle força une rencontre avec le Dissimulateur.
Laissant son cheval à la petite auberge où elle avait momentanément élu domicile, elle s’éloigna des limites de la ville sans se presser. Elle savait – sentait – qu’il la suivait. Il restait encore à déterminer si ou quand, il l’attaquerait. Ce fut « quand ».
L’attaque fut perpétrée à l’orée de la zone montagneuse. La hauteur du promontoire qui l’avait caché rendit le saut de l’assaillant réellement spectaculaire. C’était si haut que Marine eut l’impression de voir l’ombre de l’homme grandir au ralenti. Elle se déporta vivement vers l’arrière et se retrouva en mauvaise posture quand son dos heurta le roc. Elle s’était laissé acculer.
La réception du mercenaire fut parfaite. La stupéfaction admirative de Marine faillit lui être fatale. Elle se baissa de justesse pour échapper à une décapitation. Celui-là ne comptait définitivement pas avec la concurrence. Plus petit qu’elle, il était d’une dextérité effarante.
Elle révisa son jugement en voyant sa longue chevelure de jais virevolter au gré de ses pirouettes. Tout compte fait, elle avait affaire à une femme. Une telle longueur de crinière chez un homme était en général associée à la caste noble. Le visage de son agresseuse était à demi masqué par un cache noir. Son accoutrement évoquait celui des voleurs du royaume de Sandres, parfait pour se dissimuler entre les dunes de sables noirs.
Marine se porta sur sa gauche. Le sabre chanta contre la roche, arrachant deux étincelles. Elle revint prestement sur la droite alors que l’arme mordait la pierre là où elle s’était tenue. Se faisant violence, elle s’immobilisa. À la surprise de son adversaire, elle arrêta la course mortelle de la lame juste au-dessus de son front, en l’emprisonnant du plat des mains. S’en suivit une lutte de force qui l’obligea à nouveau à changer d’avis. Elle affrontait bel et bien un homme.
— Attends ! Je ne suis pas Chasseuse de prime.
Durant une milliseconde, la pression du sabre se fit moindre puis s’affermit de plus belle. Il ne la croyait pas. Elle n’eut pas d’autre choix que de prendre un risque insensé. Relâchant la lame, elle présenta son épaule gauche. Le fil aiguisé s’y abattît. La rencontre d’une plate métallique à cet endroit déstabilisa le jeune homme un court instant. Le temps de retourner sa lame et viser le cou, Marine avait eu de la marge pour pulvériser une poudre écarlate. Un hurlement de douleur confirma que sa cible était atteinte.
Il sautait haut, était agile, mais elle aussi pouvait avoir l’atout de la vitesse. Toutefois, un bon observateur jugerait sa dextérité singulière. Raison pour laquelle elle ne l’usait qu’en dernier recours. Cela avait tendance à attirer une attention malvenue. Les gens comme elle se réjouissaient de leur discrétion.
— Maintenant on se calme, imbécile !
Elle accompagna son grognement d’un violent coup de pied. Il l’avait mise en colère, or ce n’était pas dans son tempérament de céder à l’énervement. Lorsque cela se produisait, il n’arrivait jamais rien de bon dans son sillage.
— Tu as intérêt à tendre une oreille, si tu veux soulager la brûlure.
— Qu’est-ce que tu m’as fait, sorcière !? vociféra-t-il.
Il retrouva vaille que vaille son équilibre, mains plaquées contre ses yeux. À force de gesticulation, il perdit son masque. Elle avait vu juste ; le jeune homme avait un léger accent des natifs du royaume des Sables. À ses traits fins, presque doux, elle lui attribua la jeunesse de l’adolescence. Bon sang, j’ai failli me faire tuer par un sale gamin !
— Je voulais discuter, sombre idiot. C’est toi qui m’as attaquée dans le dos comme un lâche.
— Sale putain !
Irritée, Marine lui ficha le bol du pied dans l’abdomen. Il en perdit son sabre, plié en deux.
— Ce n’est pas une manière de parler à ses aînés. Crève aveugle.
— Attends ! l’arrêta-t-il comme elle reprenait sa route.
— Tu connais donc le sens de ce mot, railla-t-elle.
— C’est bon, j’ai compris, souffla-t-il avec labeur. File-moi le remède, vieille sorcière, et je te fiche la paix.
Marine se força à ne pas prendre la mouche. Ce qualificatif de sorcière lui avait toujours collé à la peau. Elle devait peut-être se rendre à l’évidence, elle l’inspirait aux autres, quoi qu’elle fasse. C’était autant ironique que décourageant. Que le mercenaire ait comprit qu’un lavage à l’eau ne viendrait pas à bout de son problème, le rendait digne d’intérêt.
— Pas si vite. Je n’en ai pas après le prince Dorien. Il ne m’intéresse pas.
— C’est ça, je te crois. L’antidote, la pressa-t-il.
— Il me semble que ça n’est pas une façon de demander service.
— T’es qui, à la fin ? siffla le jeune homme.
Son impuissance et son inconfort nourrissait sa colère. Marine soupira.
— Je ne suis pas une Chasseuse de prime. C’est tout ce que tu dois savoir.
— T’es quoi alors ?
— Ça va être long à expliquer.
Elle empoigna un pan de sa tenue camouflage et l’entraîna à sa suite.
— Qu’est-ce que tu fais ? se hérissa-t-il, s’arrachant à sa poigne.
— J’évite que tu te casses la gueule. Suis-moi, je n’ai pas l’antidote sur moi.
— Mon sabre !
— Il ne risque rien. La première moitié de l’antidote est à deux pas.
Cela s’avéra être un ruisseau. Elle n’avait pas voulu gâcher l’eau de source de sa gourde pour soulager ses brûlures.
— Comme tu t’en doutes, ça va enfler et suppurer, enfin, larmoyer. Après quatre jours de ce traitement, commencera le véritable calvaire : une semaine de torture oculaire au bout de laquelle tu embrasseras la cécité, expliqua-t-elle avec une joie toute sadique, tandis qu’il se rinçait les yeux.
Le mercenaire lui lança un regard mauvais, avant que l’irritation oculaire ne l’oblige à retourner à sa besogne.
— Le seul moyen de te soulager et d’éviter les futures lésions sera d’y appliquer un tampon imbibé d’eau froide et d’une essence dont j’ai le secret. Il faut en changer régulièrement.
L’autre jura.
— Chacun ses armes. D’ici là, j’aurai le loisir de te cuisiner tout mon soûl.
— Quoi ?
— Eh oui mon chat, que tu le veuilles ou non, tu vas te coltiner ma présence. À moins que ta stupide fierté vaille le coup de souffrir durant dix jours, à chialer dans ton coin, pour au final perdre une bonne partie de ton acuité visuelle. Ce serait ballot pour ton activité. Les lésions sont permanentes. Il est recommandé de traiter avant qu’elles n’apparaissent.
— Je te tuerai si elles apparaissent !
— Encore faudra-t-il me voir, pour ce faire.
L’autre grommela puis capitula. Au moins savait-il se montrer raisonnable dans son propre intérêt.
— C’est quoi ton nom ? J’ai cru comprendre que tu viens de TarN, dit-il, un brin hostile.
— Marine, rétorqua-t-elle.
— T’es une White à tous les coups, grogna-t-il, comme elle ne déclinait pas son patronyme.
Elle fronça les sourcils. Ce type était-il un partisan Red ? En tout cas il ne semblait guère apprécier les Whites, même si l’un n’impliquait pas forcément l’autre.
— Ma tenue de Passeur n’est qu’un camouflage. Celui que je recherche se méfie encore plus des Red. Le tien de nom, c’est quoi ?
— Ranmaru Sôma.
— Va pour Ran, décréta-t-elle.
— On n’a pas gardé les cochons ensemble que je sache ! s’indigna Ran en récupérant son sabre. Et tu es loin d’être mon aînée, j’ai plus de vingt ans.
Marine le dévisagea, ahurie. Elle n’en avait que dix-huit et passait pour une vieille à côté !
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