Hadria arrêta net l’animal et fixa le portail fermé avec une étrange résignation. Elle aurait dû se douter que le destin ne pourrait leur être aussi favorable qu’elle l’avait espéré. Il ne leur restait sans doute qu’à tenter de crocheter le cadenas ; hélas, le plus doué pour cet exercice était Ashley, et il n’avait pas encore récupéré suffisamment de forces pour s’en occuper. Sur un coup de tête, elle tira sur les rênes et fit décrire à la carriole un arc de cercle pour reprendre le chemin par lequel ils étaient arrivés.
Les roues dérapèrent sur le gravier. Le véhicule tangua dangereusement avant de se replacer dans la bonne trajectoire. Accroché au siège, d’Harmont ouvrait des yeux paniqués, mais pas un mot ne lui échappa. Il trouva même la présence d’esprit de se retourner pour vérifier que leurs passagers avaient bien supporté l’incident. Hadria lui lança un regard interrogateur. Le comte força un petit sourire, puis l’encouragea d’un hochement de tête à poursuivre sa route.
En revenant dans la cour, la jeune femme repéra un passage entre le hangar à voitures et une autre dépendance, assez large pour permettre à la carriole de le traverser. Elle y fila aussitôt, mais réalisa rapidement qu’elle avait peut-être été trop optimiste. Les deux côtés du véhicule raclèrent contre les murs, avec un grincement inquiétant. Elle fit claquer les rennes, encourageant le cheval à tirer plus fort pour les sortir de cet entonnoir. Engageant son avant-train, l'animal parvint à les en extirper, même si les rebords perdirent quelques esquilles de bois au passage.
Le passage donnait sur le parc du château, dans une zone qui semblait laissée à l’abandon. La carriole s’élança au milieu des bruyères, cahotant sur les pierres dissimulées sous la végétation rase de la lande. La jeune femme avait envie de fermer les yeux, mais elle se forçait à avancer, même si elle redoutait que les roues se brisassent sur les affleurements rocheux. Quand la course devint trop inconfortable, voire dangereuse, elle n'eut d’autres choix que de revenir en direction des bâtiments : peut-être que la porte principale serait ouverte... mais elle en doutait fort. Cela dit, avant leur intervention, Ralestone n’avait pas eu de raison particulière de prévoir leur fuite…
La voie se fit tout de suite plus praticable, au grand soulagement d’Hadria. Les roues ferrées défonçaient les plates-bandes soigneusement entretenues du parc. Elle regrettait d’infliger de tels ravages, mais au moins Ralestone ne pourrait s’en plaindre, une fois emprisonné pour ses forfaits ! Le cheval gagna l’allée centrale d’une foulée allègre. Même au trot, ses longues enjambées les entraînaient à une vitesse effrayante. La jeune femme éprouva un intense soulagement en voyant en face d’elle le portail grand ouvert.
Elle n’aperçut qu’au dernier moment les gardes à la hauteur des piliers. Elle passa les rênes à d’Harmont, qui les attrapa avec stupéfaction, mais resserra aussitôt sa prise sur les lanières de cuir, puis saisit le pistolet coincé à sa ceinture. Priant pour ne pas être éjectée de la carriole, elle tira dans la direction des hommes de Ralestone, afin de les obliger à se mettre à couvert. Elle n’avait pas la moindre idée du nombre de balles présentes dans le barillet. Même si elle paniquait intérieurement à la perspective de toucher quelqu’un, elle ne pouvait abandonner la lutte pour autant ! Autant que le lui permettaient les cahots, elle s’efforça de viser au-dessus de leur tête. Surpris par le bruit des détonations, le cheval partit au galop, emportant la carriole à une allure plus dangereuse encore.
Ils eurent le temps de passer le portail avant d’entendre des coups de feu claquer derrière eux. Hadria se baissa instinctivement, puis se retourna pour répliquer. Mais après deux balles, seul un cliquetis retentit quand elle appuya sur la détente. Dépitée, elle lança le pistolet à l’arrière et reprit les rênes des mains du comte. Ils avaient enfin quitté Ralestone, c’était l’essentiel…
Elle commençait à se relâcher quand elle aperçut un nouvel obstacle droit devant elle… Une foule de gens approchait face à eux, encombrant tout le chemin. Sur les côtés de la route, le terrain était trop accidenté pour les éviter. Effarée, elle freina brusquement, se levant presque du banc pour gagner en force. Le cheval renâcla, se pointa et finit par retomber lourdement, stoppant enfin sa course infernale. La carriole s’arrêta dans un soubresaut qui faillit éjecter Hadria et d’Harmont. L’animal piétina sur place, les yeux agrandis par la nervosité au point que le blanc de la cornée apparaissait autour de l’iris sombre. Hadria sauta au sol, en dépit de ses jambes tremblantes. Elle flatta l’encolure du cheval pour le calmer, tout en gardant un œil sur la foule qui avançait.
À leurs vêtements modestes, il devait s’agir de villageois des environs. Leur visage fermé et leur regard brillant de colère soulignaient leur résolution. La rumeur qui s’élevait de leurs rangs ne laissait aucun doute : c’était bien de là que venaient les bruits qu’Hadria avait entendus. Peut-être avaient-ils tenté de pénétrer dans l’enceinte du château en empruntant les communs, avant de regagner l’allée principale pour investir les lieux.
Hadria se tourna vers d’Harmont, qui vérifiait que leurs passagers se portaient bien. Il la rassura d’un bref sourire, avant de descendre à son tour, non sans quelques grimaces d’inconfort :
« Eh bien… Ces courses folles ne sont décidément plus de mon âge... haleta-t-il en s’appuyant sur le rebord de la carriole. Mais peut-être devrions-nous nous enquérir auprès de ces braves gens des raisons de leur présence ? »
Un homme trapu aux cheveux sombres s’avança vers eux ; il tenait un fusil de chasse et n’avait visiblement pas envie de plaisanter. Hadria déglutit péniblement, préférant attendre qu’il fît le premier pas.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d’un ton rude, teinté d’un fort accent des Cornouailles.
Malgré sa bouche aussi sèche qu’un vieil os, la jeune Américaine prit son courage à deux mains :
« Je me nomme Hadria Forbes, et voici le comte Alexandre d’Harmont.
— Des étrangers…» maugréa une femme derrière l’épaule du meneur.
Elle soutenait une parente plus âgée, dont le visage parut familier à Hadria. Elle réprima un cri de surprise en réalisant qu’il s’agissait de la mère de leur protégée. Elle s’avança et ouvrait déjà la bouche pour parler, quand une voix l’interrompit :
« Attendez… »
Malgré l’épuisement audible même à travers ce simple mot, quelque chose dans le ton employé arrêta net les villageois. Hadria se retourna pour apercevoir Ashley, qui se laissait glisser non sans peine hors de la carrière. En dépit des cernes qui marquaient son visage, il avait récupéré toute sa résolution :
« A qui avons-nous l’honneur de parler ? » poursuivit-il.
Un peu surpris par cette formulation distinguée, l'homme repoussa sa casquette en arrière et l’examina des pieds à la tête :
« Vous n’êtes pas d’ici, vous…
— Non, en effet.
— Vous faites partie de ces gens que le lord a invités dans sa demeure… »
La haine sourdait dangereusement de ces paroles, mais le normaliste, malgré sa fatigue, conserva toute sa contenance. Ajustant ses lunettes, il déclara d’une voix neutre :
« Nous avons effectivement été invités par Lord Ralestone, mais nous l’avons rencontré pour la première fois en arrivant au château. Nous ne savions rien de lui, si ce n’était son goût pour les légendes anciennes… »
L’homme restait méfiant, mais il commençait malgré tout à se détendre un peu.
« Et pour la demoiselle et le grand-père ? »
Le comte ravala une protestation ; ses traits pincés montraient qu’il appréciait assez peu l’épithète ; mais comme il l’avait prouvé, il restait avant tout un agent de terrain expérimenté et préparé à un vaste panel de situations.
« Il en est de même pour mes compagnons…
— Et vous alliez où comme ça ? »
Le regard d’Hadria se posa sur la mère de Mair. Elle avait vieilli depuis l’époque de ses visions ; des cheveux grisonnants dépassaient de son bonnet. Les larmes semblaient avoir tracé des sillons permanents sur ses joues fanées. Était-elle prête à entendre la vérité ? Comment les villageois réagiraient-ils quand ils se trouveraient confrontés à la transformation de la jeune fille ? Parviendraient-ils à reconnaître dans cette créature déformée l’enfant qu’ils avaient perdue ? Ou, au contraire, la verraient-ils comme une abomination, qui n’avait plus rien à faire parmi eux ? Hadria se sentait mal à l’aise en songeant à la malheureuse qu’ils avaient secourue et qui gisait toujours à l’arrière de la carriole, dissimulée par la couverture.
« Vous étiez chez ce monstre, et vous voudriez qu’on vous fasse confiance ? »
La voix, brisée et désespérée à travers son accent épais, venait de la mère de Mair. La femme qui la soutenait – probablement sa jeune sœur ou sa fille - tenta de la calmer en lui murmurant des paroles apaisantes.
L’homme au fusil fronça les sourcils et dévisagea les trois fugitifs, l’un après l’autre :
« Donnez-nous une seule raison de ne pas vous tirer comme des lapins ici et maintenant. Cela fait des années que ce monstre nous prend nos filles… Jusqu’à présent, nous avons tremblé devant lui… Nous avons craint le mauvais œil… qui nous frappait chaque fois que nous voulions protester… »
À ces mots, le comte d’Harmont dressa l’oreille :
« Le mauvais œil, dites-vous ? »
Il fronça les sourcils, comme s’il réfléchissait activement :
« Bien entendu, murmura-t-il. En détournant les flux à son avantage, Ralestone a sans doute provoqué des déséquilibres dans la région… Il n’est pas étonnant que cela se traduise par des pertes de rendement pour les gens de la contrée… Cet homme doit posséder d’autres revenus que le rapport de ses terres, pour se permettre ainsi de les épuiser !
— Vous semblez en savoir un peu trop ! »
Le canon du fusil pointait dangereusement vers l’aristocrate français, qui ne s’en impressionna guère :
« Parce que c’est mon métier… expliqua-t-il d’une voix calme et un peu didactique. J’étudie ce genre de phénomène. C’est justement la raison de ma venue ici ! Je serai ravi de vous aider si vous me laisser faire, de même que ces deux jeunes gens ici-présents. Je puis vous assurer qu’ils possèdent les meilleures intentions du monde et que le but de leur présence est des plus louables. »
Le regard du villageois passa d’Hadria à Ashley, avant de revenir vers d’Harmont, sans perdre une miette de la méfiance qui le voilait :
« Nous n’avons pas besoin de l’aide d’un mangeur de grenouilles, d’une face de citron et d’une… »
Il hésita sur l’épithète à attribuer à la jeune Américaine ; son accent ne lui semblait sans doute pas familier et il ne pouvait deviner ses origines à sa seule physionomie. Mais les insultes infligées à ses amis – et particulièrement à Ashley – l’avaient mise en rage. Tremblante de colère et de nervosité, elle en oubliait les armes et l'hostilité profonde de la rangée d’hommes et de femmes dressée devant elle. Elle s’avança d’un pas décidé :
« Ceux que vous insultez ont eu la bravoure de faire ce que vous n’avez jamais osé entreprendre ! Ramenez-nous à votre village, et nous vous montrerons pourquoi nous avons risqué notre vie. Mais nous ne le ferons pas ici, si près du château, et certainement pas avec des armes braquées sur nous ! »
Quand elle eut achevé cette tirade, elle s'aperçut qu’elle avait osé prendre à partie une bonne centaine de personnes hostiles ; peut-être sa nature de femme l’avait-elle garantie de réactions plus violentes, mais elle ne nourrissait pas grand espoir d’avoir su les convaincre. Elle éprouva malgré tout une fierté bien réelle. Même si Ashley devait avoir une triste habitude de ce genre d’insultes, elle ressentait un étrange besoin de le protéger. Son attitude dans le sous-sol, face à Ralestone, l’avait troublée. Elle se demandait toujours quelles souffrances terribles il avait dû traverser...
Alors qu’elle s’apprêtait à reprendre la parole, dans l’espoir d’enfin les fléchir, quelqu’un se mit à applaudir, lentement et délibérément. Le rang des villageois s’écarta, pour laisser passer… Standish, qui posa sur Hadria un regard tout à la fois narquois et vaguement admiratif.
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