Hadria se retint de tousser et laissa la saveur se frayer un chemin vers son esprit enfiévré. Le décor autour d'elle se brouilla légèrement – ou peut-être était-ce la lueur tremblotante de la lampe à huile qui lui donnait cette illusion. Ou même l'intense fatigue qui l'avait saisie. Au-dehors, la nuit était tombée ; la jeune Américaine ne s'était jamais sentie aussi vulnérable qu'au milieu de ces villageois plus ou moins bien disposés à son égard. La vieille femme possédait visiblement des connaissances impressionnantes, il fallait le reconnaître ; mais cela n'en faisait pas pour autant leur amie. Elle en savait sans doute bien plus au sujet des fées que lord Ralestone – et certainement que McFarlane. Mais les fées demeuraient des maîtresses capricieuses, qui ne se caractérisaient pas par leur tendresse ni par leur bienveillance – certes, elles pouvaient faire preuve de générosité, mais même la cour de lumière pouvait se montrer fantasque...
« Ne vous inquiétez pas, hogen, je ne laisserai rien de mal arriver ni à vous ni à votre hogyn. Nous savons être reconnaissants... et distinguer un cœur noir d'un cœur lumineux. »
Même si elle ne comprenait pas tout, elle ne demandait qu'à croire la femme, mais la méfiance restait la plus forte.
« Je vais vous quitter un moment pour raccompagner Mair et sa famille. Je vous laisse à la garde de votre ami le gŵr doeth... »
Le comte s'inclina légèrement, le regard brillant :
« Je suis touchée que vous voyiez cela en moi, madame.
— Seul un sage reçoit l'amitié des dieux... et sait la garder sans s'en servir à son avantage », répondait la vieille femme malicieusement.
D'Harmont parut surpris, mais, très vite, l'amusement fit place à la perplexité. Hadria se sentait tout à la fois curieuse et impressionnée... mais son côté rationnel prit rapidement le dessus : de quels dieux la femme parlait-elle ? Le terme de « dieu » pouvait désigner bien des choses : des êtres issus d'autres réalités, des notions élémentaires, voire des humains qui s'étaient, d'une façon ou d'une autre, élevés au-dessus de leurs semblables. Mais de par son éducation et ses convictions, même si elle n'adhérait pas toujours aux propos du pasteur de son village, elle conservait une vague croyance en une divinité unique qui transcendait la condition des mortels.
Elle interrogea Ashley du regard, mais le normaliste ne paraissait pas particulièrement surpris : sans doute en savait-il suffisamment sur son allié français pour ne pas trouver inattendues les paroles de la vieille femme. Elle secoua la tête, en se demandant si elle perdrait un jour la désagréable impression de ne connaître que la surface de ce qui l'entourait. Le monde dans lequel elle évoluait semblait constitué de couches après couches de secrets, et elle en avait assez de n'en percevoir qu'une fine partie, comme la peau supérieure d'un oignon.
L'un de deux hommes qui les avaient escortés souleva Mair dans ses bras et l'emporta vers la sortie, suivie de sa famille et de la vieille femme.
Le petit groupe disparut, les laissant seuls dans la chaumière envahie par la fumée de l'âtre et la lueur tremblotante des lampes. Le comte vint s'asseoir auprès d'eux, les deux mains sur le pommeau de sa canne, le regard attentif. Ashley contempla le contenu de son gobelet – qu'il avait à peine touché – avant de demander :
« Quel est ce breuvage, à votre avis ? demanda-t-il au comte.
— Laissez-moi voir... »
Le normaliste lui tendit le gobelet, qu'il huma pensivement :
« Hum... Je dirais qu'il s'agit d'un de ces mélanges qui, à dose raisonnable, ne présentent pas de danger et qui ont pour effet d'ouvrir vos perceptions. Dans votre cas, il n'apportera sans doute pas grand-chose de nouveau... Pour miss Forbes, par contre...
— Cela veut dire que je pourrai voir le monde comme un normaliste ? demanda-t-elle avec curiosité.
— Je n'irai pas jusque-là, mais une partie des barrières qui limitent votre esprit va momentanément tomber... Je pense que notre vieille amie l'a fait à dessein. Elle désire sans doute que vous soyez témoins de l'issue de cette affaire de façon privilégiée... J'avoue que je vous envie ! Je me demande d'ailleurs si cet alcool aurait du succès dans les bistrots parisiens... Mais nous avons déjà une fée verte ! La liqueur d'absinthe, qui connaît une telle vogue à nos terrasses ! Elle est accusée de susciter la folie chez ceux qui en abusent... Il faudra d'ailleurs que vous raconte un jour une étrange affaire qui impliquait cet alcool. Mais bref, cette version locale n'est sans doute pas pire – même si ses effets sont plus ardents !
— Rien ne vous empêche d'essayer, remarqua Ashley en lui tendant son gobelet encore à moitié plein.
— Merci, sans façon. L'expérience directe ne fait pas partie de ma vocation. Mon absence de talent ésotérique a contribué à faire de moi quelqu'un qui écoute avant tout les autres. Et quand je dois agir, je préfère me reposer sur ma bonne vieille canne-épée... »
Pour illustrer ses propos, il tapota le long étui de bois :
« Elle ne m'a jamais fait défaut ! »
Le normaliste hocha la tête, pensif :
« Parfois, murmura-t-il, j'envie votre approche simple de la vie...»
Il laissa passer un moment de silence, puis s'enhardit à prendre une nouvelle gorgée du breuvage vert avant de poursuivre :
« Je voulais vous remercier d'avoir ainsi accepté de me guider ; c'était une tâche aussi difficile que risquée et peu de gens s'y seraient essayés.
— C'est vous qu'il faut admirer dans l'affaire, protesta le comte. Vous êtes décidément un jeune homme aussi audacieux que talentueux. Gladius Irae peut s'enorgueillir de vous avoir dans ses rangs ! »
Cet éloge mit le normaliste mal à l'aise ; aucune protestation ne passa ses lèvres, mais il se renferma sur lui-même comme s'il voulait se cacher au fond de son verre. Hadria s'étonna encore une fois de son attitude : il ne cherchait pas à nier les compliments, il semblait juste... perdu, incapable de déterminer comment réagir. Quel genre d'éducation avait-il pu avoir, pour montrer tant d'assurance en société ? Certes, il parvenait à donner le change au cours de ses missions, mais ce n'était probablement qu'une façade... Les cruelles paroles de Ralestone résonnèrent dans son esprit :
«... Après tout, vous êtes une véritable disgrâce pour votre famille... ce qui explique pourquoi vous avez été si longtemps caché. »
« J'en sais assez sur vous pour connaître les circonstances particulières de votre procréation... »
Lune Noire, et à présent Ralestone... Leurs plus dangereux adversaires en savaient tous un peu trop sur son si mystérieux partenaire ! Et, surtout, largement plus qu'elle-même ! Bien sûr, elle supposait qu'Erasmus Dolovian, et même le comte d'Harmont étaient au fait de son passé... Mais avec le temps, l'ignorance dans laquelle elle se trouvait plongée devenait... insultante.
L'ambiance se faisait de plus en plus étrange ; sa vision n'était plus seulement brouillée. Elle voyait apparaître des formes qui se déplaçaient autour d'elle. Des ombres... Des lumières... Des orbes qui flottaient dans l'air odorant, des silhouettes qui se glissaient dans les coins, des bruits ténus qu'on aurait pu attribuer à des rats ou des souris...
Hadria avait été confrontée à de nombreux phénomènes souvent inquiétants, parfois même effrayants, mais à travers son don, elle avait pu constater que l'âme humaine était plus sombre que la plupart des entités mystérieuses qui peuplaient ce monde. Mais face à ces multiples manifestations, elle songea que l'aveuglement des hommes était une bénédiction. Elle osait à peine imaginer ce qu'avaient pu ressentir leurs lointains ancêtres aux âges ténébreux de leur histoire, entouré de tant de prodiges qu'ils ne comprenaient pas, que leur raison naissante rendait plus alarmants encore. Peut-être avaient-ils cessé de les voir juste pour se protéger. Pour pouvoir vivre, travailler, dormir dans la sérénité.
Elle savait que seuls les effets de la boisson lui permettaient de conserver de la distance et même une part de lucidité. Elle se demanda comment les normalistes... comment Ashley s'accommodait toute cette étrange réalité à caque recoin de l'univers. Certes, il l'avait toujours côtoyée, mais il aurait pu éprouver une anxiété permanente, une constante inquiétude... Sans doute, grâce à sa culture et à son approche rationnelle, parvenait-il à comprendre ce qu'il voyait et à ne pas le craindre, voire en tirer un certain enseignement.
Quelques bruits ténus se firent entendre à ses pieds. Elle se baissa, scrutant la pénombre : une petite silhouette au regard brillant s'immobilisa près de la table. Elle marchait sur deux jambes et semblait porter des vêtements. Des yeux ronds et sombres la fixaient avec méfiance. Hadria ouvrit la bouche pour parler, avant de la refermer, faute de trouver quelque chose de pertinent à dire. La créature disparut de nouveau dans les ombres. La jeune femme se redressa ; l'emprise du breuvage émoussait sa surprise et son incrédulité. Seule restait la curiosité.
Quand se tourna vers Ashley, le normaliste rencontra son regard avec un bref sourire. Il paraissait détendu, plus confiant en lui-même, d'une étrange manière. Comme si la liqueur avait chassé la réserve qui s'érigeait en véritable armure autour de lui. Il s'amusait de phénomènes qu'il devait percevoir depuis toujours comme d'une chose nouvelle et plaisante.
Au bout d'un moment à observer cette vie secrète qui alliait les vivants, les morts, et les créatures surnaturelles ou ce qui semblait l'être, la rumeur s'éleva de nouveau au-dehors. D'Harmont, qui avait assisté à leurs réactions avec un vif intérêt, se tourna vers la porte.
« Nos amis sont de retour, remarqua-t-il, et avec du renfort.
Il se dirigea vers l'extérieur, suivi de deux agents de Gladius Irae. Hadria aurait dû se sentir nerveuse, un peu fébrile après tous les événements de la journée. Mais il n'en était rien. Ce fut avec une parfaite sérénité qu'elle retourna sur la place du village, aux côtés de son partenaire, tandis que le comte surveillait leurs arrières. Mais il ne pouvait percevoir la cohorte des créatures de la nuit qui se glissèrent parmi eux ; des êtres immatériels et translucides, des êtres de petite taille et d'apparence agile, un homme au corps totalement recouvert de poil...
Elle mit un moment à comprendre que le « renfort » dont d'Harmont avait parlé ne désignait pas cette troupe étrange et hétéroclite, mais un détachement de la section Athéna qui avait été posté dans les environs en attendant le signal de Standish : une demi-douzaine d'individus aux épaules larges, vêtus de tweed, au visage rude barré pour la plupart d'épaisses moustaches.
Ils tenaient captifs quatre hommes : le gigantesque sbire de Ralestone, le lord lui-même, Jordans et MacFarlanee. Hadria supposa que les autres invités et les serviteurs avaient été jugés innocents de cette affaire, même les plus désagréables. Elle se sentait un peu honteuse en reconnaissant que voir madame Konstantine déchue de sa superbe n'aurait pas été pour lui déplaire. Sans doute, quelques membres de la section ésotérique britannique étaient restés au château pour se charger de la situation sur place.
« Hum, suis-je la seule à trouver la manœuvre quelque peu... indélicate ? remarqua le comte. Après tout, mes jeunes amis, vous leur avez tiré les marrons du feu, comme l'on dit chez moi... Et à présent, ils vont sans doute se vanter d'avoir résolu cette situation auprès de leur hiérarchie. Une chose pareille ne serait jamais arrivée avec le bureau des Affaires hermétiques... Surtout, je l'avoue, parce que nous disposons de si peu d'effectif et si peu de soutien officiel que Gladius Irae nous surpasse largement en moyens... »
Les villageois formèrent un cercle autour des prisonniers. Personne ne semblait avoir remarqué les étranges hôtes qui se mêlaient à eux sur la place du hameau. À part, bien sûr, elle-même et Ashley, dont le regard à découvert détaillait les visiteurs inexistants pour le reste du monde. Hadria commençait à comprendre pourquoi son partenaire paraissait parfois si absent.
Standish se matérialisa à côté d'eux, portant un sourire de satisfaction si suffisant qu'Hadria songea, malgré son état second, qu'elle aurait aimé l'effacer de son visage d'un bon coup de poing dans la figure. Mais il demeurait leur allié, même si cela lui déplaisait. Le rang des villageois se refermait déjà autour des captifs, avec un grondement qui pouvait faire croire le pire... Certains d'entre eux s'étaient équipés de piques, de fourches, de solides bâtons. Face à leurs ennemis enfin vaincus, la peur qui les avait paralysés pendant si longtemps s'était dissipée, renforcée par l'effet de groupe. Même si les hommes de la section Athena portaient des armes à la ceinture, sans doute hésiteraient-ils à en faire usage sur les villageois... Mais s'ils ne réagissaient pas, ils couraient le risque de voir leurs prisonniers soumis à une justice expéditive.
Ashley fit mine de s'avancer, mais le comte le retint :
« Attendez de voir comment les choses vont tourner avant de vous impliquer. Nous sommes hélas des étrangers, plus encore que nos amis de la section Athena... »
Le normaliste se résigna. Mais pas les autres « invités » qui se faufilaient dans les rangs des villageois, ou entre leurs jambes pour les plus petits d'entre eux... Le temps semblait dangereusement suspendu... et il était impossible de savoir quelle en serait la chute.
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