En route, Hadria s’aperçut que le village dont venait la foule n’était pas celui où ils étaient arrivés par le train ; il s’agissait d’un simple hameau d’une vingtaine de maisons aux murs de pierres mal jointes et couvertes d’ardoises et de chaume, réparties un peu au hasard autour d’une place centrale. Brutalement tiré de sa somnolence par un cahot plus rude que les autres, Ashley leva la tête pour observer la scène. Il commençait à faire plus sombre, même si le ciel irradiait encore une lumière argentée presque irréelle. Une poignée de femmes restées au bercail, sans doute pour veiller sur les enfants accrochés à leurs jupes, les attendaient avec des lanternes allumées.
Les deux hommes de main de Daffyd, qui marchaient en avant de la carriole, s’avancèrent pour leur expliquer la situation. La jeune Américaine se trouvait trop loin pour juger de leur réaction ; elle espéra que les habitants ne se montreraient pas trop hostiles envers eux. Ashley s’étira et regarda autour de lui ; derrière ses lunettes fumées, ses yeux restaient un peu embrumés. Il s’était sans doute endormi durant le trajet, ce qui ne la surprenait pas étant donné son épuisement.
Tandis qu’un adolescent aux cheveux ébouriffés venait prendre la bride du cheval, le comte mit pied à terre en maugréant quelque chose à propos de ses « vieux os ». Une des femmes s’avança pour aider la mère et la sœur de Mair à descendre, sans leur étendre cette courtoisie. Avec effort, elle se leva pour les rejoindre, mais Ashley ne la suivit pas immédiatement.
Quand elle se tourna vers lui, elle découvrit qu’il avait soulevé le corps encore enroulé dans son cocon de laine. Inquiète de le voir tituber légèrement même sous ce léger poids, elle lui prit le bras pour le soutenir tandis qu'il sortait du véhicule. Il la remercia d’un sourire las.
Apercevant l’étrange forme qu’il serrait contre lui, les villageois posèrent sur lui un regard surpris et méfiant, voire accusateur. Partout s’élevaient des voix, qui s’exprimaient d’un ton vif, dans un dialecte incompréhensible. Elles s’enflaient de façon menaçante. Dans la lumière déclinante, Hadria ne distinguait plus vraiment les visages. Elle éprouva un grand soulagement quand le conte vint se placer à côté d’eux, tenant fermement sa canne à pommeau d’argent. Personne n’avait songé à lui ôter, quand bien même elle dissimulait une arme qui pouvait se révéler redoutable entre ses mains.
Le rang des femmes, vieilles ou jeunes, dans leurs rudes habits de lainage sombre, se referma progressivement autour d’eux. Hadria se rapprocha un peu plus de ses compagnons, la gorge serrée. Pourquoi manifestaient-ils une telle hostilité ? Certes, ils avaient séjourné chez Lord Ralestone, mais cela ne faisait pas d’eux des criminels ni ses complices. Les deux hommes qui les avaient escortés se placèrent entre eux et les villageois, mais il était difficile de dire dans quel camp ils se situaient… Même s’ils leur ramenaient une de leurs enfants, Hadria avait du mal à croire qu’ils montreraient une profonde allégresse en voyant ce qu’elle était devenue…
La mère et la sœur de Mair se trouvaient quant à elles au centre d’un petit groupe qui s’était rassemblé à l’écart ; plusieurs femmes les avaient rejointes, visiblement pour les écouter et les réconforter. Le personnage qui dominait la conversation était une une vielle dame, qui portait un châle rayé et un foulard vert sur ses cheveux blancs. Dans son visage finement ridé, des yeux d’un noir profond brillaient comme deux perles d’obsidienne. Elle transperça du regard les trois étrangers. Son attention s’arrêta sur Ashley et sur la forme gisant entre ses bras. Après avoir fait signe à ses compagnes de rester où elles étaient, elle s’avança vers le normaliste, avec une expression indéchiffrable. Arrivée devant lui, elle esquissa un geste inattendu : avec délicatesse, elle lui ôta ses lunettes. La lumière du jour avait suffisamment baissé pour ne pas blesser ses yeux trop sensibles, même s’il cligna plusieurs fois des paupières avant de pouvoir la supporter.
Elle scruta intensément les prunelles de jade, comme si elle pouvait y lire quelque chose que personne d’autre ne pouvait discerner. Hadria la regarda faire avec stupeur, le comte avec curiosité. Visiblement satisfaite de ce qu’elle y voyait, elle tendit les lunettes à l'Américaine, qui les prit machinalement.
La femme esquissa un léger sourire avant de baisser la tête vers la forme dissimulée. Avec des gestes délicats, elle repoussa la couverture, dégageant le visage paisible de Mair, ou du moins, ce que le bandeau qui cachait toujours ses yeux en laissait paraître. La jeune fille semblait respirer régulièrement.
« Suivez-moi, souffla-t-elle en pivotant sur ses talons, dans un anglais lourdement accentué.
Avec lassitude, le normaliste lui emboîta le pas ; quand Hadria et le comte se joignirent à eux, elle ne les empêcha pas de l'accompagner. La vieille femme les mena vers une petite chaumière un peu à l’écart des autres, dont la porte était restée grande ouverte, dévoilant la lumière dorée des lanternes et du feu qui brûlait dans l’âtre.
L’intérieur était pour le moins rustique ; un sol de terre battue et des poutres encrassées de fumées, des murs chaulés noircis de suie. Les parois disparaissaient pour la plupart derrière des étagères de bois brut couvertes de flacons, sachets, faïences ébréchées… Une table bancale, des tabourets à trois pieds et une paillasse dans un coin en constituaient tout le mobilier. Une fois la famille de Mair et les trois étrangers tassés dans cette pièce unique, il ne restait plus de place pour de nouveaux invités.
Elle fit signe à Ashley de déposer son précieux fardeau sur le lit de fortune. Avec douceur, pour ne pas blesser les excroissances dans son dos, il coucha Mair avant d’ouvrir lentement la couverture et d’exposer la « reine des fées » dans sa tenue arachnéenne.
Au milieu de la forêt souterraine, dans la lumière couleur d'émeraude et l’énergie des courants telluriques, l’apparence même « incomplète » de Mair prenait un aspect magique… Mais dans la pénombre de la chaumière, elle paraissait juste pathétique : amaigrie, le visage creusé, la peau plus grise que verdâtre… Et les ailes embryonnaires semblaient particulièrement horribles, comme des moignons mutilés… Hadria dut se faire violence pour ne pas détourner les yeux.
La mère de la jeune fille s’avança, trébuchant presque dans sa hâte d’arriver auprès d'elle. Hadria avait craint que les effets monstrueux de l’expérience malsaine ne la répugnassent… mais il n’en fut rien. Avec une expression incrédule, la pauvre femme tomba à genoux au chevet de Mair. Sa main usée se leva vers le visage de son enfant, mais elle n’osa y toucher, de peur sans doute de la blesser, tant elle semblait fragile… Hadria en fut bouleversée et dut détourner les yeux face à cette preuve d’amour évident, un amour qui défiait même les circonstances les plus terribles… Elle se sentait comme une étrangère qui assistait à une scène personnelle qu’elle n’aurait jamais dû être présente pour voir. Quelque chose au fond de son cœur se serra douloureusement.
La jeune femme ne conservait que des souvenirs flous de sa propre mère, qui avait quitté la maison quand elle n’avait que cinq ans. D’après son père, elle s’était installée sur la côte Ouest pour des raisons de santé. Mais elle n’était jamais revenue et, au fil des années, Hadria s’était mise à douter. Elle avait d’abord cru que son père lui avait caché son décès, pour la préserver – ce qui expliquait les nouvelles indirectes qu’elle recevait une fois par an. Puis elle avait pensé que sa mère avait quitté son époux pour un autre homme. Dans le cas contraire, il aurait sans nul doute suivi la femme qu’il aimait vers un lieu où elle se sentait mieux… Elle n’avait pas osé aborder ce sujet avec lui de crainte de la blesser.
Jusqu’au jour où en fouillant dans les affaires de Robert Forbes, elle avait retrouvé cette lettre… Qui ne faisait certes qu’insinuer, en termes assez flous pour qu’elle pût encore nourrir des doutes… Mais les pensées désagréables s’accrochaient toujours plus profondément que les plus douces. Datée de quelques semaines après le départ de Victoria Forbes, elle exprimait la crainte de sa mère face à « ce monstre qu’elle avait contribué à créer »… Et les souvenirs étaient revenus en masse.
L’attitude de plus en plus distante de sa génitrice, la façon dont elle avait fini par interdire à Hadria de manipuler ses affaires, de la toucher même… Sa propre mère avait eu peur d’elle… Que ce n’était pas son époux qu’elle avait fui, mais son enfant !
Alors, voir la mère de la jeune fille lui témoigner autant de tendresse, malgré son effrayante condition, suscitait en elle une émotion vaguement teintée d'envie, si intense qu’elle ne put retenir l’eau brûlante qui inonda ses yeux. Elle essuya ses larmes d’un geste vif, espérant que personne ne les avait aperçues… Qui était-elle, pour permettre à ses sentiments personnels d'interférer avec une mission ? Ce n’était ni le lieu ni le moment pour laisser ses propres souvenirs affecter la situation présente !
Elle se demanda ce que devait éprouver Ashley, de son côté ; il avait semblé particulièrement perturbé par le sort de Mair. Certes, qui ne le serait pas ? Mais jamais auparavant elle ne l’avait vu hausser ainsi la voix, à part pour se faire entendre en situation de danger. Il se conduisait en général de façon si réservée…
Le normaliste, qui demeurait soigneusement en retrait, avait détourné les yeux. Quant au comte, il arborait un visage parfaitement neutre, comme s’il évitait de laisser prise à l’émotion, même si elle se lisait dans son regard attentif. Il esquissa un petit sourire réconfortant à l’adresse d’Hadria, interprétant ses larmes comme la réaction d’un cœur sensible à ces retrouvailles poignantes. La résidente de la maison, jusque là focalisée sur Mair, se tourna vers ses « invités » et les observa avec attention, puis déclara d’une voix fortement accentuée :
« La route sera longue… »
Hadria haussa un sourcil, surprise de l’entendre s’adresser à eux, mais le regard sombre et brillant de la villageoise était déjà revenu sur la pauvre enfant encore inerte. Elle posa une main ridée et calleuse sur le front de la jeune fille, puis ôta avec précaution son bandeau. L’Américaine faillit l’arrêter, avant de réaliser que la nuit était tombée au-dehors, et que seules quelques chandelles de suif éclairaient l’intérieur de la modeste bâtisse.
« Vous pensez qu’elle pourra… s’en remettre un jour ? » souffla-t-elle.
Elle s’attendait à ce que la femme l’ignore, mais elle se retourna vers elle et leva un doigt sur ses lèvres fripées avec un mouvement de tête significatif vers la mère et la sœur de Mair. Elle se dirigea vers une étagère, saisit un cruchon et quelques gobelets et leur fit signe de venir s’asseoir. Le comte déclina d’un geste de la tête, avant lancer un coup d’œil vers Hadria et de lui désigner Ashley. À présent qu’ils se trouvaient de nouveau en sécurité, le normaliste somnolait à moitié. La jeune femme le prit doucement par l’épaule :
« Venez, lui souffla-t-elle. Il vaut mieux rester courtois avec notre hôtesse…
— Oui, bien sûr », murmura-t-il.
Il se laissa mener vers l’un des tabourets ; Hadria s’installa à côté de lui, un peu gênée d’avoir attiré l’attention sur elle et ses compagnons. La vieille dame lui adressa un sourire édenté et versa le contenu du cruchon dans deux gobelets, qu’elle posa face à elle et son partenaire. Ashley regarda la boisson d’un air sceptique, avant de déclarer d’une voix hésitante :
« Je suis désolée, j’évite généralement de boire de l’alcool au cours des missions… »
Voire au-dehors, faillit ajouter Hadria, amusée malgré elle. Certes, il n’était pas pour autant abstinent, en particulier au cours des occasions sociales où il ne voulait pas attirer l’attention sur lui en refusant un petit verre…
« Voyez cela comme un remède, répondit la vieille femme dans son mauvais anglais. Vous en avez besoin. Surtout après avoir sacrifié autant de… »
Elle chercha ses mots avant de prononcer quelque chose qui ressemblait « greem biudle… »
Elle haussa un sourcil, mais Ashley semblait avoir parfaitement compris – le contraire l’eût étonnée !
« La force vitale se reconstitue aisément…
— Peut-être… Mais il en est autrement de l’ynni… Surtout quand on ne l’a pas entraîné ! Saviez-vous ce que vous faisiez ? »
Hadria remarqua avec curiosité que son partenaire se renfrognait légèrement.
« Alors, taisez-vous et buvez ! Cela vous fera du bien, que vous le vouliez ou non. Vous, ma belle… »
Elle se tourna vers Hadria avec amusement :
« Veillez sur ce jeune homme avec attention, peut-être viendrez-vous à bout de son entêtement. Nous allons enfin ramener Mair chez elle… »
À ces mots, Ashley semblait reprendre de la vigueur, assez tout au moins pour protester :
« Attendez... Elle n’est pas prête… Nous devons être très attentifs à elle et… »
La vieille femme leva la main pour le couper dans sa tirade :
« Je comprends ce que vous ressentez, murmura-t-elle d’un ton mystérieux. Je sais tout ce qu’il y a à savoir de vous. Certaines choses en ces terres ont des yeux et des oreilles, et d’autres sens aussi. Peut-être que vous les avez croisées… peut-être qu’elles ont lu vos intentions et tout ce qu’il y avait à déchiffrer dans votre cœur et votre âme. Et... peut-être… qu’elles ont décidé que vous seriez celui qui sauverait Mair des ténèbres… »
Le liquide qui giclait dans les gobelets était d’un vert pale, presque phosphorescent, et dégageait une intense odeur aromatique.
« Le nectar des fées, expliqua la vieille femme en gloussant. Les véritables fées, pas ce que peuvent imaginer les poètes de la ville. Aucun d’entre eux ne peut comprendre leur vraie nature… Pas à travers les pages des livres ! Et ce n’est pas là non plus que se trouvent la magie et le savoir le plus important… »
Elle s’assit devant les deux agents de Spiritus Mundi, les observant avec une intensité troublante. Manifestement gêné, Ashley se donna une contenance en goûtant le liquide dans son gobelet. Ne voulant pas demeurer en reste, Hadria trempa les lèvres à son tour dans le nectar. La saveur lui monta directement au nez et à la tête, plus encore que l’alcool relativement léger du breuvage.
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