Or en cette nuit, les choses sont forts différentes et l’on voit bientôt une étrange procession, faites de petits démons grimaçants, s’enfoncer plus que de raison dans les sombres quartiers de la Nouvelle-Orléans. Qui sont-ils ? Des enfants, qu’emporte de plus terribles démons encore. Dans sa cabane, Ringo les examine avec minutie, ne retenant que les dix qui participeront au sacrifice, tandis que les autres regagnent les rues, hébétés et étrangement absents. Pendant ce temps, dans la cabane, Ringo allonge les corps des dix enfants endormis, pour qui se signent le commencement d’une surprenante métamorphose. Plongé dans une profonde narcose, Ringo les déshabille et couvre leur peau de glyphes qu’il trace à l’aide d’un bloc de charbon. Puis il les couvre jusqu’à la base du coup, d’une terre noire, mélange de boue et de charbon, ne laissant nu que leur visage encore blanc. Dessus, il trace à l’aide d’un fusain d’autres runes, puis les recouvre de la même boue, avant de les sculpter jusqu’à ce que leurs traits se confondent avec ceux d’un nègre. Tout a ses incantations, il sent à peine sous ses doigts fondre la chair et devenir d’ébène. Enfin, à l’aide d’éclats d’écorce de coco, qu’il glisse dans les yeux silencieux, il leur donne la couleur de celle des hommes d’ébène. Il sait que jamais cet artifice ne trompera un iwa, mais Noufou si, car il est certain que ni Papa Legba ni Baron Samedi n’auront exigé pareil sacrifice. Il y a longtemps de cela, il a essayé de les invoquer, en vain. Les esprits se sont éteints et ces dires ne sont que les délires d’un vieil homme en souffrance. Et puis, les maîtres sans couleur le payent grassement pour qu’il étouffe les rares tentatives de révolte de ses autres frères et sœurs. Il n’est pas question pour lui de voir ainsi s’envoler ses privilèges. Ainsi travaille-t-il aussi longtemps que le règne de l’obscur et l’achève juste avant que ne se lèvent les premiers rayons du soleil.
Au petit matin, les enfants sont devenus des poupées d’argile, qu’il cuira toute la journée au fournil. Entre-temps, les hommes et les femmes, eux, s’en vont trouver Noufou pour lui faire part de leur décision :
– Noufou. Nous avons parlé et réfléchis toute la nuit. Nous te confierons, malgré la peine qui enserre nos cœurs, dix de nos enfants. Nous les avons tirés au sort, remettant ainsi notre destin aux mains de Papa Legba. Ringo les prépare en ce moment même, afin qu’ils soient lorsque tombera la nuit et que viendra Baron Samedi. Nous avons écouté la voix de la sagesse, dix n’est qu’un vil prix, en regard de toutes ces vies meurtries et avilies. Que la mort d’Akoudja ne soit pas vaine, car il nous a montré la voie de cette liberté, qui sera bientôt la nôtre.
Sur les joues de l’homme aveugle roulent des larmes amères :
– Je regrette que vous ayez eu à faire ce choix. Je ne sais ce qu’ils deviendront, mais je parlerai aux iwas.
Autour de lui, certains tressaillent, car ils savent qu’ils lui ont menti. Hélas la perte de leurs enfants leur est par trop insupportable et Ringo leur a assuré que les iwas eux-mêmes n’y verront rien. N’est-il pas le maître des sortilèges ?
– Retournez aux champs mes enfants. Pendant ce temps, je me rendrai au chemin des morts.
Tandis que les esclaves remontent la peur au ventre vers les plantations de coton, Noufou, lui, s’enfonce dans le bayou. Et ce n’est qu’au crépuscule, qu’enfin, il arrive à la croisée des chemins, où l’attend un vieillard aux cheveux blancs. Devant lui, il tient son instrument une immense contrebasse, dont il pince lentement les cordes, qu’il accompagne de sa voix chaude et grave.
– Bonsoir Noufou. Vas-tu t’en voir Baron Samedi et Akoudja ? ou souhaites-tu t’enfoncer à jamais sur le sentier des morts.
– Non ! Ce n’est pas ce soir que je m’en irai sur le chemin des morts.
Alors Papa Legba se met à jouer un air aux accents sombre et funeste, chargé de promesses, et il est transporté sur les berges du fleuve où deux hommes les attendent, chacun jouant de leur instrument, un saxophone d’argent pour l’un et d’airain pour l’autre.
– J’ai parlé à mes frères et sœurs. Ils ont, cette nuit, tiré au sort dix de leurs enfants. Que…
– Nous devinons la question qui te brûle les lèvres. N’ait aucune inquiétude pour eux, rauque la voix rocailleuse du Baron Samedi. Si nous avons exigé cela de tes frères, c’est pour les soustraire à la haine et à la terreur qui anime le cœur de ton peuple. Maintenant, retourne-t’en voir tes frères et transmet leur cette parole. Qu’ils occultent leurs oreilles à l’aide de bouchons de cire. Qu’ils ne les ôtent qu’une fois le dernier des hommes sans couleur hors de la ville, nous reviendrons ensuite chercher ce qui nous reviendra de droit.
Noufou veut répondre, hélas une violente quinte de toux le secoue.
– Prends une gorgée, cela apaisera ta douleur et tes humeurs, lui murmure Papa Legba, tandis qu’il lui tend une petite outre en peau de chèvre.
Ayant avalé une lampée, il sent une vigueur nouvelle s’emparer de son être et s’éloigner la douleur. Comme il tend la gourde à l’iwa, celui-ci la repousse.
– Conserve-la. Elle t’aidera dans tes derniers pas.
– Cependant, nous allons te ramener parmi les tiens Noufou et tu leur rapporteras fidèlement ma parole. Nous serons là demain matin, aux premiers rayons du levant.
Entre ses doigts malingres, Noufou sert le cadeau de Papa Legba, tandis que les trois hommes l’encerclent. De leurs instruments jaillissent des notes qui le transportent jusqu’aux portes de la Nouvelle-Orléans. Et c’est le cœur serré et léger qu’il entre dans la ville, car demain sera synonyme de paix et de liberté retrouvée. Ou du moins essaie-t-il de s’en persuader, car il a encore à l’esprit les terribles paroles du Baron Samedi. Quelles sont donc cette haine et cette terreur, qui s’abattront sur son peuple ? Cependant, le sommeil le gagne et il a hâte de s’allonger sur sa mauvaise couche, faite de crins et de copeaux de bois. Seulement, il a promis de rapporter leur parole et c’est ce qu’il s’en va faire, en approchant du grand feu où les femmes préparent le maigre souper.
– Que veux-tu de plus Noufou ? Cela ne te suffit-il pas d’avoir pris nos enfants. Va-t’en ! S’exclame l’une d’elles.
– Silence Maya et laisse Noufou. Que viens-tu faire ?
– Je ne veux rien. J’honore seulement une parole. Préparer des boulettes de cire cette nuit et placer dès le lever du soleil dans vos oreilles. Ensuite, vous vous rendrez aux champs et attendrez que le châtiment s’abatte sur nos maîtres sans couleur.
Son message délivré, Noufou s’en retourne le cœur lourd. Il sent confusément que ses frères et sœurs lui dissimulent quelque chose, et les paroles de Baron Samedi n’en deviennent que plus lourdes de sens. Dans sa case, il prend un vase où il garde sa seule et unique bougie. Il la gardait pour qu’elle soit brûlée le jour de sa mort. Dans ses doigts, elle semble immuable, pourtant à leur chaleur la voici qui se ramollit déjà. Il la casse en deux et repose la première. De la seconde, il façonne deux boulettes de cire, qu’il place dans ses oreilles, puis s’allonge sur sa couche de paille et de bois, où il plonge dans un sommeil des plus profonds. Pendant ce temps, les femmes finissent de préparer le maigre souper et, et autour du feu tous se concertent quant aux paroles de Noufou.
– Obéissons-lui. Nous verrons bien ce qu’il adviendra de nous demain matin.
– Mais qu’arrivera-t-il si nos maîtres découvrent que nous avons enlevé leurs enfants ? s’interroge un homme.
Mais personne ne répond, car personne n’a de réponse et tous secrètement prient pour que Noufou ne leur ait pas menti. Ainsi, donc, ayant achevé leur souper, tous s’en vont s’étendre sur leur maigre couche, attendant avec appréhension que le sommeil vienne les cueillir, au milieu de la nuit. Une nuit emplie d’ombres et de songes, où flottent trois visages mystérieux aux yeux vitreux. Tour à tour, tous font le même rêve. Ils marchent dans les marais, lorsqu’ils croisent le chemin d’un géant, dans les mains duquel brille une hache d’argent. Dans son regard ne se reflètent que les Mystères de cette nuit austère. Puis, il disparaît, les laissant face à un autre homme aux cheveux eux aussi d’argent. À côté de lui, posé contre le tronc d’un arbre, sa contrebasse laisse s’échapper des notes sourdes. Mais à peine ont-ils croisé ses yeux nébuleux, que lui aussi se volatilise et cède sa place à un homme dont les pieds et les mains scintillent étrangement et dont les pupilles ne reflètent que la verticalité du vide qui l’habite et qui bientôt les engloutit.
Au matin, leurs paupières pas encore percées des pâles lueurs du soleil, ils s’éveillent, pour mieux tomber dans la stupeur, sitôt qu’ils quittent les bras de Morphée. Pareils à des poupées mécaniques, ce sont leurs ombres qui alors émergent des bas quartiers, marchant dans les rues les bras ballants et le regard vide. Assemblée mécanique, que seule déflore la présence de trois hommes au regard habité et sinistre. Monstres d’ébène et de chair, à qui rien ne semblent pouvoir échapper et qui mènent à leur destinée la singulière assemblée. Il ne manque que Noufou trop vieux pour participer aux travaux dort toujours et Mango, qui lui paresse dans sa case, en surveillant d’un œil distrait ses sujets. Dans sa case, les enfants sont prêts. Ils sont cuits à point et méconnaissables, même leurs parents ne pourraient les reconnaître et seraient bien capables de les envoyer travailler aux champs. Sur sa couche, Mango ricane doucement à cette pensée.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2765 histoires publiées 1263 membres inscrits Notre membre le plus récent est Perrine |