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tome 1, Chapitre 8 « 50 Cents » tome 1, Chapitre 8

Dans les maisons, les gens se terrent et les regardent s’éloigner dans la ville, accompagné de leur sinistre musique. Ils s’en vont jusqu’à une grange d’où s’échappent des vapeurs suffocantes de métal surchauffé et de corne brûlée. Derrière eux, quelques courageux téméraires ont bravé leur peur et se sont emparés des armes, avant de les suivre silencieusement. Devant la grange, Akoudja s’avance laissant les deux iwas ensemble, qui se retournent pour faire face à une foule menaçante, devenue soudain indécise.

Ils sont une trentaine, les mains crispées sur les crosses de leurs fusils ou de leurs Colts, cependant ils ne remarquent pas les ombres oppressantes qui s’approchent.

– Rod ! Qu’est-ce qu’on attend pour les descendre ? T’as vu ce qu’ils ont fait au shérif et à ces hommes ! s’exclame l’un d’entre eux.

Mais celui-ci ne lui répond pas, se contentant d’émettre un gargouillis absurde et grotesque, juste avant que sa tête se renverse.

– Qu’est-ce…

Et sa tête roule à son tour sur le sol poussiéreux. Ses dernières visions sont celles de deux nègres, l’un soufflant comme une armée de démon dans sa trompette, l’autre faisant virevolter ses doigts sur les cordes épaisses de sa contrebasse.

Pendant ce temps Akoudja s’est avancé dans la grange saturée de chaleur et de la clameur du métal torturé.

– Qu’est-ce tu m’veux moricaud ? Tu vois pas qu’jsuis occupé ? Lance le maréchal-ferrant, comme il vient de remarquer sa présence.

– Ce sont tes maîtres qui t'ont envoyé ?

– Je n’ai pas ce genre de maître, maréchal.

Mais ce dernier ne relève pas l’ironie du propos et réplique :

– Fous-moi l’camp négro ! J’ai du travail !

– Du travail ? répond Akoudja en écho, contrefaisant sa voix rustaude.

– Toi, tu vas tâter de mon fouet l’négro, s’écrie le maréchal en attrapant la lanière de cuir suspendue.

Tournant la tête, il découvre alors un nègre aux yeux brillants, aux yeux brûlants. Sa silhouette éveille un vieux souvenir en lui, cependant que rien dans son visage ne lui laisse une empreinte familière.

– 50 cents, maréchal.

– Quoi ! 50 cents ! Aboie-t-il, en même temps que le doute s’installe en lui. Qu’est-ce tu m’sers là. Fous-moi l’camp, avant que je n’te corrige.

– 50 cents. C’est le prix pour le nettoyage, n’est-ce pas ?

– Le nett…

La voix, cette voix, c’est celle de Red Dick. Tout lui revient alors en mémoire : ce nègre que ces deux charognes avaient traîné jusqu’à son atelier.

– Toi ! coasse l’homme en tablier. Mais, mais… tu es mort.

– En effet, je le suis, murmure tendrement l’homme en exhibant ses mains étoilées. Je devrais te remercier, ou plutôt te complimenter de la part du Baron Samedi, pour ton travail d’orfèvre.

– Mon quoi ? s’étrangle l’homme blême de peur, enchaîné par la terreur.

– Tu as des doigts de fée, maréchal. Vois-tu. De ces fers, mon maître, le Baron Samedi, en a forgé cet instrument, que tu vois, ronronne Akoudja en lui présentant son saxophone. Connais-tu l’histoire de Pinocchio, maréchal ?

Ce dernier, incapable de la moindre parole, secoue la tête en signe de dénégation.

– Bah, tu n’as pas besoin de connaître toute l’histoire, saches seulement qu’il y est question d’un pays, le pays des Jouets. Là-bas étaient attirés les enfants paresseux et bons à rien, ceux-ci se transformaient alors en petits ânes, qui étaient ensuite envoyés aux mines de sel. Que dirais-tu si je t’y emmenais, maréchal ?

L’homme terrorisé recule dans un coin de son atelier, à la recherche d’une quelconque arme, les yeux exorbités à la vue de l’ombre grandissante de l’homme, qui est en train de dévorer la sienne, au rythme des accords du saxophone. Et tandis qu’elle l’entraîne vers sa forge, il sent son corps se briser et se déformer, comme s’il était modelé, comme une vulgaire miche pain, par les mains d’un géant. Des poils drus et gris poussent sur son corps, tandis que ses oreilles et son menton s’allongent. Avec horreur, il voit ses mains se changer en sabots. Il veut hurler, mais il ne fait que braire.

– Alors maréchal, comment te sens-tu dans la peau d’un âne ?

L’animal braie désespérément alors dans le vide, tandis que l’ombre l’enfouit impitoyablement dans le foyer vorace de sa forge.

– Merci, maréchal, murmure Akoudja en s’éloignant.

Autour des iwas, ce n’est plus qu’un champ de cadavres, dont les têtes décollées gisent de travers. Tout cela lui laisserait presque un goût amer. Cependant, une dernière tâche l’attend, plus féroce et plus sauvage encore. Relevant la tête, il regarde le ciel au travers de ses mains et un sourire cruel se dessine sur ses lèvres, semblable à ceux qui parent les visages de Baron Samedi et Papa Legba. Dans leurs maisons, les gens terrés attendent que se passe la tempête et les regardent s’éloigner, vers ce qu’ils semblent être les hauts quartiers. Les ombres étrécies par le soleil au zénith, ils marchent d’un pas calculé, comme si chacune de leurs foulées devait être scellée dans l’éternité. Toujours ils jouent, toujours ils foulent, répandant dans leur sillage des notes étranges et terrifiantes. Ainsi, ils marchent inébranlables et ineffables dans la ville désormais à leur merci.

Cependant, ce n’est pas pour elle, ni ses habitants qu’ils sont venus. Non ! Ils sont là pour exaucer un vœu, mais surtout pour lui, lui qui maintient en vie le feu brûlant de la vengeance. Une fois celle-ci assouvi, il sait qu’il ne sera plus qu’un jouet entre leurs mains. Et il accepte ce destin malgré le goût amer que lui laisse cette mer de sang et de chair. Mais n’est-ce pas là, le prix à payer lorsque l’on confie son âme à Papa Legba. Bientôt, ils aperçoivent le domaine tant convoité et la fureur, jusque-là contenue, peut enfin se déchaîner, chassant par là même les pensées amères.

Devant la grille, un groupe d’une dizaine miliciens les attend, accompagné de trois énormes gueules d’argent. Tac, tac, tac, les balles sifflent, en jaillissant des gueules rotatives. Elles fauchent les trois hommes, qui s’écroulent aussitôt.

– Ah, ah, ah…

– Hé, hé, hé

Les rires explosent dans le groupe et deux hommes s’approchent de leurs victimes étendues.

– T’as vu Tom ! Sont tombés comme des mouches !

– Ouais ! Ah, ah, ah… Vérifie quand même, Chris. On ne sait jamais.

– Hé ! J’suis pas croque-mort, moi !

– J’ai compris. J’vais l’faire moi-même !

Et le dénommé Tom s’approche du cadavre du nègre aux cheveux d’argent. Et comme sa main effleure le cou pour prendre le pouls, celui-ci se transforme en une flaque d’encre, à l’instar des deux autres corps, qui se répandent alors dans les ombres des hommes rassemblés. Mais il n’a le temps de faire volte-face que sa tête se détache, tout comme celles de ses compagnons. Cachés dans l’ombre d’un eucalyptus, les trois hommes contemplent le spectacle, amusés. Puis ils franchissent, indifférents, les grilles de la propriété, vide. Tout le monde s’est réfugié dans le corps du bâtiment, certainement barricadé. Par les fenêtres, ils aperçoivent les regards affolés de ses occupants.

Akoudja s’avance sous les regards complices de Baron Samedi et de Papa Legba. Ces gens ne sont pas des gens d’armes, mais d’âme et d’esprit, ou du moins le prétendent-ils. Aussi est-ce par ce truchement, en répandant la folie, qu’il les fera périr. Entre ses mains, il matérialise son saxophone et commence à en tirer des notes déchirantes et discordantes. Déjà il peut voir dans les yeux de ceux qui les entendent la naissance de la discorde. Inlassablement, il marche tout en jouant de son instrument, couvrant les cris puis les hurlements, qui ne manquent pas de surgir. Les notes s’insinuent partout jusque dans les recoins les plus profonds, plongeant les occupants dans leurs ombres les plus intimes. Il passe de pièce en pièce, sans un regard pour les cadavres ou les grappes humaines en furie. Finalement, il arrive dans le bureau du maître, empalé sur son propre couteau de chasse. Alors prenant sa pipe encore fumante, il la renverse sur ses papiers et les regarde se consumer, attendant patiemment la naissance du petit phœnix doré. Il reste ainsi jusqu’à son envol et c’est au travers des fumées suffocantes qu’il sort, toujours jouant de son instrument.


Texte publié par Diogene, 14 janvier 2017 à 20h16
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